Au jour le jour

Notre grande volte-face économique

Il y a vingt ans, quand j’ai commencé à écrire, la question de la prospérité générale était de celles qui m’intriguaient le plus. L’Amérique était alors (et je pensais qu’elle le resterait toujours) le grand pays des classes moyennes. Dans le cadre de la société d’abondance perpétuelle, les problèmes de goûts, de gaspillage, de pub’ et d’aliénation étaient – alors et pour toujours – ceux qui importaient le plus. À cette époque, quand je me penchais sur les sujets liés au travail, je les classais instinctivement dans la catégorie des faits bruts et établis une bonne fois pour toutes. Sans même y penser, je classais le mot « travail » dans le vocabulaire historique.

Ce n’est plus une erreur qu’on pourrait faire aujourd’hui, qu’on se penche sur les critères de vote de la classe ouvrière de l’Indiana ou sur les statistiques économiques les plus arides. Nous découvrons que, malgré la vigoureuse croissance économique conséquente dont a joui le pays dans son ensemble, le revenu médian par ménage des adultes en activité a constamment baissé au cours de la première moitié de cette décennie.

Bien sûr, certains individus « non-médians » se sont parfaitement bien débrouillés : en 2005, les 20 % des ménages situés au sommet de la pyramide ont gagné plus, après impôts, que la totalité du reste du pays ; et les 1 % les plus riches ont touché plus que les 40 % du bas de l’échelle. En 2007, le revenu du plus riche gestionnaire de _hedge founds_ approchait la fortune de 3,7 milliards de dollars, attribuée trente ans plus tôt, à J. P. Getty, l’un des hommes les plus riches du monde à l’époque.

En revanche, le salaire horaire réel de la plupart des travailleurs n’a augmenté que de 1 % depuis 1979 alors même que leur productivité s’est accrue de 60 %. En outre, les travailleurs américains font désormais davantage d’heures durant l’année que la plupart de leurs collègues dans la quasi-totalité des économies avancées, Japon compris. Et à moins que vous n’ayez pas ouvert un journal depuis quinze ans, vous êtes au courant du sort qui a été fait à la sécurité sociale et aux plans retraite des travailleurs.

J’avoue être totalement fasciné par la mécanique de cette phénoménale reconfiguration sociale – au même titre que je suis fasciné par les procédés industriels en œuvre dans les abattoirs ou par les stratégies militaires qui ont permis aux petites armées confédérées de remporter des victoires au nom de l’esclavage sur les forces bien plus importantes de l’Union. La manière dont ce grand bouleversement s’est produit est le sujet du dernier livre important de Steven Greenhouse, _The Big Squeeze La Grande Extorsion_ qui est également la source des chiffres que je viens de citer. Outre la délocalisation, la finance offshore et le licenciement à volonté, ce livre nous apprend comment certains dirigeants d’entreprise parviennent à soutirer des heures de travail non payées en usant de tours de passe-passe allant de l’élimination des « pauses-pipi » à l’effacement électronique des heures effectivement travaillées par leurs employés.

Les cas les plus extrêmes sont décrits dans un livre remarquable de John Bowe, intitulé Nobodies [Les Moins que rien], dont le sujet est « le travail esclavagiste dans l’Amérique moderne », une expression que l’auteur utilise de manière absolument non-métaphorique puisqu’il nous raconte comment certains de nos compatriotes ont effectivement contraint certains de ceux qui ne l’étaient pas à travailler pour eux contre leur gré. L’outil par excellence employé par ces patrons est l’esclavage par l’endettement, le plus vieux truc de l’histoire de l’organisation du travail . Leurs victimes sont d’ordinaire des émigrants ou des travailleurs « invités » dont ils ont exploité le travail des champs de tomates de Floride aux usines de textile de Saipan.

Le sentiment que j’éprouve en absorbant tous ces faits bruts me rappelle l’épouvante nauséeuse qui fond sur moi quand je reste trop tard à lire un livre du type « Que serait-il arrivé si… » et où c’est Hitler qui a gagné la Seconde Guerre mondiale. Cela a-t-il réellement pu arriver à mon pays ?

Ça n’est pas seulement « arrivé », ça nous a été _fait_. La différence est très importante et il faut la garder à l’esprit quand on observe la destruction de la société d’abondance. Ce qui s’est abattu sur la classe ouvrière américaine n’est pas un désastre « naturel » comme la mondialisation ni même un genre d’atavisme sociétal qui ferait mystérieusement régresser les pays vers le XIXe siècle. C’est une catastrophe à responsabilité humaine, une conséquence qui découle directement du naufrage de l’État libéral et d’un acharnement concerté contre le syndicalisme.

En d’autres termes, il s’agit d’un désastre politique, avec son cortège de cadeaux fiscaux, d’accords commerciaux, de mesures de dérégulation et autres décrets d’applications, le tout soigneusement conçu pour bénéficier à une partie de la société et laisser l’autre à la traîne. Il faut reconnaître que peu d’électeurs ayant offert ses victoires écrasantes à Ronald Reagan avaient espéré un tel résultat. Ils voulaient assurément que leur pays redresse la tête ; ils voulaient peut-être se débarrasser de ces horribles législateurs ; mais je n’ai pas souvenir qu’un seul conservateur se soit enorgueilli de voir ces vieilles élections (ou celles qui les ont suivies) réduites à un plébiscite en faveur de la ploutocratie.

Alors organisons aujourd’hui un référendum. Au lieu d’aimables conversations sur le « changement » et de beuveries à la brasserie du coin, que nos candidats affrontent la plus importante des questions : « Quel genre de pays allons-nous devenir ? » Une terre de justice ou cette utopie bancaire dans laquelle, dans un élan mystique, la « loi de l’État » ne fait plus qu’un avec les lois supérieures de l’économie. Et que le diable emporte les 80 % qui constituent le peuple d’en bas !

Thomas Frank

Wall Street Journal, 14 mai 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.