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En suivant Rosa Luxemburg (XII) La reproduction du capital social global

L’importance de l’ouvrage de L’Accumulation du capital tient en premier lieu à son ambition tout à fait singulière. En effet, Rosa Luxemburg corrige Marx en revenant sur le problème central de la « reproduction du capital social global » sous sa forme la plus générale : comment le capitalisme peut-il exister et se perpétuer ?

Rosa Luxemburg se place à un niveau plus théorique que d’autres ouvrages de l’époque qui se restreignent à une simple actualisation des théories de Marx[1], mais aussi que les théoriciens de la conjoncture qui prennent le développement à long terme de la structure économique comme donné et ne s’intéressent qu’à ses fluctuations (ce qu’elle appelle parfois le « problème des crises »).

Plus précisément, le problème posé est celui de la réalisation globale : comment les capitalistes réalisent-ils l’intégralité de leur production, c’est-à-dire la vendent au prix escompté, profit inclus ? Le propos de Luxemburg est d’abord exclusivement négatif : après avoir exposé le problème (chapitres 1 à 7) elle cherche à démontrer logiquement l’impossibilité de cette réalisation dans un système capitaliste clos. Elle montre l’insuffisance de la solution de Marx (chapitres 8 et 9), puis, dans la seconde partie, l’insuffisance de toutes celles des économistes qui se sont confrontés au problème, avant Marx mais également après lui et chez ceux qui s’en réclament. Si le problème n’a pas de solution interne au capitalisme, il faut alors, dans la troisième partie, examiner les conditions historiques de l’accumulation, c’est-à-dire la manière dont le capitalisme ne cesse de sortir de lui-même pour aller parasiter les diverses formes non capitalistes de l’activité sociale, ce qui explique d’une part la Weltpolitik contemporaine et signe d’autre part l’historicité fondamentale du capitalisme et donc sa fin inéluctable.

Le marxisme comme théorie de la reproduction sociale

Dans la société exclusivement capitaliste dont traite Le Capital, la reproduction du capital social global signifie la reproduction complète des conditions de production, c’est-à-dire des moyens d’existence de toute la population : au terme du cycle de production (on le suppose unique), la société doit avoir produit de quoi renouveler ses machines[2] et nourrir sa population, ouvriers et capitalistes. Le point de vue social est donc celui des interdépendances matérielles dans lesquelles sont pris les différents producteurs individuels. La première tâche de Luxemburg est d’asseoir la nécessité de ce point de vue social, contre toute approche individualiste du capitalisme qui évacue le problème de son fonctionnement, et notamment, on le verra, des débouchés[3]. Contre cette approche, Luxemburg réinscrit la théorie de Marx dans la tradition macro-économique inaugurée à ses yeux par Quesnay (chapitres 1 à 3). Du point de vue analytique, la grande force de Marx, selon Luxemburg, réside dans le fait d’avoir rendu possible une formalisation de cette reproduction sociale. Puisque l’expression de valeur de toute marchandise se décompose en effet en capital constant (valeur transmise par le capital non humain, machines, etc.), capital variable (qui reproduit la force de travail) et survaleur (valeur supplémentaire produite par les travailleurs et accaparée par les capitalistes), il doit nécessairement en aller de même pour la valeur globale produite par la société au terme d’une période de production. Or, dans la section 3 du Livre II du Capital[4], Marx articule cette décomposition en valeur avec une décomposition, ou « désagrégation » (minimale), en termes de valeurs d’usage : au sein de l’agrégat que constituent toutes les marchandises produites par une société, on peut distinguer — a minima — entre les marchandises servant à la production (machines, matières premières, etc.) et les marchandises servant à la consommation. En remontant des marchandises aux branches qui les produisent, on peut ainsi distinguer deux secteurs de l’économie : le secteur de production des moyens de production (Secteur I) et le secteur de production des moyens de consommation (Secteur II). Marx peut alors introduire ses fameux schémas de reproduction où cette articulation prend une forme numérique :

Secteur I (SI) : 4000 c + 1000 v + 1000 s = 6000 moyens de production

Secteur II (SII) : 2000 c + 500 v + 500 s = 3000 moyens de consommation[5]

Les garanties formelles d’une bonne reproduction sont alors très simples (chapitre 4) : il est nécessaire que le secteur I permette de reproduire la somme des capitaux constants nécessaires en SI et SII, soit ici 4000+2000. Inversement, le secteur II doit pouvoir produire tout ce qui est consommé au cours du cycle, soit le reste des valeurs. Il est aisé de vérifier que les nombres choisis ici respectent ces conditions de la reproduction. Il suffit alors d’introduire dans les schémas la circulation monétaire pour en faire une modélisation complète du circuit économique : des sommes d’argent se retrouvent converties en marchandises de manière séquentielle jusqu’à retrouver les conditions de départ. Autrement dit, les travailleurs achètent avec leurs salaires des marchandises aux capitalistes, qui eux-mêmes achètent de quoi renouveler et entretenir leur stock de capital constant ainsi que des marchandises pour leur propre consommation, ce qui va dans la poche des capitalistes qui paient à nouveau les salaires, etc. Pour peu que les proportions mentionnées plus haut soient respectées, le circuit peut se reproduire à l’infini.

De la reproduction simple à la reproduction élargie

Mais, et c’est là tout le problème, le capitalisme ne saurait en aucun cas être décrit comme un système stationnaire. Bien au contraire, sa dynamique propre est celle de la reproduction élargie, c’est-à-dire d’un accroissement perpétuel de la production (du point de vue de la valeur d’usage) et d’une accumulation indéfinie de capital (du point de vue de la valeur[6]). Or, s’il est très facile de trouver des schémas permettant de formaliser numériquement cette reproduction élargie, son étude va de pair, chez Luxemburg, avec un changement de point de vue : il s’agit, à partir du chapitre 7, de considérer les spécificités plus « concrètes » de l’accumulation proprement capitaliste. En effet, les schémas de reproduction marxiens sont socialement vides : si on accepte le principe de la quantification qui leur donne sens, ils conviennent tout autant à une société socialiste qu’à la société capitaliste. Leur degré de généralité est tel qu’ils ne permettent donc pas de penser à eux seuls la spécificité du mode de production capitaliste[7]. Dans ce dernier, l’accumulation de capital a pour condition de possibilité la réalisation de la survaleur produite (c’est-à-dire la conversion des marchandises en argent), qui pourra alors être capitalisée. Il faut donc qu’existe au sein de la société capitaliste une demande pour les marchandises additionnelles produites. Or, selon Luxemburg, le problème, ainsi posé, est insoluble au niveau du capital social global. Ni les capitalistes, ni les ouvriers ne sauraient réaliser cette valeur excédentaire, les uns parce qu’ils accumulent et ne consomment pas, les autres parce que leurs salaires ne le leur permettent pas. Nous sommes ainsi, d’après Luxemburg, mis face à une énigme : alors même que le capitalisme s’avère incapable de garantir de manière immanente les conditions de sa reproduction élargie, on assiste de fait à une accumulation gigantesque depuis les débuts du mode de production capitaliste. Marx a entrevu le problème, et l’a posé de la manière suivante (chapitre 8) : si la demande solvable doit s’accroître à chaque cycle de production, la quantité totale de monnaie également, mais d’où vient cette monnaie excédentaire ? Mais il s’agit pour Luxemburg de quelque chose de plus profond que les seules sources d’argent, « il s’agit de demande véritable ». Luxemburg oriente alors son enquête vers les prédécesseurs et les successeurs de Marx dans une deuxième partie centrée sur l’histoire de la pensée économique.

Le problème des débouchés : une question mal posée

Dans son « exposé historique du problème », Luxemburg va en effet s’intéresser à trois polémiques successives qui portent toutes sur ce problème des débouchés. Chacune est menée dans un contexte différent — premières crises de surproduction en Angleterre, essor du mouvement ouvrier, développement du capitalisme en Russie — mais leur structure demeure identique. On y trouve opposés deux camps : un premier camp, idéaliste et incarné notamment par Jean-Baptiste Say et Mikhaïl Tugan-Baranowski, nie la dimension intrinsèque de l’instabilité capitaliste. Le second camp, dont le plus éminent représentant est Sismondi, reconnaît et étudie les problèmes de réalisation, mais commet une erreur théorique — placer le problème au niveau des crises ou du développement tardif, et non dans l’essence même du capitalisme[8] — qui se traduit par une erreur politique : chercher à freiner ou corriger le développement du capitalisme, plutôt que de l’abolir de manière révolutionnaire.

Dans un contexte marqué par les premières crises de surproduction, le premier débat oppose Sismondi et Malthus, l’un des premiers théoriciens critiques du capitalisme, à Ricardo et ses vulgarisateurs, Mac Culloch et Say. Sismondi est le premier, selon Luxemburg, à avoir dégagé la contradiction entre la dynamique d’accumulation constitutive du capitalisme et la distribution des revenus que ce même capitalisme conditionne[9]. Contre ces critiques, l’économie politique va peu à peu s’enfoncer dans l’apologie vulgaire du capitalisme, délaissant le problème de l’accumulation et la question du cycle capitaliste pour lui substituer le point de vue de la circulation simple, réduite finalement chez Say à de simples échanges interindividuels qui ne permettent pas de penser d’autres crises que les crises de disproportion nées d’une disharmonie ponctuelle entre les différentes volontés individuelles. Dans cette première polémique, comme dans les suivantes, il s’agit pour Luxemburg de démontrer les erreurs de l’harmonicisme vulgaire mais également de mettre en évidence les limites des critiques du capitalisme qui l’ont précédée en exhibant le sol commun aux différents auteurs engagés dans les polémiques. Ici, par exemple, la discussion est biaisée du fait de l’acceptation par les uns et les autres du dogme de Smith. De plus, le degré d’abstraction de cette controverse conduit selon Luxemburg à ce résultat étrange que Sismondi en arrive à défendre l’impossibilité de l’accumulation tandis que Say aboutit à théoriser l’impossibilité des crises, ce qui dans les deux cas ne correspond nullement aux faits. On comprend mieux, à lire ce qu’écrit ici Luxemburg, la véritable nature de sa démarche : il s’agit de démontrer que toute explication de la dynamique de fait du capitalisme doit partir à la fois de sa nature contradictoire et de son histoire effective, puisque cette dynamique n’est compréhensible qu’à la lumière des rapports que le capitalisme entretient avec les autres modes de production et plus généralement avec les autres formes de l’activité sociale.

La seconde controverse, davantage liée au contexte d’écriture de L’Accumulation du capital, oppose deux ancêtres de l’institutionnalisme allemand, Rodbertus et von Kirchmann, à propos d’un problème de politique économique, puisqu’il s’agit pour eux de mettre fin aux crises dont ils furent les témoins tout au long du XIXe siècle. Les deux économistes sont en effet contemporains des premiers ravages du capitalisme et des débuts du mouvement ouvrier qui les accompagnent, et ils se trouvent ainsi être les premiers représentants du réformisme étatique. Leur point de vue purement pratique conduit à ce que Luxemburg considère comme une « utopie puérile et absurde[10] » visant à limiter artificiellement, par des voies économiques ou juridiques, l’accumulation du capital en la régulant de l’extérieur. Si von Kirchmann prêche le luxe aux capitalistes afin qu’ils épongent, par leur consommation, l’excédent de production, Rodbertus, lui, poursuit en un sens la lignée de Sismondi en prônant une amélioration de la situation des travailleurs : du fait d’une accumulation illimitée, la quote-part des salaires dans le produit global ne cesse de diminuer, ce qui produit périodiquement, au mieux, des crises de réajustement de la structure de production, qui doit s’adapter à une consommation ouvrière sans cesse décroissante. Contre cet état de fait, Rodbertus prône un ajustement des salaires sur la productivité croissante du travail (tandis que c’est l’inverse qui se produit en régime capitaliste, le salaire dépendant de la valeur de la force de travail), c’est-à-dire, pour Luxemburg, une restriction légale du taux d’accumulation, ce qui constitue à ses yeux l’« utopie puérile » mentionnée plus haut.

La troisième controverse, enfin, est sans doute la plus célèbre chez les marxistes puisqu’elle oppose les populistes russes (Vorontsov et Danielson) aux marxistes légaux (Struve, Boulgakov et Tugan-Baranowski). Là encore, l’analyse de Luxemburg est inattendue puisqu’elle prend fait et cause pour les populistes contre les marxistes, en s’en prenant notamment violemment à Tugan-Baranowski. L’enjeu est ici historique : il s’agit de savoir si la Russie et son économie semi-féodale peut voir se développer en son sein un capitalisme conséquent. Contre les populistes, qui nient cette possibilité et défendent, sur cette base, la nécessité de s’appuyer sur les masses paysannes et leurs institutions (à leurs yeux) égalitaires, le marxisme russe s’est affirmé en défendant non seulement la possibilité, mais également la nécessité du développement capitaliste en Russie. Et Luxemburg déroge ici à son principe de ne citer « aucun marxiste vivant[11] » puisque l’un des protagonistes de cette controverse n’est autre que Lénine, qu’elle cite sans pour autant lui consacrer un chapitre à part entière. Le débat porte sur la possibilité pour le capitalisme russe de se doter, de manière endogène, d’un marché intérieur. Les populistes niaient cette possibilité, du fait de la paupérisation engendrée par le développement capitaliste, tandis que les marxistes insistaient sur la marchandisation de l’économie qu’accompagnent le développement capitaliste et la masse de consommateurs que constituent les paysans prolétarisés. Tugan-Baranowski, enfin, qui constitue sans doute l’adversaire le plus redoutable pour Luxemburg et qui fut l’un des premiers à mobiliser les schémas de reproduction du Capital, théorise la possibilité d’une accumulation « pour l’amour de » l’accumulation : la demande de machines viendra stimuler l’accumulation et développer de manière indéterminée et sans limites le secteur I, sans qu’il soit jamais question d’une quelconque consommation finale pour boucler le cycle capitaliste. Tugan-Baranowski a certes montré le caractère improbable d’une telle accumulation ainsi que la régularité de fait des crises de disproportion. Il n’en reste pas moins que sa théorie de la possibilité — même abstraite — du développement capitaliste le mène à une défense éthique de la nécessité du socialisme, perspective dans laquelle Luxemburg voit la mort véritable du marxisme.

La reproduction élargie comme paradoxe

Toute conception qui autoriserait le développement du capitalisme en système clos se voit alors réduite à la théorie désormais discréditée de Tugan-Baranowski sur l’accumulation autoréférentielle (chapitre 25)  : « Qui donc réalise la plus-value toujours croissante ? Le schéma répond : les capitalistes eux-mêmes et eux seuls. Et à quoi emploient-ils leur plus-value croissante ? Le schéma répond : ils l’emploient à élargir de plus en plus leur production. Ces capitalistes seraient donc des fanatiques de l’élargissement de la production pour l’amour de la production », ce qui constitue aux yeux de Luxemburg une absurdité. On saisit alors mieux la différence entre la reproduction simple et la reproduction élargie : dans le premier cas, chaque période était indépendante et la consommation à la fin de la période constituait le débouché de la production de la même période ; mais dans le second cas, les débouchés d’une période sont, indirectement, situés hors de la période en question et font signe vers la période suivante, qui ne peut à son tour se comprendre sans la période qui la suit, sans que cette chaîne puisse trouver de terme[12].

Mais si le problème de la réalisation est insoluble en système clos, l’accumulation doit être replacée « dans son milieu », c’est-à-dire dans son interaction avec les formations non capitalistes qui suppléent à ses contradictions internes (chapitre 26). Le problème théorique de la réalisation est résolu en pratique par l’extorsion violente de valeur dans les sociétés périphériques ou dans la fraction de l’activité économique qui échappe encore au rapport social capitaliste, extorsion qui doit nécessairement accompagner le capitalisme tout au long de son développement : l’accumulation primitive n’est pas préalable au capitalisme, mais l’accompagne et se poursuit à l’échelle mondiale[13].

L’histoire contre la logique

C’est l’analyse de cette interaction géopolitique violente qui occupe les derniers chapitres de l’ouvrage. Ils ont souvent été laissés à l’écart par des commentateurs soucieux avant tout de discuter la validité formelle des thèses luxemburgistes portant sur la réalisation de la survaleur. La forme du discours change en effet brusquement et désormais, pour reprendre l’expression de l’économiste Joan Robinson, l’argumentation « s’écoule en charriant, par son courant, un amas d’exemples historiques, et les idées émergent et sont submergées tour à tour dans un étonnant tourbillon[14] ». Mais malgré ce désordre apparent, deux points doivent être soulignés : d’une part, ces chapitres ont un contenu théorique tout aussi structuré que les précédents, qui consiste dans l’esquisse d’une théorie générale de l’articulation entre les sociétés capitalistes et les autres sociétés ; d’autre part, ce contenu théorique est relativement indépendant du reste de l’ouvrage, notamment parce qu’il ne privilégie pas directement la question des débouchés au sein de la variété de ces rapports d’articulation. C’est l’expression de « métabolisme »[15], reprise par Luxemburg à Marx, qui va permettre de baptiser et de préciser cette théorie : « l’accumulation capitaliste est une sorte de métabolisme entre les modes de production capitaliste et précapitaliste. Sans les formations précapitalistes, l’accumulation ne peut se poursuivre, mais en même temps elle consiste en leur désintégration et leur assimilation. » Le métabolisme dont il s’agit ici est donc d’un type tout particulier : il s’agit d’un métabolisme corrosif, ou destructeur, tel qu’on le trouvait déjà décrit par Marx, sous une forme plus linéaire, dans les premières pages du Manifeste du parti communiste. C’est là une spécificité du capitalisme, comme le montre, selon Luxemburg, le cas de l’Inde : les conquêtes politiques et militaires au fil des siècles « ne touchèrent en rien à la vie sociale interne de la masse paysanne ni à sa structure traditionnelle. […] Puis vinrent les Anglais et le fléau de la civilisation capitaliste réussit à anéantir toute l’organisation sociale du peuple, accomplissant en peu de temps ce que des siècles, ce que l’épée des Nogaïs n’avait pu faire.[16]. » L’Accumulation transpose donc à la géopolitique une thèse du Capital concernant les structures sociales : une fois que le capitalisme s’est soumis un domaine de la vie sociale (subsomption formelle), il a tendance à en bouleverser l’organisation pour le rendre capitaliste (subsomption réelle[17]).

Mais cette thèse reste très indéterminée. Comment fonctionne et évolue cette subsomption corrosive opérée par le capitalisme ? Elle dépend de la formation sociale à laquelle il fait face, et la théorie requiert donc une typologie[18] des modes de production, héritée là encore des cours que Luxemburg donna à l’école du Parti. Le premier mode de production est celui de l’économie naturelle, caractérisé par la liaison organique réciproque entre la terre et les hommes, et entre les hommes entre eux, au sein de communautés. Le second en est déjà très éloigné : il s’agit de l’économie marchande simple, où les différentes unités de production sont bien reliées par l’échange monétaire des marchandises, mais sans les rapports proprement capitalistes, c’est-à-dire le salariat et l’accumulation. La figure historique que prend l’économie marchande simple est celle d’une économie paysanne, où des fermes familiales en grande partie autosuffisantes échangent leurs surplus en fonction de leurs besoins. Le mode de production capitaliste est le dernier, mais il peut lui-même varier selon l’extension des rapports capitalistes au sein du pays concerné. Les sociétés réelles offrent souvent une combinaison spécifique originale, comme la combinaison entre l’économie naturelle et les grands domaines d’État en Algérie, ou l’articulation entre l’économie paysanne des Boers et le travail forcé des Cafres à leur service. Malgré cette complexité de fait, la typologie proposée par Luxemburg lui permet, dans les chapitres 27 à 30, de proposer les linéaments d’une théorie du métabolisme propre à chaque articulation.

Une typologie des métabolismes sociaux

L’économie naturelle, tout d’abord, repose sur la « fixation [Gebundenheit] des moyens de production comme des forces de travail[19] ». Elle forme donc une totalité autonome et la condition de toute articulation avec le capitalisme est la dissolution de ces liens : c’est l’objet du chapitre 27. Cette destruction passe par l’institution de la propriété privée de la terre, comme Luxemburg l’illustre par la description des pratiques coloniales anglaises en Inde et de celles de la France en Algérie. L’administration coloniale influe en ce sens, directement en cherchant à établir partout un cadastre individuel, même là où la gestion est collective, et indirectement par des impôts qui obligent les paysans à hypothéquer leurs terres puis à les vendre. Dans cette première phase, il s’agit simplement de privatiser les différents éléments de la société les uns par rapport aux autres afin qu’ils deviennent des cibles potentielles pour le capitalisme. À partir du moment où les éléments de la totalité sociale sont ainsi dissociés, la terre étant séparée du producteur et les producteurs les uns des autres, ils peuvent en théorie entrer dans la circulation marchande. Et si cette dernière est freinée par des obstacles de nature politique, le capitalisme s’impose par la violence (chapitre 28), comme l’illustrent les guerres de l’opium, exemple archétypal à brandir contre tous ceux qui voudraient assimiler le libre commerce international à un ordre intrinsèquement pacifique. Mais même dans une société intégrée au marché, les cellules de production ne sont pas nécessairement de nature capitaliste, comme le montre le cas de la société marchande simple, ou paysanne. Les rapports capitalistes ont alors tendance à s’imposer en dehors des lois du marché (chapitre 29) : par la violence politique, qui permet aux capitalistes d’obtenir des expropriations, des protections douanières et de ruiner les petits fermiers comme aux États-Unis et au Canada, ou plus brutalement encore par la guerre, à laquelle recourent les capitalistes anglais attirés par le diamant pour s’emparer de la Rhodésie au détriment des paysans boers. Le résultat en est la séparation de l’agriculture et de l’artisanat, et donc la transformation des fermiers en ouvriers agricoles, c’est-à-dire en prolétaires.

Il est remarquable qu’au cours de ces trois phases, la question des débouchés n’ait pas été traitée en soi. En fait, la thèse centrale de l’ouvrage, c’est-à-dire la nécessité pour le capitalisme de chercher à l’extérieur la réalisation de la survaleur non consommée, n’entre en résonance avec la typologie des métabolismes que dans la phase ultime de cette dernière, où Luxemburg analyse le rapport entre le capitalisme mûr et le capitalisme en train de s’établir en périphérie (chapitre 30). C’est d’ailleurs seulement à ce stade que Luxemburg emploie le terme d’impérialisme : celui-ci se manifeste par l’exportation des capitaux du centre vers les nouvelles sociétés capitalistes, directement ou par l’intermédiaire d’emprunts internationaux. Le mécanisme économique est alors le suivant : par l’intermédiaire des prêts internationaux, les capitalistes européens investissent leur argent dans des projets d’infrastructure dans les pays périphériques, par exemple le canal de Suez, ou plus généralement des chemins de fer, des routes, etc. L’endettement qui en résulte pour les États de la périphérie permet aux États du centre d’accroître leur contrôle, par des moyens militaires s’il le faut, et ainsi d’augmenter les impôts portant sur les couches de la population qui vivent encore hors du capitalisme ou même de l’économie marchande. Une partie de leur production est donc confisquée pour être ensuite reversée sous forme monétaire aux capitalistes occidentaux. Cette extorsion de l’impôt auprès des paysans, comme c’est le cas pour les paysans ottomans par exemple, peut alors constituer la contrepartie extracapitaliste de la réalisation de la survaleur excédentaire. Cette phase impérialiste est celle du capitalisme contemporain, et c’est « la phase ultime de [la] carrière historique[20] » du capitalisme. C’est contre elle que Luxemburg a lutté au cours des décennies qui ont précédé, et notamment contre trois de ses manifestations intimement liées entre elles : le protectionnisme, le militarisme et les rivalités entre puissances européennes, qui sont interprétées dans les chapitres 31 et 32, et seront reprises dans sa fameuse Brochure de Junius en 1915.

(À suivre...)

Guillaume Fondu et Ulysse Lojkine

Troisième partie de la préface à L’accumulation du capital, tome V des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg (Agone & Smolny, novembre 2019), p. xxi à xxxiii. Disponible au format ePub.

De Rosa Luxemburg sont parus les quatre premiers tomes des Œuvres complètes (Agone & Smolny) : Introduction à l’économie politique (2009), À l’école du socialisme (2012), Le Socialisme en France (2013), La Brochure de Junius (2014).

À paraître en 2022 aux éditions Agone & Smolny, le premier volume de la Correspondance complète (1891-1909).

Notes
  • 1.

    Cette volonté de théoriser le mécanisme fondamental de la reproduction avant de passer à l’étude de ses différentes déclinaisons historiques distingue le travail de Luxemburg de deux autres études importantes de l’époque sur le phénomène impérialiste. La première est L’Impérialisme de l’Anglais Hobson (1902), qui attribuait l’exportation de marchandises et de capitaux vers les zones moins développées à une sous-consommation intérieure due à une répartition des revenus trop défavorable aux travailleurs (voir notamment partie I, chap. 6). C’est à partir de ce cadre théorique que Lénine élaborera plus tard les thèses de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916). Il faut également mentionner le Capital financier de l’Autrichien Hilferding (1910), grande synthèse d’économie marxiste consacrée au passage du capitalisme manchestérien au capitalisme de monopoles, qui explique l’export des capitaux par le besoin de chercher de nouveaux débouchés dans un cadre protectionniste mis en place par les cartels (voir notamment partie V, chap. 22).

  • 2.

    L’oubli de cette dimension, et la non-prise en compte du capital constant qui en découle, constituent une dimension centrale de l’économie politique classique pour Marx. C’est ce qu’il appelle « le dogme de Smith », selon lequel la production annuelle d’une économie est décomposable en salaires, profits et rentes foncières, soit — en termes marxiens — en capital variable et survaleur (ou plus-value). Luxemburg reprend la critique que fait Marx du dogme de Smith, qui rend impossible toute compréhension véritable de ce qu’est la reproduction du capital social global.

  • 3.

    La question des débouchés se pose, bien sûr, au capitaliste individuel, et c’est une des données élémentaires de l’expérience de tout entrepreneur. Mais elle est alors d’une tout autre nature. En effet, le capitaliste peut vendre sa production à un autre capitaliste. Mais à qui celui-ci vendra-t-il la sienne ? Le point de vue de la totalité sociale est celui où le circuit doit se fermer.

  • 4.

    Karl Marx, Le Capital, Livre II, Paris, Éditions sociales, 1976.

  • 5.

    Les lettres c, v et s représentent respectivement le capital constant, le capital variable et la survaleur (ou plus-value dans la traduction du corps de l’ouvrage).

  • 6.

    On se reportera, pour ce qui est de ces deux points de vue, au chapitre 5 du Livre I du Capital. Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Les Éditions sociales, 2016, p. 175-194.

  • 7.

    C’est à cause de cette trop grande généralité des schémas que Luxemburg les rejette, soulignant à maintes reprises que « l’accumulation ne se poursuit ainsi sans heurts, à l’infini, que parce que le papier se laisse couvrir facilement de formules mathématiques ». La critique la plus radicale de toute démonstration par les schémas se trouve dans l’Anticritique (p. 516). On peut penser ici, avec Henryk Grossmann, que Luxemburg perd de vue le niveau d’abstraction des schémas qui reposent en effet sur des hypothèses très contraignantes, mais prennent tout leur sens au sein de l’itinéraire théorique que constitue Le Capital, dans lequel ils ne sont qu’un moment intermédiaire, situé à la fin du Livre II. [nda]

  • 8.

    En réalité, le reproche fait à Sismondi par Luxemburg est plus ambigu puisqu’elle lui reproche tantôt de ne pas s’être intéressé à la logique intrinsèque du mode de production capitaliste, tantôt d’en rester à une étude purement logique et internaliste de ce dernier. Cependant, on peut trouver cette même ambiguïté chez Sismondi lui-même, qui manque ainsi ce qui constitue la bonne approche du problème pour Luxemburg : le passage de la contradiction interne à sa résolution externe, par le biais de l’impérialisme.

  • 9.

    Lire le chapitre 10 de L’Accumulation du capital, p. 167.

  • 10.

    Lire chap. 17 de L’Accumulation du capital, p. 269.

  • 11.

    Lire Anticritique, §1, p. 493.

  • 12.

    Lire la métaphore du cercle vicieux, chap. 7 de L’Accumulation du capital, p. 117 ; Anticritique, p. 497, et celle du « manège de foire qui tourne à vide », p. 505.

  • 13.

    Lire la fin du chap. 31 de L’Accumulation du capital, p. 474. L’accumulation primitive désigne, chez Marx, l’expropriation des paysans anglais au XVIIe siècle, qui permet à la fois l’enrichissement des grands propriétaires et l’apparition d’une couche prolétarisée disponible pour le travail industriel (Le Capital, livre I, chap. 24).

  • 14.

    . Joan Robinson, « Introduction », in Rosa Luxemburg, The Accumulation of Capital, Londres, Routledge, 2003, p. xxxvii

  • 15.

    Le terme allemand est Stoffwechsel. Il apparaît dans les chapitres 29 (p. 435) et 30 (p. 464) de L’Accumulation du capital.

  • 16.

    Lire chap. 27, p. 385.

  • 17.

    . Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., Section V, chap. 14, p. 491.

  • 18.

    Luxemburg suggère que ces différentes structures se succèdent au cours du temps. Les exemples qu’elle prend, comme ceux des États-Unis et de l’Afrique du Sud (chap. 29) qui ont connu un destin tout à fait spécifique, ne le confirment pas nécessairement. Mais, indépendamment de cette question et de toute théorie des « stades », on peut aussi mobiliser son analyse pour une étude synchronique des rapports qu’entretiennent des modes de production différents et contemporains.

  • 19.

    Lire L’Accumulation du capital, p. 381.

  • 20.

    Lire L’Accumulation du capital, p. 435.