Au jour le jour

Le projet réactionnaire et autoritaire du ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer

« Nous observons, consternés, un système éducatif détourné de ses fondements républicains et de ses valeurs et ne pouvons nous taire. » Une quinzaine de hauts fonctionnaires du ministère de l'Éducation nationale dénoncent une « mise au pas » du ministère qui va des cadres aux enseignants de terrain astreints à suivre des guides pédagogiques. Plus « l'aveuglement scientiste » de Jean-Michel Blanquer, ils démontent les politiques qu'il mène depuis 2017. D'abord sur l'enseignement professionnel, officiellement « réévalué » alors que s'applique en fait un véritable hold up sur l'avenir des jeunes des lycées professionnels à qui on ferme toute perspective de poursuite d'études. Même logique pour les autres lycéens, engagés dans une course perpétuelle à la performance qui élimine les faibles. La « priorité au primaire » proclamée par le ministre est en fait une « priorité aux maternelles privées », que favorise la loi Blanquer.    Il n'est pas certain que nous partagions tous l’enthousiasme de ces hauts fonctionnaires pour  les « valeurs républicaines de l’École » depuis longtemps devenues davantage un slogan qu’une ligne directrice. Mais il ne fait pas de doute qu’une alliance provisoire avec ces cadres intermédiaires du pouvoir de l'État est utile pour faire chuter le gouvernement le plus répressif qu'on ait connu depuis qu’alternent au pouvoir des versions de « gauche » et de droite du néolibéralisme.

Nous, enseignants, formateurs, chercheurs, inspecteurs du premier et second degrés, inspecteurs généraux, directeurs académiques, cadres de l'administration centrale, sommes des témoins privilégiées et informés de la situation actuelle de l'école. Animer des équipes pédagogiques, diriger les services départementaux de l’Éducation nationale, piloter une circonscription, former des enseignants, enseigner les disciplines au programme, réfléchir à comment faire en sorte d'assurer au mieux la réussite de tous les élèves : tel est, depuis tant de temps pour les uns, moins longtemps pour d'autres, notre métier.

Nous ne nous sentons pas partisans, et avons toujours été du côté des réformes quand celles-ci allaient dans le sens de l'amélioration des apprentissages et de l'épanouissement des élèves. L'esprit de chapelle nous est étranger et l'idée d'appartenir à un quelconque parti ou organisation qui nous aurait obligés à nous taire en cas de désaccord ne nous a jamais effleuré. Du reste, certains d'entre nous sont de « droite » et d'autres « de gauche » mais notre loyauté aux valeurs de l’École n’est d'aucun bord, elle est quotidienne. Et nous nous efforçons, au jour le jour, de la défendre et de la faire vivre de notre mieux.

Or aujourd'hui, nous ne pouvons plus nous taire. Au-delà même de la gestion chaotique du Covid 19 dans les écoles, au-delà, dans ce contexte complexe, des propos du ministre contradictoires, évasifs, ou immédiatement infirmés par le Premier ministre, nous considérons que ce serait une faute éthique et politique. Qu'observons-nous bien plus précisément que les journalistes, même les plus aguerris, n'écrivent ?

Nous voyons tout d'abord un immense mensonge

En prétendant construire une « école de la confiance », le ministre instaure un authentique climat de défiance. Dans ce climat aux ordres, le Cabinet ministériel manie contrôles et censures dans un management autoritaire, fondé sur la suspicion, la menace, le verrouillage de toute expression qui ne serait pas « dans la ligne ». Les recteurs et les directeurs académiques convoqués pour une grand messe qui nie leur marge d'autonomie et d'expertise. Ces procédés sont inédits, jamais vus à ce niveau dans l’École de la République ; les cadres que nous sommes les constatons, et les déplorons, soucieux que nous demeurons de ne pas confondre loyauté et soumission, conscience professionnelle et obéissance aveugle.

Les cadres que nous sommes y voient se déployer sans retenue, un double discours permanent, nourrissant une rhétorique d'une duplicité chronique : cela passe par l'affirmation d'une priorité accordée au primaire, notamment dans la politique dite des fondamentaux et du dédoublement des classes (GS, CP et CE1), mais dans le même temps une relégation d'autres mesures parmi les plus efficaces (comme « plus de maîtres que de classes) au profit de dispositifs dont aucune étude ne permet à ce jour de mesurer l'efficacité réelle sur les apprentissages des élèves.

Le seul juge de paix étant le ressenti du ministre disant que tout va mieux là où aucun indicateur fiable ne peut le confirmer. L'affichage d'un discours sur l'« excellence » en voie professionnelle est brandie alors que, dans le même temps, s'opère une dilution de la voie professionnelle publique sous statut scolaire en vue d'une disparition progressive du lycée professionnel mis en concurrence avec des organismes de formation privés et l'apprentissage. En voie générale des lycées, la réforme du Bac a montré son impréparation et aussi le fait que les élèves les mieux dotés socialement seraient, là encore, les plus à l'aise.

Mise au pas

Ce n'est pas seulement la liberté pédagogique des enseignants qui est mise à mal, mais aussi la liberté de pensée d'une Institution toute entière mise au pas. La liste serait longue, à la Prévert (mais malheureusement moins réjouissante) :  des enseignants à qui l'on distribue des « guides », au mépris de leur expertise, des inspecteurs du premier degré que l'on veut caporaliser, dont on réduit les missions à des fonctions de contrôle, des inspecteurs du second degré sommés de relayer des injonctions paradoxales et de nier la réalité des difficultés de mise en œuvre sur le terrain, une Inspection générale de plus en plus technocratisée, réduite au contrôle et dépossédée de sa fonction d'expertise, des chercheurs en sciences de l'éducation, en sciences humaines et sociales que l'on stigmatise, ostracise, voire excommunie du débat d'idées inhérent à tout système éducatif dans un État de droit, des instances d'évaluation que l'on met au pas, voire que l'on remplace pour que le Ministre ne puisse disposer que des évaluations abondant dans le sens des réformes du ministère.

Ce sont encore des fonctionnaires et hauts-fonctionnaires purement et simplement dépossédés de leurs dossiers d'expertise au profit de technocrates plus soucieux de leur intérêt de carrière à court terme que de la qualité du service rendu compte tenu, au choix, de leur inexpérience ou de leur incompétence. Ou d'autres encore qui sans conscience ou par idéologie, peuvent enfin donner libre cours à leur autoritarisme spontané.

Quant aux enseignants du premier degré, ils sont renvoyés à un statut de simple exécutants, suspendus à des préconisations d'une neuroscience devenue toute puissante et intolérante aux autres sciences de l'éducation. Des inspecteurs territoriaux deviennent contraints de surveiller et obligés de se faire, eux-mêmes et à leur corps défendant, des exécutants aux ordres, malgré leur ressentiment, malgré parfois leur honte – une phrase revient souvent dans toutes les académies, à presque tous les postes, sans que le Cabinet n'en ait cure : « Jusqu'où pourrons-nous nous regarder dans la glace le matin nous avons l'impression de nous renier nous-mêmes ? » Les agents publics sont amenés à faire passer les réformes venues d'en haut, au mépris même de leur autonomie et de leur conceptions éducatives. 

Scientisme

Nous observons également un aveuglement scientiste : dès son arrivée rue de Grenelle, Jean-Michel Blanquer a voulu donner une caution scientifique, pour colorer de modernité ce qui ne relève que de mesures idéologiques marquées dans les faits du sceau d'une pensée conservatrice et néolibérale sommaire. L'installation, sous la houlette directe du ministère et au détriment d'instances existantes d'évaluation du système scolaire, du Conseil scientifique de l’Éducation nationale en témoigne. Ici ne règne qu'une vision de la recherche cognitive, sans la didactique, sans les sciences de l'éducation, ni la sociologie de l'école. « Tout se joue dans le cerveau », dit le ministre. Vive l'imagerie du cerveau ! À bas les 100 ans de recherches pluridisciplinaires sur l'école !

La communication ministérielle est formelle, en laissant croire que la simple « remédiation »  technique, fondée sur des procédures et des protocoles, sur du « pilotage par les preuves » suite à des tests de positionnement pourra vaincre la difficulté scolaire. Les neurosciences (et encore, une école particulière) sont érigées au rang de nouvelle doctrine pédagogique au détriment du savoir-faire des enseignants et des personnels d'encadrement de terrain ; elles se substituent ainsi à la compréhension des enjeux culturels, sociaux et cognitifs des apprentissages scolaires.

Le numérique éducatif, alpha et oméga de la pensée pédagogique actuelle, sert de cheval de Troie pour infiltrer les pratiques pédagogiques et offrir l'échec scolaire en marché aux éditeurs numériques et opérateurs privés. Les annonces récentes de Jean-Michel Blanquer au moment du déconfinement sur l'importance future de l'enseignement à distance vont bien dans ce sens. L'invasion des soft skills issues de l'idéologie néolibérale, reprenant les théories béhavioristes les plus éculées, contaminent le champ éducatif comme nouveau modèle de compétences centré sur l'individu au détriment des valeurs du collectif. Un détournement des thématiques de la personnalisation, de l'individualisation vient achever le travail en faisant porter sur les individus et non plus sur le collectif et les choix politiques la réussite des personnes ou de leur propre échec dans le système. 

Un projet réactionnaire

Nous contemplons aussi, atterrés au quotidien, des mesures dites « pour la justice sociale » qui ne font qu'augmenter les inégalités sociales devant l'École.

En voie générale, sous le prétexte de l'exigence et du rehaussement du niveau, le ministre rétablit une culture élitiste qui trie, hiérarchise et sélectionne les élèves, mettant en place la compétition de tous et l'élimination des plus faibles au fur et à mesure du cursus scolaire. La réforme du Bac soumet les familles à une carte des enseignements de spécialités créant des inégalités territoriales de fait. Les E3C [épreuves de contrôle continu] soumettent à une pression certificative permanente les élèves et leurs enseignants ; dénoncées par les chefs d'établissement et par une note interne de l'Inspection générale, perturbées dans plusieurs établissements, générant anxiété des élèves, pression permanente de tous et difficultés de mise en œuvre, ces épreuves ne servent que des logiques évaluatives au détriment des logiques de formation.

En voie professionnelle, alors qu'une large part du projet de démocratisation de l’École a reposé sur l'accès de ces élèves à l'enseignement supérieur, les bacheliers professionnels ont été dépossédés en silence des disciplines de l'enseignement général par une baisse drastique des horaires, ce qui leur interdit désormais tout projet de poursuites d'études. Cette saignée horaire des disciplines générales en lycée professionnel, dénoncée par les enseignants comme on crie dans le désert, attente aussi à un enseignement émancipateur, levier majeur de l'intégration des élèves issus des milieux populaires. Cette politique consiste, de fait, à séparer les lycées professionnels du paysage scolaire français en les arrimant au monde de l'entreprise et à une vision surannée et irréelle de l'apprentissage.

Dans le primaire et au collège, la liste est longue  encore des entorses à notre pacte républicain autour de l’École : une priorisation accordée à la maternelle privée (avec l'obligation scolaire à 3 ans) quand les maternelles publiques manquent de moyens ; une instrumentalisation de la thématique de l'échec scolaire pour rogner sur les moyens attribués à l’éducation prioritaire (dont le nom même s'efface du portail internet du ministère) ; l'abandon de la dimension pédagogique de l’éducation prioritaire se faisant, au profit du thème, politiquement fort, de la ruralité. Nous dénonçons, en tant qu'acteurs de terrain et pilotes de ces réseaux, le détricotage progressif de cette politique œuvrant depuis des années à comprendre et à agir sur les difficultés des élèves les plus éloignés de l’École.

Éducation à la citoyenneté et laïcité dévoyés

Pour aggraver encore le constat, le ministre a choisi une mise en scène d'un  traitement la laïcité scolaire en nommant un « conseil des sages » composé de membres dont certains sont très nerveux sur ces questions sensibles, contribuant ainsi à une irresponsable hystérisation du débat médiatique sur l'islam. Ce principe de laïcité scolaire, auquel nous tenons tant, se dit parfois au mépris de la loi, par le ministre lui-même. À ce titre, l'instrumentalisation de la laïcité à des fins politiques, est heureusement contrôlée par les acteurs de terrain que nous sommes et… le Premier ministre lui-même au sujet des mamans accompagnatrices. Une instrumentalisation qui s'étend aussi aux questions liées aux banlieues, et au mépris des travaux existants. Mais il est vrai qu'il s'agit souvent de travaux sociologiques que le ministre renvoie, d'une formule de slogan, à des bourdieuseries sans intérêt et fausses.

Pourtant, Jean-Michel Blanquer se voulait offensif sur la question de la citoyenneté : n'a-t-il pas annoncé l’ajout d'un « Respecter autrui » au tryptique républicain « Liberté, égalité, fraternité » ? Il s'agit là encore de l'énonciation d'une formule dont, nous, acteurs de terrain situés à tous les échelons de l'Institution, pouvons certifier du fait qu'aucune action ne vient appuyer cette intention, réduite à une formule d'affichage réservée à la communication médiatique ministérielle. Le Conseil supérieur des programmes a consciencieusement vidé de sa substance pédagogique l'enseignement moral et civique (EMC) par un ajustement de ces programmes deux ans à peine après sa mise en place. Verrouillage, contrôle et reprise en main sont là aussi à l'ordre du jour. De même, rien ne vient favoriser les formations d'enseignants sur ce « respecter autrui » dont l'exemple le plus net est la formation statutaire des enseignants du premier degré qui, cantonnés aux « fondamentaux » que seraient le français et les mathématiques, évacue tous les domaines de la culture (tant scientifique, humaniste, artistique, historique que géographique). La formation statutaire des cadres suit le même chemin dans un institut, l'IH2EF, dévolu désormais uniquement à la passation des consignes ministérielles. Le ministère ferait bien d'initier dans ses logiques quotidiennes ce « respecter autrui » si absent de ses propres fonctionnements, comme un rapport de l'Inspection générale vient de le pointer, notamment au sujet de l'organisation interne de la rue de Grenelle et de la Direction générale de l'enseignement scolaire en particulier.

Nous, cadres de l’Éducation nationale, confondus par la situation faite à l’École de la République, ne pouvons nous résoudre à cet état de fait et prenons la responsabilité d'écrire ici pour, qu'au moins, nous puissions nous regarder en face et nous dire que nous avons prévenu du tournant qu'avait pris l’École.

Car au-delà de telle ou telle mesure, c'est bien la philosophie d'ensemble qui vient heurter nos valeurs. La culture ministérielle actuelle est éloignée, de fait, de la culture professionnelle enseignante et de terrain. Le ministre entend aujourd'hui piloter de façon autoritaire des réformes sans construire l'adhésion des enseignants et sans prendre en compte l'expertise des personnels d'encadrement. Symptomatiquement, la loi « pour l'école de la confiance » couvre de facto une politique de la défiance inédite à l'égard du pédagogique.

Le plus grave est là. Nous observons, consternés, un système éducatif détourné de ses fondements républicains et de ses valeurs et ne pouvons nous taire. Le terrifiant verrouillage en cours du débat démocratique sur les enjeux et les finalités d'une École pour tous ne se fera pas avec notre contribution car nous ne voulons pas, nous, enseignants, formateurs, chercheurs, inspecteurs du premier et second degrés, inspecteurs généraux, directeurs académiques, cadres de l'administration centrale, trahir l’École de la République et ses idéaux.

Groupe Grenelle

Cette tribune est initialement parue sur le site du Café pédagogique le 14 mai 2020.

Sur ces thèmes, aux éditions Agone : — Les Pédagogies critiques (sous la direction de Laurence De Cock & Irène Pereira, en coédition avec la Fondation Copernic, 2019) La Fabrique scolaire de l’histoire (sous la direction de Laurence De Cock, 2017)