Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XVIII) Ignorance et mensonges

Difficile à chasser du politique, le mensonge ne fait jamais autant de dégâts que lorsqu’il s’appuie sur l’ignorance. C'est en négligeant de lutter contre le premier et de corriger le second que, pour Orwell, la gauche et la démocratie reculent.

Un certain nombre de documents concernant la Birmanie et la campagne militaire qui s’y déroule m’ont été remis par l’Association Inde-Birmanie, regrettant à juste titre que l’information disponible sur la Birmanie soit si extraordinairement pauvre. Cette organisation non officielle représentent les communautés européennes vivant dans ces deux pays et favorable à une politique « modérée » fondée sur les propositions de Cripps [1].

Non seulement l’opinion publique ne s’intéresse absolument pas à la Birmanie, malgré son importance évidente à bien des égards, mais les autorités n’ont même pas été capables d’éditer une brochure intéressante susceptible d’informer les gens sur les problèmes que rencontre ce pays et sur les liens qu’ils ont avec les nôtres.

Depuis 1942, les articles parus dans la presse sur la guerre en Birmanie sont invariablement dépourvus de tout contenu informatif, notamment du point de vue politique. Dès le début de l’invasion japonaise, les journaux et la BBC ont pris le parti de désigner systématiquement tous les habitants de Birmanie sous le nom de « Birmans », et ils ont même appliqué ce terme aux peuples tout à fait différents et à demi sauvages de l’extrême nord du pays.

Non seulement c’est aussi approprié que d’appeler « Italien » un Suédois mais cela masque en outre le fait que, si les Japonais ont trouvé un soutien chez les Birmans proprement dits, les minorités sont très largement pro-britanniques. Quand on capture des prisonniers, dans la campagne militaire qui est en cours, les journaux ne précisent jamais si ce sont des Japonais ou des partisans indiens et birmans – c’est pourtant un point d’une très grande importance.

La quasi-totalité des livres qui ont été publiés sur les combats de 1942sont mensongers. Je sais de quoi je parle puisque je les ai presque tous recensés dans la presse. Ils ont été écrits soit par des journalistes américains qui ignorent tout du contexte et manifestent de sérieux préjugés antibritanniques, soit par des fonctionnaires britanniques sur la défensive et soucieux de dissimuler tout ce qui pourrait nous discréditer.

En réalité, les militaires et fonctionnaires britanniques se sont vu reprocher bien des choses dont ils n’étaient pas responsables, et le regard que portent les gens de gauche sur la campagne en Birmanie est presque aussi tendancieux que celui des Blimps [2]. Tous ces problèmes viennent de ce qu’il n’existe aucun effort officiel pour publier la vérité. Or, à ma connaissance, il existe des manuscrits qui fournissent des informations dignes de foi mais qui, pour des raisons commerciales, ne trouvent pas d’éditeur. […]

Si le papier et l’argent ne sont pas disponibles pour de tels ouvrages – des ouvrages qui peut-être mettent quelques pieds dans le plat mais qui seraient un moyen de contrer les mensonges des sympathisants des forces de l’Axe –, le gouvernement ne doit pas s’étonner que l’opinion publique ne sache rien de la Birmanie et s’en moque complètement. Et ce qui est vrai pour la Birmanie l’est également pour quantité d’autres sujets importants mais négligés.

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La semaine dernière, j’ai reçu une copie d’un communiqué sur l’avenir de la Birmanie, produit par la Burma Association, une organisation à laquelle appartiennent la plupart des Birmans résidant dans notre pays. Je ne suis pas certain de savoir à quel point cette organisation est représentative, mais elle exprime sans doute les désirs d’une majorité de Birmans qui s’intéressent à la politique. Pour des raisons que je vais tenter d’expliquer présentement, le communiqué qui vient d’être produit est un document important.

Pour le résumer aussi brièvement que possible, il formule les demandes suivantes : (I) une amnistie pour les Birmans qui ont collaboré avec les Japonais pendant l’occupation ; (II) une déclaration du gouvernement britannique fixant précisément à quelle date la Birmanie obtiendra le statut de dominion. Dans un délai, si possible, de moins de six ans. Le peuple birman devrait entre-temps convoquer une assemblée constituante ; (III) pas d’intérim d’« administration directe » ; (IV) une plus grande partie du développement de la Birmanie accordée à sa population ; (V) une déclaration sans équivoque du gouvernement britannique concernant ses intentions au sujet de la Birmanie

Ce qui est particulièrement frappant, dans ces demandes, c’est leur modération. Aucun parti politique teinté de nationalisme ou espérant être suivi par les masses ne pouvait vraiment demander moins. Mais pourquoi ces gens-là mettent-ils la barre aussi bas ? Je crois bien qu’on peut deviner deux raisons.

Pour commencer, l’expérience de l’occupation japonaise a sans doute rendu le statut de dominion plus attrayant qu’il ne semblait l’être il y a trois ans. Mais – bien plus important – s’ils demandent si peu, c’est sans doute parce qu’ils s’attendent à ce qu’on leur en offre encore moins. Et je peux me douter qu’ils ont raison.

En fait, de ces très modestes suggestions énumérées plus haut, seule la première a des chances d’être appliquée. Le gouvernement n’a jamais fait de déclaration précise au sujet de l’avenir de la Birmanie, mais des rumeurs persistantes ont couru, selon lesquelles, une fois les Japonais chassés du pays, il y aurait un retour à l’administration directe, qui est un nom poli pour une dictature militaire.

Et que se passe-t-il, politiquement, en Birmanie en ce moment ? Nous n’en savons tout simplement rien : nulle part je n’ai vu dans un journal, quel qu’il soit, un seul mot sur la façon dont les territoires reconquis sont administrés. Afin de comprendre cela, il faut jeter un coup d’œil sur une carte de la Birmanie. Il y a un an, la Birmanie à proprement parler était aux mains des Japonais et les Alliés se battaient dans des régions sauvages très peu peuplées où vivent des tribus assez primitives qu’on n’a jamais beaucoup dérangées et qui sont traditionnellement probritanniques. À présent, ils pénètrent au cœur de la Birmanie et quelques villes assez importantes, des centres d’administration, sont tombées entre leurs mains. Plusieurs millions de Birmans se retrouvent une fois de plus sous le drapeau britannique. Et pourtant on ne nous dit rien du type d’administration qui est mis en place. Est-il surprenant que tous les Birmans qui réfléchissent un peu craignent le pire ?

Il est d’une importance vitale que le public britannique s’intéresse, si possible, à ce qui se passe. Nos yeux sont fixés sur l’Europe ; nous oublions qu’à l’autre bout du monde il y a toute une série de pays qui attendent d’être libérés et qui, dans la plupart des cas, attendent quelque chose d’un peu mieux qu’un simple changement de conquérants. La Birmanie sera sans doute le premier territoire britannique reconquis, et ce sera un test : un test plus important que la Grèce ou la Belgique, non seulement parce qu’il s’agit de populations plus nombreuses mais parce qu’il s’agira d’une responsabilité presque uniquement britannique. Ce sera un terrible désastre si, du fait de l’apathie et de l’ignorance, nous permettons à Churchill, Amery [3] et compagnie de faire passer une solution réactionnaire qui nous fera perdre à jamais la bonne volonté du peuple birman.

Pendant un ou deux ans après le départ des Japonais, la Birmanie sera d’humeur réceptive et plus probritannique qu’elle ne l’a été au cours des douze dernières années ; ce sera alors le moment de faire un geste généreux. Je ne sais pas si le statut de dominion est vraiment le meilleur possible. Mais si la partie politiquement consciente de la Birmanie demande le statut de dominion, il serait monstrueux de laisser les tories le lui refuser parce qu’ils veulent à tout prix revenir au passé. Et il faut qu’une date soit fixée, une date pas trop lointaine.

Que ces gens restent à l’intérieur du British Commonwealth ou pas, ce qui importe à long terme est que nous ayons leur amitié – et nous pouvons l’obtenir si nous ne les trahissons pas dans un moment de crise. Lorsque viendra le moment de fixer l’avenir de la Birmanie, les Birmans qui réfléchissent ne se tourneront pas vers Churchill. C’est nous qu’ils regarderont, le mouvement travailliste, afin de voir s’il y a la moindre vérité dans nos discours sur la démocratie, l’autodétermination, l’égalité raciale, et tout le reste.

J’ignore si nous aurons la possibilité d’obliger le gouvernement à une solution correcte ; mais je sais que nous nous porterons tort irrémédiablement si nous ne produisons pas au moins un vacarme semblable à celui que nous avons créé au sujet de la Grèce.

George Orwell

Extraits des trente-neuvième et cinquante-neuvième chroniques « À ma guise », parues dans Tribune les 25 août et 16 février 1945 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 229-232 et 335-338).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    Les « propositions » dont parle ici Orwell ont été rédigées pendant la mission de sir Stafford Cripps en Inde en 1942. Elles suggéraient d’accorder à l’Inde une autodétermination substantielle et le statut de dominion au sein de l’Empire britannique, tout en laissant à la Grande-Bretagne la responsabilité de la politique étrangère et de la défense du continent. Ces propositions furent sabordées par l’hostilité conjointe de Churchill, pour qui elles allaient trop loin, et des nationalistes indiens, qui les jugèrent insuffisantes. [nde]

  • 2.

    Blimp est un personnage créé par le caricaturiste politique de gauche David Low (1879-1963). Dans la description d’Orwell, c’est un « colonel en demi-solde avec son cou de taureau et sa minuscule cervelle de dinosaure » ; il symbolise « la classe moyenne de tradition militaire et impérialiste ». Rappelons qu’Orwell est né dans une famille de fonctionnaires de l’Empire britannique et a choisi dans sa jeunesse la carrière d’officier de la police coloniale en Birmanie. [nde]

  • 3.

    Colonialiste et impérialiste convaincu, Leo Amery fut, de 1940 à 1945, secrétaire d’État tory pour l’Inde et la Birmanie. [nde]