Au jour le jour

Un journalisme de classes moyennes (I)

Les personnels chargés de faire fonctionner les trois institutions majeures de notre système social que sont l’École, la Presse et le Parlement ont généralement bonne conscience de faire ce qu’ils font comme ils le font et protestent en toute occasion de leur indépendance et de leur impartialité dans l’accomplissement de leur tâche.

S’agissant des médias d’information et des journalistes, on peut se demander « quel crédit accorder à toutes ces protestations d’indépendance et d’impartialité quand elles proviennent de journalistes qui, dans leur grande majorité, font fonctionner avec zèle un système médiatique d’information dont ils trouvent normal qu’il soit tombé à peu près entièrement aux mains de grandes entreprises capitalistes et qui, du fait même de leur recrutement social, de leur formation et de leurs conditions de travail, sont prédisposés à véhiculer aveuglément le nouvel “esprit” du capitalisme, son apologie de la force, du fric et de la frime, transfigurée en culte de l’“efficacité”, de la “créativité”, de la “souplesse”, etc. ? Quelle confiance peut-on faire à une corporation dont la caste dirigeante, spéculant tantôt sur l’inculture, tantôt sur la précarité matérielle et statutaire de la masse de ses subordonnés, a transformé les rédactions de la presse, tant écrite qu’audiovisuelle, à quelques rares et courageuses exceptions près, en officines de propagande et de publicité du néolibéralisme, de ses pompes et de ses œuvres ? [1]»

Si je reproduis ces propos ce n est pas pour le plaisir de l’autocitation mais par simple commodité : parce que ce court paragraphe résume en quelques lignes les principales critiques de fond qu’on peut adresser au journalisme, critiques qui ont été si abondamment développées que certaines sont presque devenues des lieux communs, au moins aux yeux du public le plus attentif à ces questions. Tant de choses ont été déjà exprimées, et des plus pertinentes, qu’on peut avoir le sentiment que la messe est dite. Mais peut-être est-il encore utile d’insister sur certains aspects de la réalité ou certaines dimensions des problèmes quelle pose.

L'information comme marchandise et comme propagande

Il convient, pour commencer, de rappeler (car cela a son importance)que le monde journalistique lui- même a contribué au développement de cette critique du journalisme. Lorsque j’ai entrepris de m’intéresser, pour mon enseignement, aux pratiques journalistiques, j’ai pu constater que certaines des critiques les plus saignantes du travail journalistique, on les trouvait encore sous la plume de journalistes qui étaient indignés ou écœurés par les évolutions des médias de presse. Il s’agissait presque exclusivement de journalistes de la presse écrite qui s’effrayaient de voir que l’explosion d’un audiovisuel commercialisé, gavé de « pub » et soumis à la tyrannie de l’audimat, entraînait l’ensemble de la presse dans des dérives détestables. Cette critique interne était relativement facile à analyser. Elle s’inscrivait dans la logique de la distinction ou, si l’on préfère, dans la structure des oppositions constitutives du champ journalistique : celui-ci présentait encore une séparation relativement étanche entre le sous-univers de la presse écrite, qui conservait un peu du prestige de la tradition lettrée et un parfum d’intellectualité, et le sous-univers de l’audiovisuel dont l’outrance de nouveau riche n’était pas encore devenue hégémonique.

Aujourd’hui, c’est chose faite : l’évolution a suivi son cours en dépit de toutes les critiques. À l’exception de quelques poches de résistance, la presse française (et sans doute européenne dans son ensemble)est presque totalement passée sous la coupe des puissances financières et industrielles. En effet, les entreprises de presse sont désormais des entreprises commerciales parmi d’autres, appartenant à de grands groupes dont les actionnaires investissent non seulement dans l’armement mais aussi dans l’information, la communication et le cinéma comme ils investissent dans le bâtiment, l’automobile ou l’électroménager, à la même condition fondamentale et sine qua non: que la marchandise produite, usinée et formatée pour un marché de masse, se fabrique au moindre coût possible, donc le plus rapidement possible et par le moins de salariés possible, pour rapporter un profit maximum dans le plus court terme.

À quoi il faut ajouter une précision d’importance : à savoir que la mainmise des grands groupes capitalistes sur la presse ne répond pas seulement à des motivations mercantiles mais obéit aussi à la nécessité pour les dominants d’orienter l’opinion et de contrôler au plus près les dispositifs qui concourent au maintien de l’ordre symbolique, tout particulièrement dans des sociétés qui se réclament de la démocratie, c’est-à-dire où chaque citoyen a en principe droit de regard sur la conduite des affaires et où il faut par conséquent compter avec l’opinion.

Il faudrait évidemment être très naïf pour s’étonner d’une telle évolution. La logique économique libérale étant ce quelle est, elle ne peut pas ne pas étendre indéfiniment le règne de la marchandise et corrélativement la soumission à l’argent. Il appartient aux membres de la société considérée de décider s’il y a, sur le plan de la vie collective comme sur celui de l’existence individuelle, des choses qu’il importe de ne pas transformer en marchandises, des choses qui ne sont pas à vendre, et il leur appartient, à eux-mêmes ou à leurs représentants, de mettre en œuvre la politique d’une telle philosophie.

Mais précisément, c’est là que le bât blesse : si à une certaine époque on pouvait espérer, non sans optimisme, voir au moins la presse écrite opposer une résistance à l’emprise grandissante du libéralisme économique, il a fallu bientôt déchanter. Non seulement la corporation journalistique, en dehors de courageuses minorités, n’a pas opposé de résistance à la transformation des entreprises de presse en entreprises commerciales, mais bien au contraire elle s’en est faite dans l’ensemble le promoteur actif. Au nom des valeurs et des impératifs de modernité qui, depuis un quart de siècle, servent officiellement d’alibi avouable à l’entreprise de démolition systématique de toutes les structures du monde social qui pourraient contrecarrer le mouvement de la mondialisation économique.

On voit le résultat aujourd’hui. Les critiques rituellement adressées à la presse dite « de caniveau » pourraient laisser croire que le reste de la presse se situe à un niveau plus relevé. Malheureusement ce n’est pas le cas. Toute la presse d’information, y compris écrite, a été, à des degrés divers, progressivement contaminée par le virus « tabloïd », tout simplement parce que c’est en visant au plus bas qu’on rassemble le plus de lecteurs et d’auditeurs, c’est-à-dire les meilleures cibles publicitaires, en excitant le voyeurisme par l’exhibitionnisme et réciproquement.

Dégradation du journalisme d'information

La dégradation du travail journalistique est un phénomène à peu près généralisé. C’est bien dans l’ensemble des rédactions qu’on se livre, oralement et par écrit, au massacre de la langue française, transformée, sous prétexte d’efficacité, en une variété de pidgin dont la misère lexicale s’allie à l’infirmité syntaxique. C’est aussi dans la plupart des rédactions qu’on a pris l’habitude de recopier à longueur de journée des dépêches AFP ; de pomper du publi-rédactionnel à jet continu dans les dossiers de presse généreusement distribués par les cellules de communication ministérielles, municipales et autres ; de confondre l’actualité avec les différents agendas institutionnels ; de réduire la politique aux stratégies opportunistes des politiciens, à la mise en scène de leurs « duels » et à leurs fausses confidences intéressées.

C’est encore dans la plupart des rédactions qu’il est désormais de règle de parler avec assurance de livres qu’on n’a pas lus et de films qu’on n’a pas regardés, d’ouvrir des dossiers qu’on n’a pas préparés, et c’est dans la plupart des rédactions qu’on voit le journalisme à sensation et à émotion l’emporter sur le journalisme d’investigation et de réflexion parce que la règle dominante, pour ne pas dire exclusive, du journalisme, c’est de faire vite, toujours plus vite, quitte à bâcler ou bidonner sans scrupule un reportage, car le temps presse et que chaque minute gagnée sur l’info se revend très cher aux annonceurs et que c’est ça désormais la raison d’être du travail journalistique, du moins celui des petites mains de l’information : vendre du papier et vendre du temps d’antenne.

On m’excusera d’avoir passé au galop la revue, non exhaustive, des errements du journalisme d’information actuel. Tout cela est archiconnu, a été dit et redit depuis des années, y compris par certains journalistes, sans que ces critiques d’ailleurs aient entraîné la moindre amélioration. Autant chercher à arrêter un rouleau compresseur avec la main. On peut dire au contraire que les choses se sont aggravées au fil des années, ce qui n’empêche pas la profession d’emboucher en toute occasion la trompette de l’autocélébration.

Dire que la dégradation du journalisme d’information est liée à la mainmise des puissances financières sur les entreprises de presse n’est qu’une demi-vérité. L’autre moitié de la vérité, moins volontiers exprimée, c’est que cette transformation s’est opérée avec le concours enthousiaste des journalistes eux-mêmes. Pour être plus précis, avec l’adhésion active de la caste dirigeante, qui fonctionne en symbiose avec l’establishmentéconomico-politique, et avec l’adhésion, passive pour le moins, ou la soumission conformiste de la masse des exécutants qui, pour des raisons depuis longtemps mises en évidence et touchant à l’âge, au type et au niveau de la formation initiale, aux méthodes de recrutement, aux modalités de la formation professionnelle et, encore plus fondamentalement selon moi, à l’origine sociale, constitue une main-d’œuvre docile et corvéable que même l’absence de considération de la part de l’encadrement et la précarisation galopante ne réussissent pas à mobiliser pour se battre, alors même que ses sujets de mécontentement sont nombreux.

La profession journalistique est probablement aujourd’hui l’une de celles où cet indispensable ingrédient de la vie sociale qu’est l’amor fati,l’amour de son destin social et la capacité de faire de nécessité vertu, est le plus aveuglant et le plus anesthésiant.

Cette adhésion ne serait sans doute pas aussi forte si le journalisme n’était pas l’une des voies d’accès à des positions de pouvoir parmi les moins coûteuses à emprunter pour les membres des classes moyennes.

En effet, à investissement scolaire et universitaire égal, le rendement social d’un diplôme de niveau bac plus trois en moyenne est incomparablement plus important dans le journalisme que dans l’enseignement par exemple, où avec une licence on peut espérer avoir un poste d’instituteur de village et avec un CAPES être envoyé au casse- pipe dans un collège à problèmes. Le (ou la) jeune journaliste, même doté(e) d’un bagage culturel peu encombrant, est néanmoins assuré(e) de bénéficier d’un statut socialement gratifiant du seul fait de son appartenance à une corporation qui détient collectivement le monopole du contrôle de l’accès aux moyens d’expression publique, c’est-à-dire, dans une société où, plus que jamais, être socialement c’est être perçu, une sorte de droit de vie et de mort symbolique sur l’ensemble de ses concitoyens, droit exercé d’ailleurs de façon faussement impartiale et réellement léonine, au bénéfice des groupes et des individus dont les déclarations et les agissements sont les plus compatibles avec la préservation du consensus général.

Bien sûr, les jeunes journalistes qui débarquent dans une rédaction peuvent, à titre personnel, avoir une position extrêmement fragile, voire extrêmement pénible, comme ils finissent d’ailleurs par le découvrir plus ou moins rapidement. Mais, en tant que membres du collectif professionnel, ils partagent un pouvoir qui est en concurrence et en connivence à la fois avec les autres grands pouvoirs qui gouvernent l’ensemble de la société sur les plans économique, politique et culturel. Dans ces conditions, on comprend que le journalisme exerce une puissante attraction sur les familles de la petite bourgeoisie qui ont presque réussi à faire de cette profession une sorte de chasse gardée pour leurs enfants.

En fait, si les familles étaient suffisamment renseignées sur l’état du marché de l’emploi journalistique, elles se montreraient sans doute plus circonspectes dans leurs stratégies de placement. Comme cela se produit souvent lorsqu’un titre connaît une inflation rapide – doublée en l’occurrence d’une féminisation accentuée –, on assiste à un déphasage croissant entre le titre et le poste.

Il y a de plus en plus de jeunes diplômés des écoles de journalisme, et corollairement une proportion de plus en plus grande – et inquiétante – de journalistes précaires, pigistes ou en CDD, dont l’existence quotidienne tourne souvent à la galère, au point que beaucoup finissent par abandonner le métier ou sombrer dans la déprime. Ces derniers ne sont pas les plus nombreux (pour les raisons que j’indiquais il y a un instant), mais on rencontre toujours davantage de jeunes journalistes qui ont fini par baisser les bras, accablés et vaincus par une adversité dont ils ne soupçonnaient pas le poids.

Je ne poserai pas la question de savoir si quelqu’un a lu ou entendu dans les médias des enquêtes sur ce sujet. Les accidents du travail ne sont pas considérés dans les rédactions comme un sujet très vendeur, et les éclopés du travail journalistique encore moins que les autres. On peut parler, sans forcer les termes, de l’existence à l’heure actuelle d’un processus de prolétarisation rampante, touchant une fraction grandissante de la corporation, du fait du recours systématique du patronat de presse au travail précaire. À quoi il faut ajouter que la gestion des carrières est à peu près entièrement livrée au bon plaisir des grands et des petits chefs et que, si les perspectives de carrière sont prometteuses au départ, les carrières réelles tiennent rarement ces promesses. Mais la brillante vitrine du journalisme, avec ses stars narcissiques qui s’entre-congratulent et s’entre-déchirent à longueur de temps, masque la précarité et l’insécurité de l’arrière-boutique et continue à séduire le chaland.

L'organisation du champ journalistique

Bien évidemment, le pouvoir journalistique n’est pas uniformément distribué entre tous les membres de la corporation. Il est pour l’essentiel concentré entre les mains de quelques groupes privilégiés de cadres supérieurs du journalisme qui fonctionnent en réseaux et qui constituent une sorte d’oligarchie limitée mais omniprésente dans les grands médias d’information générale et de grande notoriété où ils trustent les postes de confiance et d’autorité et se renvoient les uns aux autres l’ascenseur  2.

Cette aristocratie, qui pratique volontiers le népotisme et le copinage et qui ne cesse de travailler à sa propre gloire, se meut bien au-dessus de la piétaille qui peuple les rédactions. Ce sont ces grands et petits seigneurs apanagés qui sont les principaux auxiliaires de l’asservissement des médias aux intérêts des grands investisseurs. Ils sont parvenus aux postes de commandement qu’ils occupent parce que ce sont « de grands professionnels », comme on les appelle par euphémisme, c’est-à-dire précisément parce qu’ils ont su faire la démonstration qu’ils avaient le talent ou la docilité nécessaires pour travailler à faire une information telle que, sur toute question importante qui vienne à se poser, sur tout événement qui vienne à se produire, l’opinion publique soit orientée, dans la mesure du possible, vers des prises de position sinon toujours favorables aux thèses officielles, du moins compatibles en dernière analyse avec la défense et la reproduction de l’ordre établi.

Les effectifs de cette caste dominante sont très limités, ils se comptent en dizaines et se recrutent par cooptation dans la fraction des cadres du journalisme qui représente environ le tiers d’une corporation dépassant actuellement les trente mille personnes. La puissance de cette minorité dirigeante est inversement proportionnelle à son petit nombre. Elle repose non seulement sur sa réputation, plus ou moins autoproclamée, de constituer l’élite de la profession mais aussi sur le fait quelle occupe les postes les plus en vue, dans les médias les plus prestigieux, et enfin et peut-être surtout sur ses contacts permanents, étroits jusqu’à l’inceste, avec le pouvoir économique et politique. C’est cette aristocratie du journalisme d’information générale qui concentre entre ses mains le pouvoir journalistique proprement dit, la puissance de feu médiatique ; et c’est pour cette raison fondamentale qu’on pense à elle dès qu’il est question de journalisme et d’information, même s’il est injuste en toute rigueur d’oublier les milliers de journalistes qui travaillent avec et pour elle.

Entre, d’une part, ces journalistes qui sont en quelque sorte les officiers d’état-major de la presse et, d’autre part, les fantassins de deuxième classe à statut précaire, il y a place pour toute une hiérarchie de fonctions et de postes plus ou moins gratifiants, qui se sont d’ailleurs multipliés et diversifiés à mesure du développement des médias de presse au cours des dernières décennies. Mais cette hétérogénéité des compétences et cette inégalité des attributions et des prérogatives ne doivent pas masquer l’existence d’intérêts communs qui concourent à maintenir une mentalité étroitement corporatiste dans la profession malgré son éclatement statutaire.

En vérité – et c’est là un aspect des choses qui passe trop souvent inaperçu, peut-être parce que pour l’apercevoir il faut avoir l’œil sociologique –, le champ journalistique, dans son état actuel d’explosion morphologique et d’implosion structurelle, fonctionne dans deux logiques distinctes, qui combinent leurs effets destructeurs. En premier lieu, conformément à son principe d’autonomie, il s’est développé en amassant un capital spécifique considérable, capital symbolique bien sûr, mais avec une composante lucrative non négligeable pour sa fraction la plus privilégiée. Ainsi, les moyens finissant par se substituer aux fins, comme cela est arrivé, dans l’histoire, à bien des champs sociaux (religieux, politiques et autres), la fin principalede l’activité déployée dans le champ a cessé d’être la production de l’information (en réponse à un besoin social de la collectivité)pour devenir la conquête de ce capital journalistique spécifique, et par conséquent la reproduction du champ lui-même, c’est-à-dire plus précisément la reproduction des structures de pouvoir qui le constituent et des rapports de domination quelles sous-tendent.

Dans cette perspective, la fin qui s’impose, de façon irrésistible et obsessionnelle, à l’activité journalistique, ce n’est pas de produire la meilleure information possible mais de (pour s’exprimer à la façon triviale des journalistes eux-mêmes) « baiser la gueule à TF1 » ou à tout autre concurrent direct. À la limite, et en forçant à peine le trait, on pourrait dire que le champ journalistique actuel est devenu un espace de jeu social déréalisé, factice, une sorte de vaste théâtre, avec ses premiers rôles et ses seconds couteaux, ses pères nobles, ses jeunes premiers, ses ingénues et ses soubrettes, où se déploient des stratégies de pouvoir obéissant à des règles et visant des enjeux ni plus ni moins arbitraires que ceux du football ou de la danse classique, et qui produit accessoirement, presque accidentellement et à la marge, un sous-produit symbolique quil est convenu d’appeler de l’information. De même que la fin essentielle de l’activité politicienne tend à devenir toujours davantage la reproduction de la classe politique, de même le but essentiel du champ journalistique, celui qui focalise toutes les énergies du champ, intentionnelles et plus encore non intentionnelles, c’est le journalisme lui-même en tant que force sociale autosuffisante, c’est la reproduction et si possible le renforcement de son espace de jeu spécifique, avec ses structures propres, ses règles, ses rites, ses carrières, ses profits, sa puissance, bref son État dans l’État, en concurrence avec les autres États dans l’État qui essaient, chacun pour son compte, de peser sur le fonctionnement de l’État.

Mais si, en se développant conformément à son principe d’autonomie, le champ est devenu à lui-même sa propre fin, il s’est aussi, d’autre part, en se commercialisant à outrance, en acceptant la marchandisation de l’information, soumis à une logique économique implacable qui entraîne que la concurrence entre les entreprises de presse, au lieu de les tirer vers le haut, aboutit à un nivellement de la qualité par le bas. Au lieu de rivaliser dans l’excellence, ce qui coûterait plus cher en temps, en argent et en énergie, on rivalise dans le vite fait, l’approximatif, le recyclé, le rentable à peu de frais.

Des apprentis journalistes du CFJ (la grande école de journalisme de Paris) m’ont rapporté que, lorsque l’un d’eux s’étonne de faire aussi peu d’enquêtes dignes de ce nom, un responsable lui répond : « Tu comprends, des enquêtes, c’est très rare dans la profession. » Autant dire que la démission journalistique en matière d’information est devenue un fait accepté dans le milieu professionnel.

Ce qui entraîne un autre effet pervers : celui de privilégier dans la compétition interne du champ, qui a pour but la conquête du capital spécifique d’autorité et des postes lucratifs, les journalistes de l’espèce des gestionnaires, ceux qui plaisent aux actionnaires dont ils parlent le langage, au détriment de ceux qui, plus intellectuels, voudraient continuer à faire du bon journalisme et à qui on refuse les moyens de le faire. C’est la raison pour laquelle la quasi-totalité des postes de direction de la presse écrite et audiovisuelle, à quelques exceptions près, est aujourd’hui aux mains d’une génération de journalistes-managers qui ont épousé étroitement l’idéologie entrepreneuriale, moderniste et néolibérale, et qui rêvent de voir un jour leurs entreprises cotées en Bourse.

Mais la présence de ces hommes et de ces femmes-liges aux postes de commandement n’autorise pas à conclure qu’ils sont les seuls artisans de l’abaissement de la presse d’information. Ce serait faire bon marché de la collaboration efficace qu’ils reçoivent de leurs subordonnés.

(À suivre…)

Alain Accardo

Première partie d’une conférence donnée en février 2002 au département « Information et communication » de l’université de Liège ; version revue pour publication in Pascal Durand (dir.) Médias et Censure. Figures de l'orthodoxie, université de Liège, 2004 (rééd. Engagements. Chroniques et autres textes. 2000-2010, Agone, p. 87-119)

Du même auteur, dernier livre paru, Le Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2020) ; et disponible au format ePub, Pour une socioanalyse du journalisme (Agone, 2020)

Notes