Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (IX) Qu’est-ce que le fascisme ?

De toutes les questions de notre époque qui demeurent sans réponse, la plus importante est peut-être : « Qu’est-ce que le fascisme ? »

Un institut de sondage américain a récemment posé cette question à une centaine de personnes et obtenu des réponses allant de « C’est la démocratie parfaite » à « C’est le mal absolu ». Chez nous, si on demande à un individu ordinaire qui réfléchit un peu de définir le fascisme, il répondra généralement en désignant les régimes allemand et italien. Mais cela reste très insatisfaisant, car même les principaux États fascistes diffèrent grandement les uns des autres dans leur organisation comme dans leur idéologie.

Il est difficile, par exemple, de faire entrer dans le même cadre l’Allemagne et le Japon, et c’est plus difficile encore avec certains petits États qu’on peut qualifier de fascistes. On admet généralement, par exemple, que le fascisme est, par nature, belliqueux, qu’il se développe dans une atmosphère d’hystérie guerrière et ne peut régler ses problèmes économiques que par les préparatifs de guerre ou des conquêtes. Pourtant, ce n’est manifestement pas le cas du Portugal, ni des diverses dictatures sud-américaines. Il y a aussi l’antisémitisme, qui est censé être une des marques distinctives du fascisme ; mais certains mouvements fascistes ne sont pas antisémites.

Les controverses savantes, dont les revues américaines se font l’écho depuis des années, n’ont même pas permis de déterminer si le fascisme est ou non une forme du capitalisme. Pourtant, quand nous appliquons le terme « fascisme » à l’Allemagne, au Japon ou à l’Italie de Mussolini, nous savons à peu près ce que nous entendons par là.

C’est en politique intérieure que ce mot a perdu toute trace de signification. Une lecture attentive de la presse montre qu’il n’y pratiquement pas une seule catégorie d’individus (en tout cas, pas un seul parti politique ou groupement constitué) qui n’ait été qualifiée de fasciste durant ces dix dernières années. Je ne parle pas ici de l’usage oral du mot « fasciste ». Je parle de ce que j’ai lu dans des textes. J’ai vu les expressions « sympathisant fasciste », « de tendance fasciste » ou « fasciste » (tout court) appliquées avec le plus grand sérieux aux catégories d’individus suivantes.

Les conservateurs. Tous les conservateurs, partisans ou non de la politique d’apaisement [1], sont tenus pour subjectivement pro-fascistes. La domination britannique en Inde et dans les colonies est censée ne pas se distinguer du nazisme. Les organisations qu’on pourrait dire de type patriotique et traditionaliste sont étiquetées comme « crypto-fascistes » ou « fascisantes ». Parmi elles, les boyscouts, la police métropolitaine, le MI5 et la Légion britannique [2]. La phrase-clé est : « Les public schools sont les pépinières du fascisme. »

Les socialistes. Les avocats du capitalisme à l’ancienne affirment que socialisme et fascisme sont une seule et même chose. Certains journalistes catholiques soutiennent que les socialistes ont été les principaux collaborateurs dans les pays occupés par les nazis. La même accusation a été lancée, mais d’un point de vue différent, par le parti communiste dans ses phases d’ultra-gauche. Entre 1930 et 1935, le Daily Worker [3] qualifiait généralement le parti travailliste de « travaillo-fasciste ». Cette accusation a été reprise par d’autres extrémistes de gauche, comme les anarchistes par exemple. Certains nationalistes indiens considèrent les syndicats britanniques comme des organisations fascistes.

Les communistes. Une école de pensée très importante (représentée entre autres par Rauschning, Peter Drucker, James Burnham et F.A. Voigt [4]) rejette toute distinction entre les régimes nazi et soviétique ; elle soutient que fascistes et communistes ont sensiblement les mêmes objectifs, voire que ce sont, dans une certaine mesure, les mêmes individus. Les éditoriaux du Times (d’avant guerre) qualifiaient l’URSS de « pays fasciste ». D’un point de vue différent encore, c’est un jugement auquel anarchistes et trotskistes font écho.

Les trotskistes. Les communistes accusent les trotskistes proprement dits (c’est-à-dire les membres de l’organisation de Trotski) d’être une organisation cryptofasciste à la solde des nazis. Cette idée était très largement répandue à gauche pendant la période du Front populaire. Dans leurs phases d’ultra-droite, les communistes ont tendance à porter la même accusation contre tous les mouvements situés sur leur gauche : le Common Wealth ou le parti travailliste indépendant (ILP [5]), par exemple.

Les catholiques. En dehors de ses propres rangs, l’Église catholique est presque universellement considérée comme pro-fasciste, aussi bien objectivement que subjectivement.

Les opposants à la guerre. Les pacifistes et tous les opposants à la guerre sont fréquemment accusés non seulement de faire le jeu des forces de l’Axe mais même d’avoir des sympathies fascistes.

Les partisans de la guerre. Les opposants à la guerre fondent habituellement leur argumentation sur l’idée que l’impérialisme britannique est pire que le nazisme, et ils tendent à appliquer le terme « fasciste » à quiconque souhaite une victoire militaire. Les partisans de la Convention du peuple [6] en sont presque venus à prétendre que vouloir résister à une invasion nazie était un symptôme de sympathies fascistes. Dès sa création, la Home Guard [7] fut dénoncée comme une organisation fasciste. En outre, toute la gauche a tendance à mettre militarisme et fascisme dans le même sac. Les simples soldats dotés d’une conscience politique traitent presque systématiquement leurs supérieurs de « fascisants » ou de « fascistes-nés ». Les manœuvres, astiquer ses chaussures, saluer les officiers sont des activités considérées comme menant tout droit au fascisme. Avant la guerre, s’engager dans les territoriaux [8] était tenu pour un signe de penchants fascistes. La conscription et l’armée de métier sont toutes deux dénoncées comme des phénomènes fascistes.

Les nationalistes. Le nationalisme est universellement considéré comme fasciste par nature, mais cela ne s’applique qu’aux mouvements nationalistes qu’on réprouve. Les nationalismes arabe, polonais, finlandais, le parti indien du Congrès, la Ligue musulmane, le sionisme et l’IRA sont tous qualifiés de fascistes, mais jamais par les mêmes personnes.

Comme on le voit, le mot « fascisme » ainsi utilisé est presque totalement dénué de sens. Dans la conversation, bien entendu, on l’emploie de façon encore plus extravagante que par écrit. Je l’ai entendu appliqué aux fermiers, aux commerçants, au Social Credit [9], aux châtiments corporels, à la chasse au renard, aux courses de taureaux, au Comité de 1922 [10], au Comité de 1941, à Kipling, à Gandhi, à Tchang Kaï-chek, à l’homosexualité, aux émissions de Priestley [11], aux auberges de jeunesse, à l’astrologie, aux femmes, aux chiens et que sais-je encore.

Pourtant, ensevelie sous toute cette confusion, gît bien une certaine signification. Premièrement, il est clair qu’il y a de très grandes différences, pour la plupart faciles à repérer bien que difficiles à formuler, entre les régimes dits fascistes et les régimes dits démocratiques.

Deuxièmement, si « fasciste » signifie « qui a des sympathies pour Hitler », certaines des accusations dont je viens de dresser la liste sont manifestement beaucoup plus justifiées que d’autres.

Troisièmement, même ceux qui lancent le mot « fasciste » à tous les vents lui attachent au minimum une signification émotionnelle. Par « fascisme », ils entendent grosso modo quelque chose de cruel, sans scrupules, arrogant, obscurantiste, antilibéral et anti-classe ouvrière.

À l’exception du petit noyau des sympathisants fascistes, la quasi-totalité des Anglais accepteraient « brutal » pour synonyme de « fasciste ». C’est approximativement la meilleure définition qu’on puisse donner de ce mot dont on a tant abusé.

Mais le fascisme est aussi un système politique et économique. Pourquoi, dès lors, ne réussissons-nous pas à en avoir une définition précise et acceptée par tous ? Hélas, nous n’y parviendrons pas, du moins pour le moment. Il serait trop long d’expliquer pourquoi, mais, sur le fond, c’est parce qu’il est impossible de définir le fascisme de façon satisfaisante sans admettre certaines choses que ni les fascistes eux-mêmes, ni les conservateurs ni les socialistes quelle que soit leur couleur ne sont prêts à admettre. Tout ce qu’on peut faire pour l’instant, c’est user du mot avec une certaine circonspection et non, comme on le fait généralement, le ravaler au rang d’injure.

George Orwell

Dix-septième chronique « À ma guise », parue dans Tribunele 24 mars 1944(trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 116-122).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes (de la rédaction)

Notes
  • 1.

    Menée notamment par le Premier ministre Neville Chamberlain entre 1933 et 1939, la politique d’apaisement (appeasement) à l’égard de Hitler consistait en réalité à céder devant ses exigences. Elle est symbolisée par les accords de Munich en septembre 1938.

  • 2.

    Plus communément désignée par le lieu de son quartier général, Scotland Yard, la police métropolitaine est la force territoriale de police responsable du Grand Londres. Le MI5 (Military Intelligence 5) est le service de renseignement responsable de la sécurité intérieure du Royaume-Uni et du contre-espionnage. La Légion britannique est l’organisme d’aide sociale des forces armées.

  • 3.

    De sa fondation en 1930 à son intégration dans leMorning Star en 1966, le  Daily Worker fut le quotidien du parti communiste de Grande-Bretagne. Le gouvernement l’interdit pour défaitisme entre le 29 janvier 1941 et le 8 septembre 1942. En 1948, il tirait à 100 000 exemplaires. Bien qu’on pût y trouver parfois de bons articles scientifiques et des recensions de qualité, c’était aux yeux d’Orwell « davantage une feuille de propagande qu’un journal ».

  • 4.

    D’abord conservateur,Hermann Rauschning (1887-1982) se rallia un temps au parti nazi avant de rompre avec lui et de fuir l’Allemagne en 1936. Ses livres, Hitler m’a dit (1939) et La Révolution du nihilisme (1940), sont parmi les premiers témoignages critiques écrits de l’intérieur sur le IIIe Reich. Orwell tenait sa réflexion sur le totalitarisme pour importante, comme celles de Silone, Borkenau et Koestler. L’authenticité de ses rencontres avec Hitler et des propos qu’il place dans sa bouche est aujourd’hui très contestée. Mais de nombreux historiens continuent d’estimer qu’il s’agit d’une source utile, Rauschning ayant rassemblé et compilé diverses déclarations et écrits du Führer. Journaliste, polémiste puis théoricien du management, Peter Drucker est l’auteur de The End of the Economic Man : The Origins of Totalitarianism (1939), livre qui, même s’il se trompe dans les détails, présente l’intérêt d’avoir prédit l’alliance entre l’Allemagne et la Russie. Journaliste, F. A. Voigt fut l’un des rares représentants de la presse libérale ou de gauche à s’opposer à la politique d’apaisement. Son livre sur la crise des années 1930, Unto Caesar (1938) anticipait l’antitotalitarisme des années 1950, qui insistait sur les similitudes entre fascisme et stalinisme. Philosophe américain né à Chicago, élève de John Dewey, professeur à l’université de Columbia, James Burnham (1905-1987) s’affilia au mouvement trotskiste américain dès 1933 et devint responsable de sa revue théorique New International. En janvier 1938, à la création du Socialist Workers Party (SWP), le parti trotskiste américain, il devint membre de son comité politique. En 1940, il s'éloigne du trotskisme et engage alors une analyse critique du marxisme : socialisme et capitalisme sont dépassés par le développement et la complexité croissante de l’économie mondiale, désormais aux mains des managers. La pensée de Burnham a incontestablement influencé Orwell, bien qu’il devînt, à mesure que Burnham évoluait vers la droite, de plus en plus critique à son égard (John Newsinger, La Politique selon Orwell, Agone, 2006, p. 217-223).

  • 5.

    Fondé en 1893 par le syndicaliste James Keir Hardie, l'Independent Labour Party comptait 50 000 membres en 1895. Il participa, en 1906, à la création du Labour Party, le parti travailliste. Pendant des années, il fournit des militants et des parlementaires au Labour mais avait ses propres congrès et une ligne politique autonome. Son socialisme égalitaire reposait largement sur une sorte d’évangélisme sécularisé. Pendant la Première Guerre mondiale, l’ILP fut pacifiste (à la différence du Labour). Dans les années 1920, il se montra très critique à l’égard des gouvernements travaillistes (1924, puis 1927-1931), dont il jugeait la politique beaucoup trop timide. En 1932, il se désaffilia du Labour ; et très vite, les effectifs du parti fondirent, ses militants rejoignant le Labour, le parti communiste ou des groupes trotskistes. Trente-cinq membres de l’ILP allèrent combattre en Espagne dans la milice du POUM, mais c’est à un parti en rapide déclin qu’Orwell adhéra en juin 1938. Il le quitta dès l’année suivante par opposition à son pacifisme.

  • 6.

    La People’s Convention était une organisation de masse du parti communiste de Grande-Bretagne. Elle fut mise sur pied lors d’une conférence qui réunit deux mille délégués à Londres, le 12 janvier 1941, appelant à la « paix entre les peuples » et à l’« amitié avec l’Union soviétique », alors alliée à l’Allemagne selon les clauses du pacte germano-soviétique d’août 1939. L’orientation de cette conférence était implicitement défaitiste.

  • 7.

    En mai 1940, le ministre de la Guerre Antony Eden lança à la BBC un appel à tous les hommes non mobilisés pour qu’ils s’engagent dans les Local Defence Volunteers (Volontaires pour la défense locale) afin d’être prêts à repousser un éventuel débarquement allemand. Un mois plus tard, devenue la Home Guard, cette milice comptait un million et demi de volontaires. Orwell y participa très activement dans l’espoir que s’y réaliserait la fusion du patriotisme et du socialisme révolutionnaire.

  • 8.

    Force de réserve de l’armée de terre britannique, composée de volontaires.

  • 9.

    Mouvement créé dans les années 1920 par le major Douglas, le Social Credit reposait sur l’idée que la question sociale peut être résolue par une réorganisation du système financier et monétaire.

  • 10.

    Le Comité de 1922 regroupe tous les parlementaires tories. Groupe d’hommes politiques et d’intellectuels présidé par J.B. Priestley, le Comité de 1941 avait pour objectif une réorganisation efficace et rationnelle de l’économie pour soutenir l’effort de guerre, mais aussi dans la perspective de l’après-guerre. La plupart de ses membres entrèrent en 1942 dans le parti du Common Wealth (Parti du bien commun, qui se réclamait d’un socialisme utopique et éthique plutôt austère, prônait une vaste planification pour augmenter l’efficacité de l’effort de guerre et réclamait des nationalisations, des réformes constitutionnelles et une plus grande honnêteté en politique).

  • 11.

    Romancier populaire et prolifique, J . B. Priestley (1894-1984) s’adressa aux Anglais au cours d’émissions de radio hebdomadaires pour les appeler à l’unité et à la détermination dans la lutte contre Hitler afin de construire un pays plus démocratique et plus égalitaire.