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Pertes et profits du XXe siècle (V) Quand l’URSS sauva la mise de la démocratie libérale

Pour Eric Hobsbawm, rappelle Serge Halimi dans sa préface à L’Ère des extrêmes, « le  “monde libre” aurait tort de trop célébrer la fin de l’“Empire du Mal”, car l’Union soviétique lui a sauvé la mise à deux reprises. Une première fois en écrasant la majorité des troupes nazies sur le front de l’Est ; une seconde en le contraignant à réfréner sa propre voracité ».

Soucieux de rappeler à ses lecteurs que, « pour 80 % de l’humanité, le Moyen Âge s’est arrêté subitement dans les années 1950 », Hobsbawm en donne, à Valence, à Palerme et au Pérou, des exemples tirés de ses observations personnelles sur le développement du tourisme, l’essor de l’immobilier urbain ou les changements du costume traditionnel. En passant, il relève un privilège qui s’est éteint avec lui : « Les lecteurs ni assez âgés ni assez mobiles pour avoir vu l’histoire bouger de cette manière depuis 1950 ne peuvent espérer reproduire ces expériences. » La période qu’il analyse a certes domestiqué l’atome, facilité les transports, étalé les villes, généralisé les écrans ; pourtant, pour Hobsbawm, l’essentiel réside ailleurs : « Le changement social le plus spectaculaire et le plus lourd de conséquences de la seconde moitié du XXe siècle, celui qui nous a coupés à jamais du monde passé, c’est la mort de la paysannerie. Depuis le néolithique, la plupart des êtres humains ont en effet vécu de la terre et du bétail ou de la pêche. » La transition climatique va-t-elle, à notre tour, nous couper à jamais du monde passé ?

Dans son autobiographie, publiée en 2002, Hobsbawm l’admet : « Je continue à traiter la mémoire et la tradition de l’URSS avec une indulgence et une tendresse que je n’éprouve pas pour la Chine communiste, parce que j’appartiens à une génération pour qui la révolution d’Octobre représentait l’espoir du monde, ce qui ne fut jamais le cas pour la Chine [1]. » Un tel biais explique à la fois l’absence relative de chaleur de l’auteur envers les révolutions du tiers-monde qui s’affranchirent des consignes prudentes de Moscou, et le dédain appuyé qu’il réserve aux « gauchistes » européens. Son jugement sur la Révolution culturelle se cantonne ainsi au rappel effaré du nombre de morts qu’elle a provoqués, sans qu’il examine un instant une question de fond qui justifia son déclenchement, ou qui lui servit de prétexte : la crainte d’une dégénérescence bureaucratique. Il rappelle pourtant la disposition des Chinois à l’obéissance, confortée selon lui par une idéologie confucéenne de l’harmonie. Doit-il s’étonner alors que les appels de Mao à faire « feu sur le quartier général », à se dresser contre le mandarinat ou le « révisionnisme » aient trouvé autant d’échos, non seulement auprès des gardes rouges, mais aussi dans la fraction la plus radicalisée de la jeunesse occidentale ? Celle qui, contrairement à Hobsbawm, jugeait le régime soviétique irrécupérable. Et qui souhaitait également flanquer en l’air l’ordre bourgeois, sans passer par des urnes qui lui étaient presque toujours contraires.

C’est pour la même raison sans doute que « l’image du guérillero à la peau tannée posant au milieu de la végétation tropicale a été un élément essentiel de la radicalisation du premier monde dans les années 1960 ». Après 1960, ce n’est plus l’URSS qui inspire la jeunesse révolutionnaire, ce sont les combats du tiers-monde. Pourtant, Hobsbawm évoque à peine les débats idéologiques qui traversent le mouvement communiste international autour de questions aussi essentielles que la bureaucratisation, la réforme ou la révolution, la coexistence pacifique ou la guerre révolutionnaire. Il mesure donc assez mal ce qui se joue dans le siècle une fois que Moscou, sa nomenklatura médaillée et les partis communistes qui lui obéissent n’inspirent plus les contestataires du système capitaliste. Et que s’imposent au premier plan les questions de l’embourgeoisement d’une aristocratie ouvrière, du conservatisme d’une bureaucratie syndicale, et de l’urgence d’une révolution dans la révolution.

Lorsqu’il analyse Mai 68 en France, Hobsbawm relève les motivations diverses des étudiants et des ouvriers. Mais c’est pour conclure qu’« après vingt années d’amélioration sans pareille pour les salariés des économies en situation de plein emploi, la révolution était sans doute la dernière chose qui habitait l’esprit des masses prolétariennes ». Qu’en sait-il ? Qui le lui a dit ? Il estime, avec une pointe de suffisance, qu’« aucun individu ayant un minimum d’expérience des limites des réalités de la vie, aucun adulte véritable n’aurait pu inventer les slogans péremptoires de Mai 68 ou de l’“automne chaud” italien de 1969 tels que “Tutto e subito [Tout et tout de suite]” ». Pourtant, qui aurait dû comprendre mieux que lui que les artisans de l’histoire ne sont pas toujours ceux qui s’en tiennent aux « limites des réalités de la vie » ? Le « Tout et tout de suite » qu’il rappelle ne fut d’ailleurs pas l’invention d’un adolescent petit-bourgeois programmé pour devenir un jour cadre supérieur, ingénieur ou patron, mais un des graffitis qu’on pouvait lire sur les murs de l’usine Fiat de Turin au moment de grèves insurrectionnelles. Hobsbawm concédera plus tard son incapacité à percevoir l’épuisement historique des formes de luttes habituelles que les directions politiques et syndicales jugeaient légitimes. Et lui aussi : « N’avons-nous pas eu tort en voyant dans les rebelles des années 1960 une autre phase ou variante de la gauche ? Alors que, dans leur cas, il ne s’agissait pas d’une tentative ratée de réaliser un type de révolution donné, mais du choix d’un autre type qui abolissait la politique traditionnelle et celle de la gauche traditionnelle en particulier. Avec plus de trente ans de recul, il est facile de voir que je n’ai pas pris la mesure de la signification historique des années 1960 [2]. »

Mais pour tout le reste… Pour tout le reste, grâce à cet ouvrage le lecteur prend la mesure des manipulations de l’histoire du xxe siècle qu’on lui a enfoncées dans le crâne et qui, loin d’éclairer ses connaissances, les ont dynamitées. « Rien n’aiguise l’esprit de l’historien comme la défaite, releva un jour Hobsbawm, car les vaincus ont besoin d’expliquer pourquoi ce qui s’est produit n’est pas ce qu’ils attendaient [3]. » Il serait pourtant bien trop généreux d’expliquer ainsi la masse de falsifications historiques obstinément construites par les vainqueurs depuis plus de trente ans. Tenter aujourd’hui d’en dresser l’inventaire, c’est ne pas savoir par où commencer. Ou plutôt si, tant l’histoire d’un pays particulier domine à la fois le xxe siècle et les campagnes de stigmatisation que L’Ère des extrêmes valut à Hobsbawm. Cap donc sur l’Union soviétique.

Les débats la concernant ont été dominés par la propagande, en particulier en France depuis la publication en 1997 du Livre noir du communisme. L’objectif avoué de l’ouvrage dirigé par Stéphane Courtois – aussi médiatisé que celui de Hobsbawm serait étouffé – était de prétendre sur la base de chiffres fantaisistes que le communisme avait été plus meurtrier encore que son cousin totalitaire (supposé), le nazisme. « Les régimes communistes, écrivait Courtois, ont commis des crimes concernant environ cent millions de personnes [4], contre environ vingt-cinq millions de personnesau nazisme [5]. » D’où, selon lui, l’exigence d’un nouveau procès de Nuremberg. Une telle analogie entre les deux régimes n’a cessé d’être martelée depuis. Au point d’avoir déjà fait l’objet de plusieurs résolutions du Parlement européen, entrelardées d’assertions historiques farfelues qu’entérinèrent des majorités écrasantes de députés.

L’idée de parler en bloc du « communisme » est d’emblée problématique tant celui-ci a connu de transformations fondamentales depuis la création de la IIIe Internationale. Si on s’en tient à la seule Union soviétique, le parti bolchevique de Lénine est largement liquidé par Staline en même temps que la plupart de ses dirigeants. Ensuite, non seulement les purges délirantes de 1937-1938 (680 000 fusillés !) ne se reproduiront jamais à une telle échelle, mais elles seront dénoncées en 1956 par le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique qui expulsera cinq ans plus tard de son mausolée de la place Rouge le corps embaumé de Staline. Au moment où Soljenitsyne publie L’Archipel du goulag, les camps qu’il a connus comme détenu n’existent plus. Hobsbawm relève même que la population carcérale de l’URSS était dans les années 1980 très inférieure à celle des États-Unis, et que le citoyen soviétique ordinaire « courait moins de risques d’être tué – victime d’un crime, d’une guerre civile ou de l’État – que dans bon nombre de pays d’Asie, d’Afrique et des Amériques ».

Il rappelle aussi le sentiment de confiance de la population soviétique entre la fin de l’ère stalinienne et la période de stagnation qui, un quart de siècle plus tard, engourdira le système au point de le paralyser. « Dans la première moitié des années 1970, écrit-il, la plupart des habitants de l’URSS vivaient et se sentaient mieux qu’à aucune autre période dont ils pouvaient se souvenir. » De quoi frapper de stupeur ceux qui ont été nourris de récits uniformément glaçants de l’histoire de cet État et de ce régime politique, résumés systématiquement à leur appareil de répression. Une étude universitaire américaine confirme cependant que le « nouvel homme soviétique » des années 1960-1970 se montrait « fier des réalisations de son pays, confiant que l’Union soviétique était une puissance mondiale ascendante, convaincu que ses progrès économiques se traduisaient par un niveau croissant de bien-être personnel, et certain que le système soviétique offrait des opportunités illimitées, en particulier aux jeunes [6] ». L’impulsion en faveur du changement qui se manifestera une ou deux décennies plus tard ne proviendra pas de la base, mais du sommet. Le renversement du régime interviendra pacifiquement quand ses dirigeants perdront « foi en leur propre système ». A-t-on connu pareil dénouement dans l’Italie de Mussolini ou dans l’Allemagne nazie ?

En 1977, même Samuel Huntington, un des architectes intellectuels de la « pacification » du Viêt Nam, et par extension de la guerre froide, se demandait comment expliquer la stabilité de l’URSS. La chose l’agaçait d’autant plus que, deux ans plus tôt, dans un rapport fameux de la Commission trilatérale, il avait sonné le tocsin contre l’« ingouvernabilité » des sociétés capitalistes [7]. À l’époque, les réponses apportées à une telle énigme mettent en avant une noria de facteurs : la préférence des dirigeants et de la population soviétiques pour l’ordre et la stabilité ; une socialisation collective confortant les valeurs du régime ; la nature non cumulative des problèmes à résoudre, qui permettait au parti unique de manœuvrer ; de bons résultats économiques qui contribuaient à la stabilité recherchée ; une progression du niveau de vie ; un statut de grande puissance ; etc. Engrangeant cette moisson d’indices concordants, Huntington n’a plus qu’à conclure tristement : « Aucun des défis prévus dans les prochaines années ne semble qualitativement différent de ceux auxquels le système soviétique a déjà réussi à répondre [8]. » Chacun connaît la suite.

Après la dissolution de l’Union soviétique, Soljenitsyne retourne dans son pays. Il y découvre une Russie « en état d’effondrement » : les thérapies de choc des faiseurs de révolution libérale ont fait leur œuvre. On en a sans doute voulu à l’auteur de L’Ère des extrêmes de confier sa stupeur et son incrédulité de voir « l’orthodoxie du pur marché libre, si clairement discréditée dans les années 1930 », s’imposer à nouveau cinquante ou soixante ans plus tard. Il avait vécu les soupes populaires, les marches de la faim, les raisins de la colère ; il observa l’appauvrissement brutal de l’ex-Union soviétique par une expérience de vivisection économique que pilotait une marionnette de l’Occident, Boris Eltsine, ivrogne au demeurant. Elle provoqua un effondrement du produit intérieur brut de la Russie de près de 50 % entre 1992 et 1998, une baisse « plus importante que pendant la Seconde Guerre mondiale, quand une grande partie du pays était occupée parles troupes nazies [9] ». Ainsi qu’une chute de l’espérance de vie elle aussi comparable à ce qu’on observe en temps d’occupation militaire ou de famine. Mieux aurait valu que Hobsbawm évite des rappels aussi déplacés susceptibles d’ébrécher les jolies légendes de la démocratie libérale – un oxymore dans ce cas d’espèce.

Désormais bien connus de tous, et depuis très longtemps, les aberrations et les crimes du régime soviétique risquent de faire oublier que les premiers dirigeants bolcheviques avaient dû affronter une opposition au moins aussi impitoyable que la férocité qu’ils lui opposèrent : « Plus grande sera la terreur, plus grande seront nos victoires, proclamait en les combattant le général Kornilov. Nous devons sauver la Russie même s’il nous faut répandre le sang des trois quarts des Russes [10]. » Plus significatif encore, avant de se dissoudre, l’URSS avait réalisé deux objectifs essentiels : le rattrapage du niveau industriel de l’Occident et la création d’un État puissant, reconnu comme tel dans le monde entier. Hobsbawm est fondé à juger ce résultat impressionnant, d’autant qu’il s’applique à l’origine à « un pays largement analphabète », « arriéré et primitif, coupé de toute aide étrangère ». Et à un État que l’attente – déçue – d’une contagion révolutionnaire contraindra à un saut vers l’inconnu dans les pires des circonstances. Il va devoir construire seul le socialisme sans qu’aucune des conditions prescrites pour sa réussite ne soit réunie, et s’engager dans ce chemin de croix au milieu d’une guerre civile et encerclé par un cordon sanitaire d’États ennemis [11]. Concernant la Chine communiste, Hobsbawm n’éprouve aucune indulgence envers elle ; il se déclare même « choqué par le bilan de vingt ans de maoïsme, où l’inhumanité et l’obscurantisme font bon ménage avec les absurdités surréalistes des allégations proférées au nom de la pensée d’un chef déifié ». Toutefois, là encore il relève que « si le bilan de la période maoïste n’était sans doute pas fait pour épater les observateurs occidentaux, il ne pouvait manquer d’impressionner des Indiens et des Indonésiens ».

Au moment de conquérir puis de défendre leur indépendance, les peuples du Sud ont eu d’autres motifs d’être favorablement impressionnés par l’action des États communistes. Ceux-ci avaient édifié des économies affranchies des rapports de propriété capitalistes, une expérience forcément utile ainsi qu’un encouragement quand on voulait échapper à l’emprise néocoloniale et aux potions amères du FMI. L’existence des États du « bloc communiste » avait également permis qu’une aide – pratique, matérielle, armée le cas échéant – soit apportée aux mouvements de libération nationale que presque toujours l’Occident combattait. Il est assurément indispensable de commémorer chaque année le Pacte germano-soviétique, érigé en symbole idéal de la complicité de deux régimes meurtriers – l’anniversaire des accords de Munich ne saurait avoir la même valeur pédagogique puisque Chamberlain et Daladier, pas Staline, pactisèrent alors avec Hitler –, mais ne pourrait-on pas, au moins de temps en temps, disons une fois tous les cinquante ans, évoquer également d’autres pactes, formels ou non, comme ceux qui associèrent les gouvernements occidentaux aux généraux Franco, Suharto et Pinochet, au maréchal Mobutu, au chah d’Iran, à l’empereur Bokassa, aux assassins de Thomas Sankara ?

Et n’oublions pas non plus – là aussi juste une fois tous les cinquante ans – la longue indulgence du « monde libre » pour le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Celui-ci tomba quelques mois après le mur de Berlin. La France, les États-Unis, la RFA, Israël et le Royaume-Uni n’y étaient pour rien ; l’Union soviétique, le Viêt Nam, la RDA et Cuba, pour beaucoup. Nombre des cadres du Congrès national africain, allié au Parti communiste sud-africain, avaient été en effet formés et entraînés à Moscou, à Hanoï, en Allemagne de l’Est. Et l’intervention de troupes cubaines scella la débandade du régime d’apartheid, qui avait pourchassé l’ANC jusqu’en Namibie et en Angola. Washington et Londres poursuivaient alors une politique d’« engagement constructif » avec le gouvernement de Pretoria. Raciste assurément, mais excusé d’avance en raison de son anticommunisme irréprochable. À une époque où le terme « colonial » envahit le vocabulaire de la gauche en même temps queles programmes scolaires, où le soupçon de racisme vaut disqualification immédiate, la chose mériterait d’être parfois signalée. Hobsbawm s’y emploie.

Plus généralement, l’auteur nous rappelle queni l’apartheid, ni le fascisme, ni les régimes autoritaires n’ont incommodé les démocraties. Y compris au pire des moments pour l’humanité : « Sans Pearl Harbor, et la déclaration de guerre de Hitler, les États-Unis seraient très certainement restés à l’écart de la Seconde Guerre mondiale. […] S’il avait fallu choisir entre le fascisme et le bolchevisme, et que la forme italienne avait été la seule espèce de fascisme existant, peu de conservateurs ou de modérés auraient hésité. Même Winston Churchill était pro-italien. » Jusqu’au bout, les démocraties libérales ont espéré que rouges et bruns s’affronteraient sans qu’elles aient besoin de s’en mêler. Hitler ne leur laissa pas ce choix.

Le « monde libre » aurait tort de trop célébrer la fin de l’« Empire du Mal », selon Hobsbawm, car l’Union soviétique lui a sauvé la mise à deux reprises. Une première fois en écrasant la majorité des troupes nazies sur le front de l’Est ; une seconde en le contraignant à réfréner sa propre voracité. Le rappel militaire ne devrait susciter aucune controverse. Néanmoins, décennie après décennie, trompée par un révisionnisme historique qui gagne du terrain et illusionnée par Hollywood (combien de films américains sur la bataille de Koursk ? combien sur le débarquement en Normandie ?), l’opinion occidentale en est venue à se convaincre que les États-Unis, pas l’URSS, avaient joué un rôle déterminant dans l’issue du conflit. Et la proportion de dupes ne cesse d’enfler à mesure que s’éclaircissent les rangs des rescapés [12]. Au point que, vingt-cinq ans après The Age of Extremes, l’économiste américain James Galbraith a dû provoquer quelque stupeur quand il a signalé que « la puissance militaire et industrielle soviétique, construite presque à partir de rien en deux décennies, avait fourni près des neuf dixièmes de l’acier et du sang qui ont permis de vaincrel’Allemagne nazie [13] ».

Hobsbawm ne se contente pas de relever, comme beaucoup d’autres, le paradoxe de l’« alliance temporaire et insolite du capitalisme libéral et du communisme dans une réaction d’autodéfense » qui a sauvé l’humanité. Il précise : « La victoire sur l’Allemagne hitlérienne fut essentiellement remportée par l’Armée rouge et ne pouvait l’être que par […] le régime instauré par la révolution d’Octobre : une comparaison entre les performances de l’économie tsariste russe dans la Première Guerre mondiale et celles de l’économie soviétique dans la Seconde suffit à le démontrer. » Et il ajoute aussi ceci qui, lorsqu’on le relit en 2020, plus de vingt-cinq ans après la publication de The Age of Extremes, ressemble à une prophétie : « Sans l’URSS, le monde occidental consisterait probablement […] en une série de variations sur des thèmes autoritaires et fascistes plutôt que sur des thèmes libéraux et parlementaires. C’est l’un des paradoxes de cet étrange siècle : le résultat le plus durable de la révolution d’Octobre, dont l’objet était le renversement mondial du capitalisme, a été de sauver son adversaire, dans la guerre comme dans la paix, en l’incitant, par peur, après la Seconde Guerre mondiale, à se réformer. »

Planification économique, politiques de plein emploi, contrôle des capitaux, gratuité des soins et des études, réduction des inégalités de revenus grâce à une fiscalité plus progressive : ce que les luttes sociales ont conquis – ajouté au souci d’adosser l’effort de guerre à une forte cohésion nationale puis à la volonté des dirigeants anticommunistes d’« asseoir la légitimité démocratique du combat du capitalisme occidental contre l’Union soviétique [14] » – est en cours de démantèlement depuis un quart de siècle. Comment s’étonner dans ces conditions que la crise financière de 2007-2008, dont le prix fut entièrement payé par les classes populaires, et qui a coïncidé avec une ère de fragmentation de la gauche, favorise les « thèmes autoritaires » et xénophobes de l’extrême droite ?

La crise des années 1930 et l’apparente immunité de l’Union soviétique à celle-ci – Hobsbawm relève que la production industrielle de l’URSS tripla entre 1929 et 1940 – avaient encouragé « le capitalisme à se réformer et à renoncer à l’orthodoxie du marché ». La chute du Mur est intervenue avec Reagan et Thatcher au pouvoir, et une social-démocratie hébétée qui suivait leurs pas. Dans le premier cas, les « touristes socio-économiques » des années 1930 se rendaient en URSS afin d’y percer les raisons de l’effondrement du mode de production capitaliste, et ils en revenaient avec la planification comme talisman. Dans le second, les faiseurs de révolution libérale des années 1990, « jeunes prodiges de la science économique occidentale », imposèrent à la Russie et aux anciens États socialistes d’Europe de l’Est les thérapies de choc que leurs pays eux-mêmes avaient refusé de suivre. Trente ans plus tard, certains des animaux du laboratoire postsoviétique ne se sont toujours pas remis des décharges qu’ils ont subies. Et de cet échec du radicalisme de marché, ce n’est assurément pas la gauche qui a profité.

Serge Halimi

Extrait de la préface à Eric Hobsbawm, L'Ère des extrêmes. Histoire du court XXe siècle (1914-1991), Agone, 2020.

Notes
  • 1.

    Eric J. Hobsbawm, Interesting Times. A Twentieth-Century Life, Abacus, 2002, p. 409 [trad. fr., Franc-tireur, Ramsey, 2005].

  • 2.

    . Ibid., p. 251.

  • 3.

    . Eric J. Hobsbawm, « Rien n’aiguise l’esprit comme la défaite », Marx et l’Histoire, Demopolis, 2008, p. 196.

  • 4.

    . Le bandeau du Livre noir du communisme indique « 85 millions de victimes ».

  • 5.

    . Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme, Robert Laffont, 1997, p. 24-25.

  • 6.

    . John Bushnell, « The “New Soviet Man” turns pessimist », in Stephen F. Cohen, Alexander Rabonowitch et Robert Sharlet (dir.), The Soviet Union Since Stalin, Indiana University Press, 1980.

  • 7.

    . Samuel Huntington, Michel Crozier et Joji Watanuki, Crisis of Democracy, Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York University Press, 1975.

  • 8.

    . Samuel Huntington, « Remarks on the meaning of stability in the modern era », in Seweryn Bialer et Sophia Sluzar (dir.), Radicalism in the Contemporary Age, vol. III, Strategies and Impact of Contemporary Radicalism, Westview Press, Boulder (Colorado), 1977, p. 277.

  • 9.

    . Maxime Petrovski et Renaud Fabre, « La “thérapie” et les chocs : dix ans de transformation économique en Russie », Hérodote, 2002/1, no 104.

  • 10.

    . 0Cité par Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante, Les Éditions sociales, 2017, p. 68.

  • 11.

    . Lire à ce propos Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, Fayard-Le Monde diplomatique, Paris, 2003.

  • 12.

    . En août-septembre 1944, un institut de sondage demandait à des Parisiens dont la ville venait d’être libérée quel pays avait le plus contribué à la victoire. Verdict : l’Union soviétique, 61 % ; les États-Unis, 29 %. Soixante ans plus tard, le même institut posa la même question à l’ensemble des Français. Réponse : les États-Unis, 58 % ; l’Union soviétique, 20 %.

  • 13.

    . James K. Galbraith, « Une vision du monde franco et anglo-centrée », Le Monde, 6 septembre 2019.

  • 14.

    . Alexander Zevin, Liberalism at Large, Verso, 2019, p. 299.