Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (VIII) En défense d’Anatole France et de Jack London

Il y a deux semaines, Tribune a publié un article pour le centenaire de Gerard Manley Hopkins, mais c’est seulement un peu plus tard que je suis tombé par hasard sur le numéro d’avril d’American Nation qui m’a rappelé que l’année 1944 est également celle du centenaire de la naissance d’un écrivain bien plus célèbre : Anatole France.

Quand Anatole France est mort, il y a vingt ans, sa réputation a connu un de ces effondrements subits auxquels sont sujets les écrivains à idées qui ont vécu assez longtemps pour devenir des auteurs populaires.

En France, selon la charmante tradition de ce pays, il a été l’objet d’attaques personnelles particulièrement virulentes, même pendant son agonie et tout de suite après sa mort. L’une des plus venimeuses est venue de Pierre Drieu la Rochelle, qui devait devenir plus tard un collaborateur des nazis [1].

En Angleterre, on découvrit aussi qu’Anatole France n’était pas bon. Quelques années plus tard, un jeune homme qui écrivait dans un hebdomadaire m’a déclaré solennellement qu’Anatole France « écrivait un très mauvais français » (l’ayant par la suite retrouvé à Paris, je me suis aperçu que ce garçon avait besoin de se faire aider pour acheter un ticket de tramway).

Anatole France était prétendument un écrivain vulgaire, un faussaire, un épigone, qui désormais « ne trompait plus personne ». Dans quelle mesure les motifs de ce rejet étaient-ils authentiquement littéraires ? Je l’ignore.

Assurément, il a été surestimé, et on peut finir par se lasser d’un écrivain aussi maniéré et infatigablement pornographique. Mais ces attaques avaient aussi des motifs indubitablement politiques. Grand écrivain ou non, il fut l’une des figures symboliques du combat politico-littéraire acharné qui fait rage depuis plus d’un siècle. Les cléricaux et les réactionnaires le haïssaient autant qu’ils ont haï Zola.

Anatole France avait pris la défense de Dreyfus, ce qui exigeait un courage considérable ; il avait déboulonné Jeanne d’Arc et écrit une histoire de France humoristique. Par-dessus tout, il n’a jamais raté une occasion de se moquer de l’Église. Il incarnait tout ce que détestaient les cléricaux et les revanchistes [2] – ceux-là mêmes qui, après avoir clamé qu’il fallait que le boche soit définitivement écrasé, sont ensuite allés lécher les bottes de Hitler.

Je ne sais pas si les livres les plus caractéristiques d’Anatole France (La Rôtisserie de la reine Pédauque, par exemple) méritent encore d’être lus. Tout ce qu’on y trouve est déjà chez Voltaire. Mais pour les quatre romans qui mettent en scène M. Bergeret, c’est une autre affaire. Outre qu’ils sont extrêmement drôles, ils brossent un tableau très remarquable de la société française des années 1890 et de l’arrière-plan de l’affaire Dreyfus. Et puis, il y a Crainquebille, l’une des meilleures nouvelles que j’aie jamais lue et, soit dit en passant, une charge dévastatrice contre « la loi et l’ordre ».

Cependant, même si, dans une nouvelle comme Crainquebille, Anatole France était capable d’élever la voix en faveur de la classe ouvrière, et même si l’on trouvait dans la presse communiste des publicités pour ses livres dans des éditions bon marché, on ne saurait véritablement le qualifier de socialiste. Certes, il voulait œuvrer pour le socialisme, jusqu’à donner des conférences dans des salles pleines de courants d’air, et il savait que celui-ci était à la fois nécessaire et inévitable. Mais il est douteux qu’il y ait aspiré personnellement. Le monde, a-t-il dit une fois, trouvera à peu près autant de soulagement dans le socialisme que le malade à se retourner dans son lit.

Dans une situation de crise, il était prêt à s’identifier à la classe ouvrière ; mais la perspective d’un avenir d’utopie le déprimait, comme on peut le voir en lisant La Pierre blanche. Son roman sur la Révolution française, Les dieux ont soif, révèle même un pessimisme encore plus sombre. Par tempérament, il n’était pas un socialiste mais un radical. De ces deux animaux, le second est sans doute aujourd’hui le plus rare. C’est son radicalisme, sa passion pour la liberté et son honnêteté intellectuelle qui donnent leur tonalité toute particulière aux quatre romans sur M. Bergeret.

On dit que six millions de livres ont péri au cours du blitz de 1940, parmi lesquels un millier de volumes irremplaçables. Pour la plupart d’entre eux, ce n’est probablement pas une grosse perte ; mais il est consternant de constater qu’un très grand nombre d’œuvres classiques sont aujourd’hui totalement épuisées. […]

Il y a environ un an, je devais faire une émission sur Jack London [3]. Quand j’ai commencé à rassembler les matériaux nécessaires, je me suis rendu compte que les livres dont j’avais le plus besoin avaient disparu si complètement que même la London Library ne pouvait pas me les procurer. Pour les consulter, il m’aurait fallu fréquenter la salle de lecture du British Museum, qui, de nos jours, n’est pas très facile d’accès.

C’est à mes yeux un véritable désastre car Jack London est un de ces écrivains marginaux dont les œuvres risquent de tomber totalement dans l’oubli, à moins que quelqu’un ne prenne la peine de les faire revivre. Pendant quelques années, même Le Talon de fer était devenu une véritable rareté, et il n’a dû sa réédition qu’au regain d’actualité que lui a conféré l’arrivée de Hitler au pouvoir.

On connaît surtout Jack London pour Le Talon de fer et, dans des cercles totalement différents, pour des livres comme Croc-Blanc et L’Appel de la forêt, dans lesquels il exploite un sentimentalisme typiquement anglo-saxon envers les animaux. Mais il y a aussi Le Peuple d’en bas, son livre sur les taudis londoniens, La Route, qui offre un magnifique tableau des vagabonds américains, et Le Vagabond des étoiles, qui vaut essentiellement pour ses scènes de prison.

Enfin, et surtout, il y a ses nouvelles. Dans une certaine veine de son œuvre – c’est-à-dire essentiellement lorsqu’il décrit la vie dans les villes américaines –, il est l’un des meilleurs nouvellistes que le monde anglophone ait jamais produits. L’une d’entre elles, intitulée Chassé-croisé, m’a tellement frappé qu’elle reste bien vivante dans ma mémoire ; c’est l’histoire de deux cambrioleurs qui s’enfuient avec un gros magot et finissent par s’empoisonner mutuellement à la strychnine. L’Amour de la vie, la dernière histoire que Lénine s’est fait lire sur son lit de mort, est également formidable, comme l’est aussi Un steak, qui évoque l’ultime combat d’un boxeur professionnel sur le retour.

Ces nouvelles, et d’autres du même genre, doivent leur qualité à la forte attirance pour la brutalité qui était dans la nature de London. C’est aussi ce qui lui a permis cette compréhension subjective du fascisme qui manque d’ordinaire aux socialistes et qui fait, par certains côtés, du Talon de fer un livre véritablement prophétique.

Surestimerais-je ces nouvelles ? Peut-être, car il y a bien longtemps que je les ai lues. Deux de celles dont je viens de parler ont été publiées dans un livre intitulé Quand Dieu ricane. Autant que je sache, ce livre a tout simplement cessé d’exister. Si quelqu’un souhaite en vendre un exemplaire, je serais heureux qu’il me le fasse savoir.

George Orwell

Extraits des trentième et trente-et-unième chroniques « À ma guise », parue dans Tribune les 23 et 30 juin 1944 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 182-184 et 190-192).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de 1984, lire :

Notes
  • 1.

    En 1924, au moment des funérailles nationales d’Anatole France, les surréalistes publièrent un pamphlet, intitulé « Un cadavre », qui réunissait, à l’initiative d’Aragon et de Drieu la Rochelle, des textes extrêmement violents de plusieurs d’entre eux. Sous l’Occupation, Drieu devint directeur de la NRF (Gallimard) et collabora activement avec les Allemands ; après des débuts surréalistes, la vie et l’œuvre d’Aragon sont attachés au Parti communiste français. [ndlr]

  • 2.

    En français dans le texte. [nde]

  • 3.

    George Orwell, « Jack London », Chroniques du temps de la guerre (1941-1943), présenté et traduit par Claude Noël, Ivréa, 1988, p. 113-119. [nde]