Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (VII) L’histoire peut-elle être vraie ?

Emprisonné à la tour de Londres, sir Walter Raleigh se lança, pour passer le temps, dans la rédaction d’une histoire du monde. Il avait achevé le premier volume et travaillait au second lorsqu’une bagarre entre manœuvres éclata sous la fenêtre de sa cellule, et l’un des hommes fut tué. Malgré une enquête diligente et bien qu’il eût vu l’événement de ses yeux, sir Walter ne put jamais découvrir les motifs de cette querelle. C’est pourquoi, dit-on (et si cette histoire n’est pas vraie, elle mériterait de l’être), il brûla tout ce qu’il avait écrit et abandonna son projet.

Cette anecdote m’est revenue à l’esprit je ne sais combien de fois au cours de ces dix dernières années, mais je me suis dit chaque fois que Raleigh avait probablement eu tort. En dépit de toutes les difficultés d’une recherche à cette époque, et de celle, plus particulière, de devoir la mener depuis sa prison, il aurait probablement été en mesure d’écrire une histoire du monde qui ait quelque ressemblance avec le cours réel des événements.

Jusqu’à une date assez récente, les principaux événements recueillis dans les livres d’histoire avaient probablement eu lieu. Il est probablement vrai que la bataille de Hastings s’est déroulée en 1066, que Christophe Colomb a découvert l’Amérique, que Henry VIII a eu six femmes, et ainsi de suite. Aussi longtemps qu’on a reconnu qu’un fait peut être vrai même s’il est désagréable, un certain degré de véracité est resté possible.

Jusqu’à la dernière guerre encore, les articles de l’Encyclopædia Britannica sur les campagnes militaires, par exemple, pouvaient être rédigés en se fondant en partie sur des sources allemandes. Certains faits (le nombre des pertes humaines, par exemple) étaient considérés comme neutres et, en substance, acceptés par tous.

Rien de tel ne serait plus possible aujourd’hui. Une version nazie et une version antinazie de la présente guerre n’auraient aucune ressemblance entre elles, et, quant à savoir laquelle des deux entrera dans les livres d’histoire, ce n’est pas par la recherche méthodique des preuves que cela se décidera mais sur le champ de bataille.

Pendant la guerre civile espagnole, j’ai eu le sentiment très fort qu’une histoire vraie de cette guerre ne serait jamais écrite, et ne pourrait l’être. Les chiffres exacts et les témoignages objectifs sur ce qui se passait n’existaient tout simplement pas. Et si j’avais déjà ce sentiment en 1937, quand le gouvernement espagnol était encore en place et que les mensonges que les diverses factions républicaines débitaient les unes sur les autres et sur l’ennemi étaient relativement mineurs, qu’en est-il aujourd’hui ?

Même si Franco est renversé, sur quelle sorte de témoignages travailleront les historiens futurs ? Et si Franco se maintient au pouvoir (ou si son successeur est du même acabit), l’histoire de la guerre sera très largement constituée de « faits » que des millions de gens aujourd’hui vivants savent être des mensonges. Par exemple, le « fait » qu’il y avait une armée russe considérable en Espagne. De très nombreuses preuves attestent qu’une telle armée n’a jamais existé. Mais si Franco reste au pouvoir et si, plus généralement, le fascisme survit, cette armée russe entrera dans les manuels d’histoire et les écoliers du futur y croiront. Ainsi, en pratique, le mensonge sera devenu vérité.

Ce genre de choses arrive tout le temps. Parmi les millions d’exemples disponibles, j’en choisirai un parfaitement vérifiable. En 1941-1942, alors que toute la Luftwaffe était engagée en Russie, la radio allemande régalait ses auditeurs avec des récits de raids aériens dévastateurs sur Londres. Aujourd’hui, nous savons bien, nous, que ces raids n’ont pas eu lieu. Pourtant, à quoi nous servirait-il de le savoir si les Allemands envahissaient la Grande-Bretagne ?

Aux yeux de l’historien du futur, ces raids auront-ils eu lieu, ou non ? La réponse est la suivante : si Hitler survit, ils auront eu lieu ; s’il est renversé, ils n’auront pas eu lieu. La même chose vaut pour d’innombrables événements des dix ou vingt dernières années. Le Protocole des sages de Sion est-il un document authentique [1] ? Trotski a-t-il comploté avec les nazis ? Combien d’avions allemands ont été abattus pendant la bataille d’Angleterre ? L’Europe se réjouit-elle de l’Ordre nouveau ? Pour aucune de ces questions il n’existe une réponse unique qui soit universellement acceptée parce qu’elle est vraie ; pour chacune d’elles il existe un certain nombre de réponses totalement incompatibles entre elles, dont l’une sera finalement adoptée à l’issue d’un combat physique.

L’histoire est écrite par les vainqueurs. En dernière analyse, notre unique titre à la victoire est que, si nous gagnons la guerre, nous proférerons moins de mensonges que nos adversaires. Ce qu’il y a de véritablement effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque au concept de vérité objective : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir.

En dépit de tous les mensonges et de l’autosatisfaction que la guerre encourage, je ne pense pas, honnêtement, qu’on puisse dire que cet état d’esprit progresse en Grande-Bretagne. Tout bien considéré, je dirais que la presse est même plutôt plus libre qu’avant la guerre. Je sais par expérience qu’il est possible de publier aujourd’hui des choses qui n’auraient pas pu l’être il y a dix ans.

Les opposants à la guerre actuelle ont probablement été moins mal traités que ceux de la précédente, et il est certainement moins dangereux d’exprimer publiquement des opinions impopulaires. On peut donc espérer que cet état d’esprit libéral, qui voit dans la vérité quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qu’il faut découvrir et non quelque chose qu’on peut inventer selon les besoins du moment, survivra à la guerre. Mais je persiste à ne pas envier le travail des historiens de demain. Même le nombre des victimes de cette guerre ne peut être évalué à plusieurs millions : n’est-ce pas là un étrange commentaire sur notre époque ?

George Orwell

Dixième chronique « À ma guise », parue dans Tribunele 4 février 1944 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 79-82).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    Le Protocole des sages de Sion est un faux notoire, forgé à la fin du XIXe siècle par la police secrète russe. Il se présente comme le compte rendu de conversations entre des responsables juifs lors du congrès sioniste de Bâle en 1897, où ils sont supposés avoir fomenté un complot pour s’emparer du monde. Diffusé pour la première fois en 1897, il fut publié dans un journal russe en 1903. Traduit en allemand en 1919, il fut très vite utilisé par les antisémites de la droite allemande et par Hitler. Il devint mondialement connu et continue de circuler et d’alimenter l’antisémitisme contemporain. [nde]