Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (V) Les intellectuels néo-pessimistes

La lecture du livre de Michael Roberts sur T. E. Hulme m’a fait penser une fois de plus à la dangereuse erreur que commet le mouvement socialiste en ignorant ce qu’on pourrait appeler l’« école des écrivains néoréactionnaires ». Ils sont nombreux, intellectuellement remarquables, exercent leur influence avec discrétion, et leurs critiques contre la gauche font bien plus de dégâts que tout ce qui peut émaner du bureau central du parti conservateur ou de la Ligue individualiste [qui défend le capitalisme traditionnel].

T. E. Hulme a été tué au cours de la Première Guerre mondiale et n’a laissé qu’une œuvre modeste, mais les idées qu’il a sommairement formulées ont eu une grande influence [… sur] le mouvement intellectuel général auquel il appartenait et qu’on pourrait qualifier assez justement de renouveau du pessimisme ».

Le plus célèbre de ses hérauts aujourd’hui est sans doute le maréchal Pétain. Mais ce nouveau pessimisme a des affiliations plus étranges encore : il a des liens avec le catholicisme, le conservatisme et le fascisme, mais également avec le pacifisme et l’anarchisme. Il vaut la peine de souligner que T .E. Hulme, ce conservateur anglais de la classe moyenne supérieure en chapeau melon, fut un admirateur et, jusqu’à un certain point, un disciple de l’anarcho-syndicaliste George Sorel [1]. Ce que tous ces gens ont en commun – Pétain prêchant lugubrement « la discipline de la défaite », Sorel dénonçant le libéralisme, Berdiaev faisant non de la tête devant la révolution russe ou Huxley préconisant la non-résistance bien à l’abri derrière les canons de la flotte américaine –, c’est leur refus de croire que la société humaine puisse être fondamentalement améliorée. L’homme n’est pas perfectible, de simples changements politiques ne peuvent avoir aucun effet, et le progrès est une illusion. Le lien entre cette conception et la réaction politique est, bien sûr, manifeste. Le détachement vis-à-vis de ce monde est le meilleur alibi du riche. « Les hommes ne peuvent être améliorés par décret parlementaire ; je fais donc aussi bien de continuer à toucher mes dividendes. » Aucun ne s’exprime aussi crûment mais la pensée de tous ces gens obéit à ce principe.

Il y a un risque à ignorer les néo-pessimistes car, jusqu’à un certain point, ils ont raison. Tant qu’on pense à court terme, il est sage de ne pas trop espérer du futur. Les plans pour l’amélioration de l’humanité tombent régulièrement à l’eau et le pessimiste a bien plus souvent que l’optimiste l’occasion de s’écrier : « Je vous l’avais bien dit ! »

En général, les prophètes de malheur ont eu plus souvent raison que ceux qui s’imaginaient qu’un véritable pas en avant serait accompli grâce à l’enseignement pour tous, au vote des femmes, à la Société des Nations et autres choses du même genre.

La bonne réponse est de dissocier le socialisme de l’utopisme. Toute l’argumentation néo-pessimiste consiste en gros à fabriquer un épouvantail pour pouvoir le démolir ensuite. Cet épouvantail, c’est la perfectibilité humaine. Les socialistes sont accusés de croire que la société peut devenir – et même qu’après l’instauration du socialisme elle sera – entièrement parfaite ; donc que le progrès est inévitable. Mettre en pièces ce genre de croyances est un jeu d’enfant, bien évidemment.

La réponse – il faudrait la clamer plus haut et fort qu’on ne le fait ordinairement – est que le socialisme n’est pas un perfectionnisme, ni même sans doute un hédonisme. Les socialistes ne se prétendent pas capables de rendre le monde parfait ; ils s’affirment capables de le rendre meilleur. Et tout socialiste qui réfléchit tant soit peu concédera au catholique qu’une fois l’injustice économique corrigée le problème fondamental de la place de l’homme dans l’univers continuera de se poser.

Mais ce que les socialistes affirment avec force, c’est qu’il est impossible d’affronter ce problème tant que les préoccupations de l’être humain moyen sont, par nécessité, économiques. Tout cela se trouve résumé dans la formule de Marx selon laquelle l’histoire humaine ne pourra commencer qu’après l’avènement du socialisme.

En attendant, les néo-pessimistes sont là, bien retranchés dans la presse de tous les pays, et ils ont davantage d’influence et font plus de convertis parmi les jeunes que nous ne voulons le plus souvent l’admettre.

    —*— 

En jetant un coup d’œil sur l’introduction de Chesterton à Temps difficiles [de Dickens], je relève ce jugement hâtif assez typique : « Il n’y a pas d’idées nouvelles ». Chesterton entend par là que les idées qui ont mis en branle la Révolution française n’étaient pas nouvelles, et qu’il s’agissait seulement du renouveau de doctrines qui avaient fleuri antérieurement avant d’être abandonnées.

L’argument selon lequel « il n’y a rien de nouveau sous le soleil » fait partie du fonds de commerce classique des réactionnaires intelligents et, en particulier, des apologistes du catholicisme, qui l’utilisent presque systématiquement. Tout ce que vous pouvez dire ou penser a déjà été dit ou pensé avant vous. On peut montrer que toute théorie politique, du libéralisme au trotskisme, a pour origine une quelconque hérésie de l’Église primitive. Tout système philosophique remonte en définitive aux Grecs. Toute théorie scientifique (si l’on en croit la presse populaire catholique) a été anticipée par Roger Bacon et d’autres au XIIIesiècle [2]. Certains penseurs hindous vont plus loin encore et prétendent que non seulement les théories scientifiques mais aussi les objets qui sont les produits de la science appliquée, comme l’avion, la radio et tout ce qui sort de ce sac à malices, étaient bien connus des anciens hindous, qui les ont ensuite abandonnés parce qu’ils les trouvaient indignes de leur attention.

On comprend aisément que cette idée s’enracine dans la peur du progrès. S’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, si le passé sous une forme ou une autre revient inéluctablement, alors le futur, lorsqu’il adviendra, ressemblera à quelque chose de familier. En tout cas, ce qui n’arrivera jamais – puisque ce n’est jamais arrivé auparavant –, c’est cette chose haïe et tant redoutée : un monde peuplé d’êtres humains libres et égaux. L’idée d’un univers cyclique, où la même succession d’événements revient encore et toujours, est particulièrement réconfortante pour les penseurs réactionnaires. Dans un tel univers, tout progrès apparent vers la démocratie ne peut que signifier le retour prochain de la tyrannie et des privilèges. Bien qu’il s’agisse manifestement d’une superstition, cette croyance est très largement répandue de nos jours, et même très commune chez les fascistes et leurs sympathisants.

En réalité, il existe bel et bien des idées nouvelles. Par exemple, l’idée qu’une civilisation avancée n’a pas besoin de reposer sur l’esclavage est relativement nouvelle : elle est même beaucoup plus jeune que la religion chrétienne. Et même si la formule de Chesterton était vraie, elle ne le serait qu’au sens où tout bloc de pierre contient une statue. Les idées ne changent peut-être pas mais l’accent qu’on met sur elles change constamment.

On pourrait dire par exemple que ce qu’il y a de plus important dans la théorie de Marx est contenu dans l’adage : « Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » Mais, avant que Marx ne le développe, quel pouvoir avait cet adage ? Qui y a jamais prêté attention ? Qui en avait déduit – ce qu’il implique pourtant indubitablement – que les lois, la religion et les codes moraux constituent une superstructure édifiée sur la base des relations de propriété existantes ? C’est le Christ, selon l’Évangile selon saint Matthieu (VI, 21), qui a prononcé ces paroles, mais c’est Marx qui leur a donné vie. Et depuis qu’il l’a fait les motivations des hommes politiques, des prêtres, des juges, des moralistes et des millionnaires inspirent la plus profonde suspicion – et c’est bien pourquoi ils le détestent tant.

George Orwell

Extraits des quatrième et treizième chroniques « À ma guise », parue dans Tribuneles 24 décembre 1943 et 25 février 1944(trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner,À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 47-50 et 98-100).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    Philosophe et sociologue français, influencé par Marx et Proudhon mais aussi par Bergson et Nietzsche, Georges Sorel (1847-1922) théorisa les pratiques et les idées du syndicalisme d’action directe (autonomie ouvrière, luttes de classe, grève générale) ; son œuvre a fait l’objet de nombreuses interprétations, le plus souvent partielles, à droite comme à gauche. Collaborateur de plusieurs revues socialistes, il se définissait comme un « serviteur désintéressé du prolétariat ». [nde]

  • 2.

    Théologien et savant anglais du Moyen-Âge, Roger Bacon (1214- 1294) est souvent considéré comme un précurseur de la méthode expérimentale. [nde]