Au jour le jour

Arrêtons de penser !

Après tous ces mois d'agitations sociales auxquelles le corps universitaire ne s'était pas mélangé (il ne s'agissait, après tout, que de réformer les retraites et de poursuivre la destruction des maigres acquis de la démocratisation scolaire), ne voilà-t-il pas qu'intellectuels et chercheurs ont battu à leur tour le pavé contre le gouvernement Macron – ou plutôt sa « loi de programmation pluriannuelle de la recherche ». En réponse à cette marée qui semble prête à briser leurs outils de production, deux directeurs d'études à l’EHESS empruntent la voie du satiriste. Mais on peut se demander si, dans leur hésitation entre vouloir être approuvés ou détestés par tous, ils ne retrouvent pas la vieille injonction faite aux penseurs de cesser d'« interpréter le monde, car il faut désormais le transformer » ?

Pour contribuer aux mouvements sociaux et à la critique des pouvoirs, les intellectuels et les universitaires devraient arrêter de penser. Non pas quelques instants, mais durablement, au moins plusieurs jours, peut-être plus.

On reproche souvent aux intellectuels de ne pas contribuer beaucoup aux mouvements sociaux et à la critique des pouvoirs, sauf pour signer des pétitions qui, la plupart du temps, ne visent qu’à préserver leurs avantages acquis. On leur reproche aussi de ne pas être très efficaces : si des professeurs ou des chercheurs se mettent en grève, le monde ne va pas s’arrêter, alors qu’on ne peut pas en dire autant pour les conducteurs de train ou les ouvriers des raffineries. Aussi voulons-nous proposer un mode d’action inédit, destiné à soutenir les luttes en cours : s’il était suffisamment suivi, il serait, croyons-nous, en mesure de faire plier les autorités et les faire renoncer à leurs funestes réformes. La fonction, l’activité principale, d’un intellectuel est de penser. C’est notre métier, et même, dit-on, toute la dignité des clercs, celle qui leur vaut des tribunes dans les journaux et l’accès aux plateaux télé.

C’est donc là le terrain où doit se manifester notre soutien au mouvement social : nous invitons les intellectuels et les universitaires à arrêter de penser. Non pas quelques instants, mais durablement, au moins plusieurs jours, peut-être plus. Nous serons bien plus efficaces ainsi qu’en signant des pétitions, et nos autorités seront bien contraintes de reconnaître que nous avons fait un arrêt de travail. Nous proposons même que nos jours de non-pensée soient décomptés comme des jours de grève.

Nous anticipons les objections. Peut-on réellement arrêter de penser ? Ne penser rien ? Même quand on essaie de ne pas penser, on pense toujours à quelque chose (comme le disent les phénoménologues, toute conscience est conscience de quelque chose). Et en temps normal, lorsque nous sommes supposés penser, que ce soit dans la solitude de nos cabinets ou tout haut dans des salles de cours, et que nos pensées ont des objets – ceux qui sont supposés occuper les penseurs –, est-ce que nous pensons vraiment ? Pensons-nous même quelque chose ?

Les critiques des intellectuels français, qui sont nombreux à l’étranger, font souvent remarquer qu’ils ne pensent guère, ou que leur pensée est d’une telle médiocrité que s’ils ne pensaient pas, le résultat serait le même, et qu’ils feraient mieux de ne pas penser. Alors à quoi bon proposer à nos collègues d’arrêter de faire ce que de toute façon ils ne font pas ou qu’ils font si mal qu’on préférerait qu’ils cessent de le faire ? Cette question est légitime. Mais il faut noter que même si l’on a une piètre idée des capacités de pensée des intellectuels français, ils sont parvenus à conquérir les esprits et à se forger une solide réputation simplement en faisant semblant de penser. Nous proposons donc à nos collègues d’arrêter de faire semblant de penser. Le résultat sera le même que s’ils pensaient vraiment et s’arrêtaient de le faire.

Une autre objection, assez évidente, est que si des penseurs cessent de penser, la Terre ne va pas cesser de tourner. Le penseur de Rodin peut se détendre, enlever sa main de son menton et aller faire un tour dans son jardin, sans que la vie sociale s’arrête. Or pour avoir un moyen de pression sur nos gouvernants, il faut être une menace pour le travail et l’ordre public : telle est en effet la ressource principale des grèves. Mais il y a une réponse simple à cette question. Imaginons que notre mouvement acquière assez d’adhérents pour que les plus grands penseurs décident eux aussi d’arrêter de penser. Si nos académiciens et académiciennes, nos professeurs, nos chercheurs, nos penseurs médiatiques cessent de penser, le silence de leurs cerveaux vides n’en sera-t-il pas assourdissant ? Les pouvoirs ne devront-ils pas renoncer à leurs sombres projets ?

Nous ne voulons pas passer pour élitistes, et suggérer que les intellectuels sont seuls à avoir cette dignité. Aussi conseillons-nous ce moyen d’action à tous ceux et celles qui entendent peser sur les réformes actuelles : syndicalistes, manifestants, travailleurs, cadres, policiers, agriculteurs, agents hospitaliers, médecins, hommes et femmes politiques : arrêtez de penser ! La non-pensée est l’arme de l’avenir. Ajoutons que si les intellectuels arrêtaient de penser durablement, leurs métiers deviendraient automatiquement plus attractifs. Il ne serait plus nécessaire de publier, de passer des concours complexes et de se livrer à des compétitions absurdes, pour devenir un non-penseur. Et l’égalitarisme que chérit tant notre époque serait immédiatement réalisé : car qui est plus égal à un non-penseur qu’un autre non-penseur ?

Pascal Engel & Wiktor Stoczkowski   Directeurs d'études à l’EHESS

Cette tribune est initialement parue dans Libération, le 29 janvier 2020.

De Pascal Engel, dernier ouvrage paru, Les Vices du savoir, Agone, 2019 ; et de Wiktor Stoczkowski, La Science sociale comme vision du monde. Émile Durkheim et le mirage du salut, Gallimard, 2019.