Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (III) Éloges de l'expropriation et du rationnement

Annonçant [en 1944] que le ministère du Commerce [britannique] s’apprête à lever l’interdit sur les pantalons à revers, la publicité d’un tailleur [londonien] salue cet événement comme le « premier acompte de la liberté pour laquelle nous nous battons ». Si nous nous étions vraiment battus pour les pantalons à revers, j’aurais sans doute penché pour les forces de l’Axe…

Les revers ne servent à rien, sauf à récolter la poussière, et ils ne présentent aucun avantage, sauf les six pence qu’on y retrouve parfois quand on les nettoie. Mais, sous le cri de jubilation de notre tailleur, il y a une arrière-pensée : d’ici peu l’Allemagne sera vaincue, la guerre pratiquement finie, le rationnement moins strict, et on assistera alors au retour fracassant du snobisme vestimentaire. Voilà un espoir que je ne partage pas.

Plus tôt cessera le rationnement alimentaire et plus je me réjouirai. Mais je voudrais voir le rationnement vestimentaire se poursuivre jusqu’à ce que les mites aient dévoré le dernier smoking et que les ordonnateurs de pompes funèbres eux-mêmes aient abandonné le haut-de-forme.

Il me serait indifférent de voir la nation tout entière porter des uniformes teints pendant cinq ans si c’était le moyen d’éradiquer l’une des principales sources de snobisme et de jalousie. Le rationnement vestimentaire n’a pas été conçu dans un esprit démocratique, mais il a tout de même entraîné une certaine démocratisation. Si les pauvres ne sont pas beaucoup mieux habillés, du moins les riches sont-ils plus miteux. Et comme aucun véritable changement structurel ne se produit dans notre société, le nivellement qu’engendre mécaniquement une simple pénurie vaut toujours mieux que rien.

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Une lectrice me reproche de vouloir que le rationnement vestimentaire se poursuive jusqu’à ce que nous portions tous les mêmes vêtements miteux ; et, à la vérité, ajoute-t-elle, ce rationnement n’a pas eu d’effet égalisateur.

Voici un extrait de sa lettre : « Je travaille dans une boutique très chic des environs de Bond Street. […] Quand, grelottant dans ma robe de tous les jours à quatre sous, je sers ces élégantes créatures dans leurs manteaux de zibeline avec leurs toques en vison et leurs bottines fourrées, que je les accueille avec un “Bonjour madame, il fait terriblement froid aujourd’hui” (totalement stupide car, après tout, comment le sauraient-elles ?), et qu’elles me regardent avec une totale incompréhension, je ne souhaite cependant pas qu’on les prive de leurs parures chaudes et élégantes : je souhaite que moi et toutes les autres puissions aussi en posséder. […] Au lieu de chercher à abaisser les niveaux de vie les plus élevés, nous devrions tenter d’élever les plus modestes. Il est mesquin et malveillant d’avoir envie de chasser les anciens d’Eton et de Harrow des positions éminentes qu’ils ont la chance d’occuper et de vouloir les obliger à descendre à la mine. Dans l’actuelle réorganisation de la société, nous devrions plutôt viser à rendre ces positions accessibles à tous. »

Je répondrai, pour commencer, que, même si le rationnement vestimentaire touche à l’évidence plus durement ceux qui ne possèdent pas déjà une importante garde-robe, il a tout de même eu un effet égalisateur puisque que les gens se sont mis à craindre de paraître trop élégants. Certains vêtements comme le smoking ont pratiquement disparu, et on peut désormais porter à peu près n’importe quel vêtement dans n’importe quel métier.

Mais ce que je voulais dire avant tout, c’est que si le rationnement vestimentaire dure assez longtemps les riches eux-mêmes finiront par épuiser leur garde-robe, et nous serons alors à peu près égaux.

Mais ne devrions-nous pas toujours égaliser vers le « haut » plutôt que vers le « bas » ? Dans un certain nombre de cas, je pense que c’est impossible. Tout le monde ne peut pas avoir une Rolls-Royce. On ne peut même pas donner à toutes un manteau de fourrure, surtout en temps de guerre.

Quant à la suggestion que tout le monde devrait aller à Eton ou Harrow, elle est absurde. Ce qui fait la valeur de ces endroits, aux yeux même de ceux qui les fréquentent, c’est justement leur caractère exclusif. Donc, comme on ne peut pas donner à tout le monde certains produits de luxe (des voitures puissantes, par exemple, des manteaux de fourrures, des yachts, des maisons de campagne et que sais-je encore), il est préférable que personne n’en possède. Le riche perd autant par sa richesse que le pauvre par sa pauvreté.

D’ailleurs, ma correspondante ne le suggère-t-elle pas elle-même lorsqu’elle parle de ces femmes riches mais ignorantes, qui ne peuvent même pas imaginer ce que signifie un petit matin froid pour celui qui n’a pas de manteau ?

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Je constate que les grilles font progressivement leur réapparition autour des squares londoniens. Elles sont en bois, certes, mais ce n’en sont pas moins des grilles. Les usagers légitimes des squares vont donc pouvoir faire usage à nouveau de leurs clés chéries et interdire aux enfants des pauvres d’y pénétrer.

Quand on a enlevé les grilles qui entouraient les parcs et les squares, c’était principalement pour récupérer de la ferraille ; mais cela fut pris également comme un geste démocratique. Il y avait désormais davantage d’espaces verts ouverts au public et l’on pouvait rester dans les parcs jusqu’à pas d’heure au lieu d’en être chassé à la fermeture par des gardiens patibulaires.

On découvrit aussi, à cette occasion, que ces grilles étaient non seulement inutiles mais hideuses. À être ainsi ouverts, les parcs devinrent méconnaissables ; ils prirent un aspect accueillant, presque champêtre, qu’ils n’avaient jamais eu auparavant. Si les grilles avaient disparu définitivement, un autre progrès aurait probablement suivi : les tristes massifs de lauriers et de troènes – qui ne s’acclimatent pas bien en Angleterre et qui, à Londres en tout cas, sont systématiquement poussiéreux – auraient sans doute été arrachés et remplacés par des parterres de fleurs. Comme les grilles, ils ne servent qu’à se protéger de la populace. Mais les gens de la haute ont réussi à éviter ce changement, comme tant d’autres d’ailleurs, et partout les palissades en bois se dressent, sans souci du travail et du bois gaspillés.

Quand j’étais dans la Home Guard*, on disait que le mauvais signe serait l’introduction des coups de canne. Ce n’est pas encore arrivé, je crois, mais de nombreux petits symptômes sociaux vont dans cette direction. Le pire de ces signaux – et cela se produira, je crois, presque immédiatement si les tories gagnent les élections générales – sera la réapparition du haut-de-forme dans les rues de Londres sur d’autres têtes que celles des croquemorts et des coursiers de banque.

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À propos de mes remarques sur les grilles qui entourent de nouveau les squares londoniens, un lecteur m’écrit : « Les squares dont vous parlez sont-ils publics ou privés ? S’ils sont privés, je pense que vos propos sont, pour parler clair, une pure et simple justification du vol, et qu’ils devraient être jugés comme tels. »

Si rendre la terre d’Angleterre au peuple anglais est du vol, je suis ravi d’appeler cela du vol. Dans son zèle pour la défense de la propriété privée, mon correspondant ne prend pas le temps de se demander comment les soi-disant propriétaires de la terre en ont pris possession. Ils l’ont purement et simplement accaparée de force, puis ils se sont offert les services de juristes pour leur fournir des actes de propriété.

Dans le cas de l’enclosure des communaux, qui a eu lieu entre 1600 et 1850 environ, les voleurs de terres n’avaient même pas l’excuse d’être des conquérants étrangers [1]. Ils se sont emparés de l’héritage de leurs propres compatriotes tout à fait ouvertement, sans avancer le moindre prétexte, sauf la loi du plus fort.

À l’exception des quelques rares terrains communautaires qui subsistent – les grandes routes, les terrains appartenant au National Trust [2], un certain nombre de parcs, et la zone du littoral située entre marée haute et marée basse –, le moindre centimètre carré en Angleterre « appartient » à quelques milliers de familles. Ces gens sont à peu près aussi utiles que les vers solitaires.

S’il est souhaitable que chacun puisse être propriétaire de son propre domicile et s’il est sans doute souhaitable qu’un paysan possède autant de terres qu’il peut effectivement en cultiver, l’existence d’un propriétaire foncier dans les zones urbaines n’a en revanche ni justification ni fonction. C’est seulement un individu qui a trouvé le moyen de faire du public sa vache à lait sans rien donner en retour. Il fait monter le prix des loyers, il rend l’aménagement de l’espace urbain plus difficile et il interdit les espaces verts aux enfants : c’est littéralement tout ce qu’il fait, à part toucher ses rentes.

La disparition des grilles dans les squares était un premier pas dirigé contre lui. C’était un tout petit pas, mais un pas appréciable, comme le montre le mouvement actuel de rétablissement des grilles. Pendant près de trois ans les squares sont restés ouverts et leur gazon sacré a été piétiné par les enfants de la classe ouvrière – une vision qui suffit à faire grincer les dentiers des boursicoteurs. Si c’est du vol, alors tout ce que je peux dire, c’est : vive le vol !

George Orwell

Extraits des dixième, douzième, trente-sixième et trente-huitième chroniques « À ma guise », parues dans Tribuneles4,18 février, 4 et 18 août 1944 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947,Agone, 2008, p. 82-83,93-95, 216-217, 224-225).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4.

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    Le mouvement des enclosures est le processus par lequel, à partir de la fin du XVIe et durant le XVIIe siècle, les plus riches s’approprièrent les terres alors gérées collectivement (les communaux) en les clôturant, puis les convertirent en pâturages à moutons pour le commerce de la laine alors en pleine expansion. Le fort appauvrissement des campagnes qui en résulta fut à l’origine d’un exode rural qui favorisa l’urbanisation et l’industrialisation précoces de l’Angleterre, et la mise en place d’une économie capitaliste. [nde]

  • 2.

    Le National Trust for Places of Historic Interest or Natural Beauty est une association dont le but est la conservation et la mise en valeur des monuments et des sites d’intérêt collectif. Elle est le deuxième propriétaire de Grande-Bretagne, après la Couronne. [nde]