Au jour le jour

À propos du « consentement » de Vanessa Springora et de l’affaire Matzneff

L’actualité des premières semaines du mois de janvier 2019 a été largement occupée par l’affaire Gabriel Matzneff, qui fait suite à la publication du témoignage de Vanessa Springora, Le Consentement. Avec cette analyse, Gérard Noiriel revient moins sur ce qui relève, autant d'une affaire de mœurs que du fonctionnement du système éditorial parisien, que des conditions socio-historiques qui ont permis que l'abus sexuels sur mineurs devienne un problème public.

Dans son livre, Vanessa Springora raconte le traumatisme qu’elle a subi, quand elle avait 14 ans, en devenant la maîtresse d’un homme de plus de cinquante ans. Celui-ci ayant publiquement fait état de sa pédophilie dans de nombreux écrits, les éditeurs qui l’ont publié, les journalistes et les intellectuels qui l’ont soutenu, sont aujourd’hui sur la sellette.

Pour se justifier, plusieurs d’entre eux ont évoqué le « contexte » : l’humeur libertaire qui s’est imposée dans les décennies qui ont suivi Mai 68 (résumée par le slogan « Il est interdit d’interdire »). J’ai été moi-même étudiant dans les années 1970, fortement marqué par les idéaux proclamés en mai-juin 1968. À ce titre, je trouve particulièrement scandaleux qu’on puisse salir cet engagement en le rendant responsable des dérives sexuelles d’une fraction de l’intelligentsia parisienne. Cette petite avant-garde parisienne (souvent réactionnaire sur le plan politique) voyait dans la transgression de la morale commune une forme de distinction aristocratique ; les aventures sexuelles du marquis de Sade étant présentées alors comme le paradigme de la posture révolutionnaire.

Je tenais à commencer par ce petit préambule pour qu’on ne se méprenne pas sur ce que je vais dire maintenant. La « chasse à l’homme » dont fait l’objet aujourd’hui Gabriel Matzneff, orchestrée par les médias et relayée massivement par les réseaux sociaux, me met très mal à l’aise. J’ai toujours détesté le comportement des meutes qui s’acharnent sur la cible du jour (quels que soient les crimes qu’on puisse lui reprocher) pour se ranger, sans risque, dans le camp des Vertueux, des Impeccables et des Justiciers. Les éditeurs qui vantaient les immenses qualités d’écrivain de Matzneff retirent aujourd’hui ses ouvrages de leurs catalogues, sans autre forme de procès. Le ministère de la Culture lui supprime la petite pension qu’on lui avait accordée quand il jouait dans la Cour des grands. Les preux chevaliers des Arts et des Lettres qui composent nos jurys littéraires iront peut-être jusqu’à lui retirer le prix Renaudot (jury présidé par le PDG du Point, Franz-Olivier Giesbert), qu’ils lui ont attribué il y a six ans pour son livre Séraphin, c’est la fin !, où Matzneff faisait une nouvelle fois l’apologie de la pédophilie.

Les journalistes et les « intellectuels » qui l’ont consacré comme un grand écrivain pendant des années renient aujourd’hui sans vergogne les propos louangeurs qu’ils tenaient hier ou avant-hier, pour sauver leur réputation et maintenir en vie le système de domination qu’ils contrôlent. Une fois qu’ils auront achevé le chien galeux, ils pourront continuer comme avant : « Business as usual » !

Les quelques « mea culpa » qu’on a entendus ici et là n’abuseront personne. Au-delà de l’affaire Matzneff elle-même, c’est le fonctionnement du système médiatique français (et surtout parisien) qu’il faudrait mettre sur la sellette. On a oublié, apparemment, que dès les années 1970, au moment même où Matzneff a commencé son ascension médiatique, un immense débat a été ouvert en Amérique du Nord pour condamner les comportements pédophiles et les abus sexuels sur enfants, « child abuse ». Ce n’est donc nullement par hasard si la seule voix qui s’éleva contre les propos pédophiles de Matzneff, tenus lors de l’émission « Apostrophe » en 1990, fut celle d’une romancière canadienne : Denise Bombardier.

Pour éviter de joindre sa voix aux hurlements de la meute, le chercheur en sciences sociales doit, même si c’est parfois difficile, tenir à distance ses propres convictions morales et transformer les polémiques d’actualité en problème scientifique. Dès la fin des années 1990, j’ai voulu m’engager dans cette voie à propos de la maltraitance sur enfants ; mais faute de temps je n’ai pas pu approfondir les premières réflexions que j’ai publiées à ce sujet [1].

C’est dans le cadre de ces premières recherches que j’ai découvert l’étude du philosophe canadien Ian Hacking sur « la personnalité multiple et les sciences de la mémoire [2] », qui aborde pratiquement toutes les questions mises aujourd’hui sur le devant de l’actualité avec l’affaire Matzneff.

L’étude est centrée sur un problème que les psychiatres appellent « troubles dissociatifs de l’identité » et qui a abouti à l’apparition d’une nouvelle catégorie de malades : les « personnalités multiples ». Hacking montre que c’est à partir de 1975 qu’on a commencé à expliquer cette « pathologie » en l’attribuant au child abuse : maltraitances le plus souvent sexuelles subies par des enfants (généralement des filles).

Aux États-Unis, le problème qu’on appelle depuis peu en France « pédo-criminalité » a été mis sur le devant de l’actualité dès cette époque. Pourtant, les faits étaient connus depuis beaucoup plus longtemps, puisque le rapport Kinsey (publié en 1953) avait déjà montré que 24 % des femmes interrogées avaient eu des expériences sexuelles avec des adultes quand elles étaient encore petites filles. Mais à l’époque cette enquête n’avait pas eu d’écho car c’est seulement à partir des années 1970 que les conditions ont été réunies pour faire du child abuse un problème public.

Sous l’impulsion du mouvement féministe, des associations chrétiennes et grâce à des émissions télévisées de grande écoute les polémiques concernant les abus sexuels sur enfants ont connu un immense retentissement aux États-Unis, à tel point qu’elles ont fini par affecter la recherche historique.

À cette époque, l’« histoire des mentalités » impulsée en France par Philippe Ariès, avait le vent en poupe. Dans son célèbre ouvrage sur L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime [3], celui-ci avait raconté comment, lorsque le futur Louis XIII était encore un enfant, les courtisans s’amusaient régulièrement avec ses organes génitaux ; ce qui, aux yeux de l’historien des mentalités, était la preuve d’une absence d’oppression sexuelle.

Cette thèse fut violemment combattue par Lloyd de Mause, l’historien américain qui a fondé le courant de la « psycho-histoire », dans son livre The History of Childhood [4]. Les attouchements du zizi royal étant à ses yeux la preuve que les abus sexuels sur enfant étaient déjà fréquents sous l’Ancien Régime. De Mause et ses élèves dénoncèrent aussi l’apologie de la pédérastie chez les Grecs, allant jusqu’à affirmer qu’Œdipe Roi de Sophocle n’était qu’une histoire de child abuse.

La polémique déboucha sur une querelle épistémologique : l’historien doit-il faire preuve de compréhension en se contentant de rappeler que la morale évolue d’une époque à une autre ou doit-il juger les comportements du passé à partir des normes actuelles ?

Le même type de question a été au cœur des procès qui se sont multipliés aux États-Unis au cours des années 1980 concernant l’« abus sur enfants », car les accusés se défendirent en contestant les souvenirs des victimes, affirmant souvent qu’elles étaient « consentantes ». Une association fut même créée pour dénoncer les abus de la mémoire : la False Memory Syndrom Foundation.

En se tenant à distance des jugements moraux et des positions défendues par les acteurs de ces polémiques, Hacking parvient à décrire la multitude et la complexité des conflits engendrés par le problème du child abuse dans l’espace public américain. La fabrication de la catégorie « personnalités multiples » fut elle aussi un enjeu de luttes, qui divisa profondément le champ de la psychiatrie. D’un côté les « établis » (les psychiatres les plus reconnus et les plus diplômés) qui niaient la réalité de ce symptôme et, d’un autre côté, les « outsiders » qui cherchèrent des appuis à l’extérieur de l’institution (et notamment dans les médias) pour faire reconnaître publiquement cette nouvelle catégorie de patients.

Hacking ne se prononce pas sur la question de savoir si les « personnalités multiples » existent vraiment ou non. De même, il ne tranche pas les débats concernant les vrais et les faux souvenirs. En s’appuyant sur la philosophie de l’action développée par Gertrude Anscombe, il estime, pour sa part, que les descriptions rétroactives ne sont ni totalement correctes, ni totalement incorrectes. Selon lui, les actions concernant notre propre passé sont bien enregistrées dans notre cerveau, mais pas la description de ces actions. La narration est l’un des moyens qui nous aide à nous rappeler du passé mais les souvenirs sont généralement des éclairs, des flashs et non des récits. Ce qui nous manque, c’est le souvenir de l’intentionnalité d’un acte. Quand de nouvelles descriptions du monde nous sont proposées, de nouvelles formes d’actions intentionnelles s’ouvrent à nous. Voilà pourquoi on peut redécrire et ressentir le passé d’une façon nouvelle à différents moments de sa vie. C’est ce processus qui explique que des personnes ayant subi des abus sexuels dans l’enfance n’ont pu les décrire comme tels qu’à partir des années 1970, quand un nouveau discours public leur a donné les mots pour le dire. Voilà pourquoi, Hacking écrit : « Nous devenons chacun une personne différente en redécrivant notre passé. »

Un autre aspect très important de ce livre tient aux éclairages qu’il apporte sur la façon dont se fabriquent de nouvelles catégories de personnes ; comment la manière de les étudier et de les décrire exerce en retour une action sur elle. Le fait que le thème du child abuse et des « personnalités multiples » se soit imposé dans l’opinion publique a permis à beaucoup de gens de se libérer d’une souffrance qu’ils n’arrivaient pas à exprimer auparavant. Mais ces individus ont, du même coup, entériné leur appartenance à une nouvelle catégorie de personnes ; ce qui a affecté leur identité, pour le meilleur mais aussi, parfois, pour le pire. Ces réflexions devraient conduire tous ceux qui jouent un rôle dans la définition de l’identité des autres à s’interroger sur le type de pouvoir qu’ils détiennent.

Le livre de Ian Hacking est intéressant aussi pour l’historien parce qu’il montre que le fait d’attribuer des troubles psychiques à des traumatismes d’enfance est relativement récent. Il est né en France au cours des années 1870, au moment où a surgi un discours entièrement neuf sur la mémoire. Sous l’impulsion de Pierre Janet et de Sigmund Freud, le mot « trauma » a acquis alors un sens nouveau pour désigner un événement qui s’est produit dans le passé de l’individu mais qui affecte encore son présent. C’est à la même époque qu’on a commencé à parler du « trouble dissociatif de l’identité ». Les tentatives pour connaître ce qu’on appelait jusque là « l’âme humaine » cèdent alors la place aux études scientifiques sur la mémoire ; lesquelles ont complètement bouleversé les discours et les normes morales que nous mobilisons aujourd’hui quand nous parlons des abus sexuels concernant les enfants.

Gérard Noiriel

Texte initialement paru sur le blog de l'auteur, « Le populaire dans tous ses états », le 12 janvier 2020.

Du même auteur, dernier livre paru aux éditions Agone, Immigrés et prolétaires. Longwy 1880-1980.

1. Gérard Noiriel, « De l’enfance maltraitée à la maltraitance. Un nouvel enjeu pour la recherche historique », Genèses, 2005/3, p. 154-167.

Notes
  • 1.

    Notes

  • 2.

    Ian Hacking surL’Âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire[1995], Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1998.

  • 3.

    Philippe Ariès,L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Plon, 1960.

  • 4.

    Lloyd de Mause,The History of Childhood, New York: Harper and Row, 1974.