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La nature comme œuvre humaine

Figure scientifique importante du XXesiècle, René Dubos (1901-1982) reste très peu connu en France. Fils d’un couple d’artisans bouchers du Val d’Oise, il part pour les États-Unis peu après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur agronome : une trajectoire socialement si improbable qu’elle mérite d’être soulignée. Dubos mène dans les plus prestigieuses universités américaines une brillante carrière de chercheur en microbiologie, qui fait de lui un des co-découvreurs des antibiotiques. À partir des années 1960, il s’intéresse à l’écologie, tant comme science que comme question politique nouvelle. Il rédige avec l’économiste Barbara Ward (1914-1981) Nous n’avons qu’une seule terre, rapport introductif de la première conférence des Nations-Unies sur l’environnement, tenue à Stockholm en 1972.

Extrait de l’avant-dernier livre de René Dubos, le texte qui suit montre combien le travail inlassable de générations humaines a souvent enrichi et embelli les écosystèmes. Utile rappel d’un savant et agronome à l’heure où il est devenu si commun de se lamenter de l’anthropisation de la nature.

Lorsqu’il quitta l’Inde en 1878 pour venir poursuivre des études en Angleterre, le jeune poète bengali Rabindranath Tagore (1861-1941) comprit bien vite que le charme comme la richesse des paysages européens n’étaient que le produit heureux de « l’union parfaite de l’homme avec la nature, union faite non seulement d’amour mais aussi de communication active ». Pour Tagore, le continent européen avait été modelé par « cette ardeur à courtiser la terre ».

Il est peu probable pourtant que Tagore ait alors pu connaître à quel point la campagne qu’il admirait du train avait été sculptée par plus de cent générations de paysans à partir des forêts et des marécages qui recouvraient la majeure partie de l’Europe occidentale avant l’occupation humaine.

Partout sur la terre, beaucoup de lieux avaient ainsi acquis cette atmosphère de félicité due à une association intime et prolongée entre l’homme et la nature. Dans la région d’Île de France où je suis né et où j’ai grandi, ce qu’on appelle « nature » et qu’on admire est en fait bien différent de la nature originelle et non domestiquée. Cette nature au second degré a été créée peu à peu depuis la période néolithique par le travail des paysans : ce que Tagore appelle « cette ardeur assidue à courtiser la terre ».

À l’âge de la pierre, de fait, l’Île-de-France était presque entièrement recouverte par les arbres avec beaucoup de marécages. Aujourd’hui, les collines ont un profil si doux qu’on remarque surtout la diversité des terres cultivées et des bois soigneusement ménagés qui les recouvrent. Les cours d’eau sont modestes, paresseux, et leurs berges, polies par les siècles évoquent de douces scènes champêtres. Le ciel est rarement éclatant, souvent même ombré de nuages, mais le climat et la luminosité si douce favorisent une végétation extrêmement variée qui a été pour une bonne partie importée d’autres régions du monde ou transformée et domestiquée. Après le défrichage de la forêt primordiale, qui commença à l’époque néolithique et ne fut jamais interrompu depuis, l’Île-de-France acquit une qualité humaine transcendant les caractéristiques propres dont la nature l’avait dotée.

Si j’ai choisi l’Île-de-France pour aborder l’humanisation de la terre, c’est bien sûr parce qu’elle est ma terre natale, celle de mon enfance. Mais ce que j’en dis s’applique à beaucoup d’autres points du globe. Dans la plupart des lieux où ils se sont établis, les hommes ont créé à partir de la nature non domestiquée des environnements artificiels, certes, mais devenus si familiers aujourd’hui qu’on y voit des phénomènes naturels alors qu’ils sont d’une origine culturelle.

On continue certes à détruire la nature en divers points de la planète, et j’ai déjà dit qu’il pouvait y avoir là la source de désastres, mais il faut aussi convenir que certains ravages parmi les plus extensifs remontent à des périodes très lointaines. Si étonnant que cela paraisse, d’ailleurs, un très vaste pourcentage du monde ancien a été transformé par des populations utilisant simplement un outillage primitif et quelques animaux domestiques. Le processus commença dès l’âge de la pierre, sans doute lorsque les terres agricoles des premières civilisations apparurent dans les espaces encore vierges de la Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. L’humanisation de la terre s’est depuis poursuivie dans relâche et, au XVIIIe siècle, elle était pratiquement achevée en Europe et en Asie. Les techniques varièrent : déboisement, assèchement, irrigation, ou encore l’aménagement en terrasses des zones de collines et la conquête des terres sur la mer telle qu’elle fut pratiquée aux Pays-Bas.

Dans le Nouveau Monde, la destruction de la nature sauvage fut retardée tant que la densité de la population demeura inférieure à celle des autres parties du monde, mais les Indiens de la période pré-agricole contribuèrent largement à la mise en place de ce processus en pratiquant régulièrement des incendies de forêt dans les régions occidentales du continent. Et bien sûr, la destruction des espaces sauvages progressa plus rapidement après l’arrivée des Européens. Lors du grand recensement de 1890, d’immenses portions du territoire nord-américain avaient été déboisées, la Prairie était pratiquement « domptée » et de vastes projets d’irrigation étaient en cours.

Ce sont donc bien les paysans de l’Ancien Monde et les colons du Nouveau qui ont ainsi créé, à partir des espaces vierges, les environnements culturels qui constituent la plus grande partie de ce que nous appelons aujourd’hui « nature ». Les diverses régions du globe ont acquis leurs aspects caractéristiques autant par la grâce de l’agriculture et des institutions sociales que par celle des glissements et de l’érosion.

Dans la zone tempérée, le paysage humanisé type est fait de pâturages et de terres arables recouvrant plaines et coteaux. La forêt est presque exclusivement cantonnée aux régions d’altitude ainsi qu’aux zones impropres à l’agriculture, à l’industrie ou à l’habitation. La plupart des masses d’eau sont enserrées de berges soigneusement entretenues, contrôlées par des barrages, canalisées, orientées et disciplinées. Et pourtant, je le répète, nous oublions presque toujours que ces paysages n’ont rien de commun avec ce qu’ils seraient sans l’intervention de l’homme. Nous vivons depuis si longtemps en étroite intimité avec cet environnement que nous le contemplons d’un œil distrait, comme quelque chose de banal, sans jamais laisser voguer nos pensées vers ce que pouvaient être ces paysages à l’origine.

Beaucoup d’animaux et des plantes présents dans les paysages humanisés sont différents de ce qu’ils étaient à l’origine, soit qu’ils appartiennent à des espèces importées d’autres parties du monde, soit que les espèces locales aient été génétiquement modifiées par la sélection ou par d’autres manipulations. C’est parce qu’il y a eu intervention de l’homme que le blé, le maïs, le riz, l’orge, la pomme de terre, la tomate, l’orange, le pamplemousse, pour ne citer qu’eux, sont aujourd’hui cultivés loin de leur lieu d’origine. L’eucalyptus pousse en Californie, en Italie, en Grèce ou en Afrique du Nord, où il est souvent plus vigoureux que dans son Australie natale. L’amandier, le figuier et l’olivier, tellement évocateurs des régions méditerranéennes, n’auraient, sans l’homme, sans doute jamais quitté l’Asie.

L’intervention humaine a profondément modifié la surface de la terre, cela même dans des lieux les plus inattendus. C’est ainsi que l’herbe haute de la prairie qui recouvrait jadis une partie du continent nord-américain est apparue à la suite des incendies de forêt pratiqués par les Indiens de la période pré-agricole pour faciliter la chasse au bison. Les landes des îles britanniques, source d’inspiration de tant d’écrits, ne représentent en aucun cas le système naturel d’origine ; elles se sont créées progressivement à la suite d’un déboisement commencé au néolithique et maintenu plus tard par une population de moutons et de lapins détruisant rapidement le moindre arbrisseau.

Bon nombre des paysages les plus appréciés et les plus riches de la planète présentent aujourd’hui un aspect physique et une texture écologique complètement différents de ceux de la nature sauvage d’origine. Il suffira d’évoquer dans l’esprit du lecteur les innombrables paysages culturel qui existent pratiquement partout dans le monde.

En Toscane et en Ombrie, une grande partie du paysage a été modelée par les paysans qui ont arrondi les collines et redessiné les pentes afin de créer une architecture en terrasses.

Dans l’Europe du Nord-Ouest, les paysages de haies et de bocage ont une origine motivée par une infinité de raisons, telle que le désir de délimiter la propriété, d’établir un réseau d’irrigation ou de protéger du vent les récoltes.

Les paysages « d’eau et de montagne » du sud de la Chine, si peu naturels, comptent parmi les décors les plus imposants du monde.

Au Japon, dans les parties cultivées de l’île de Kyūshū ainsi que dans les autres régions du pays à vocation agricole, les arbres et la terre semblent avoir été taillés sur mesure, c’est-à-dire à l’échelle humaine. Ceux qui visitèrent les îles du Soleil-Levant au siècle dernier restèrent stupéfaits et enchanté de l’agencement du paysage qui ressemblait tellement à un vaste parc dans lequel les fermes, les villages et les temples auraient été éparpillés avec art tout en y étant parfaitement intégrés.

Ainsi, sur la majeure partie de la planète, les terres cultivées constituent l’élément le plus caractéristique du paysage. Elles sont « la nouvelle nature » qui a remplacé la nature brute dans l’esprit des hommes et femmes de la campagne comme dans celui des citadins.

René Dubos

Extrait de Courtisons la terre (1980) Du même auteur, lire aussi, en ligne, « Pour une conception anthropocentrique de la nature ».