Au jour le jour

Les aléas historiques de la violence légitime

Quand les médias titrent sur la violence d’une journée de manifestation, il y a de fortes chances qu’ils dénoncent le nombre de vitrines brisées par les manifestants. Il y a une différence évidente de traitement entre ce qu’on peut appeler la « violence populaire » et la « violence d’État ». Ces deux « violences » n’ont pas les mêmes acteurs, pas les mêmes armes, pas non plus les mêmes cibles. Et seule la violence d’État peut être légale. La violence du peuple étant toujours illégale.

Reste que les choses se compliquent quand on passe de la légalité à la légitimité. Car si l’État tente de faire valoir le monopole de la violence légitime, les mouvements sociaux qui ont recours à la violence ne manquent pas d'argument pour défendre sa légitimité.

Ce que nous apprend l’histoire de l’ordre et du désordre, de la violence légale et légitime et de ses monopoles contestés, c’est combien les frontières ont pu être brouillées et combien nous héritons de ces brouillages.

À la veille de la Révolution française, le roi disposait du monopole de la violence légale et légitime. Jusqu'à la fin du XVIe siècle, la violence légale était partagée entre le roi, la noblesse, la bourgeoisie urbaine (qui entrenait des milices communales). Sous la monarchie absolue, le roi désarme les nobles et les communes. Il n’y a plus de forces de l’ordre que royales. Qui plus est, la légitimité dont jouit le roi étant désormais « divine », celle-ci n'est plus contestable.

C'est la Révolution française qui met à plat cette concentration du monopole légal et légitime de la violence par l’État royal. Le 13 juillet 1789, le nouveau pouvoir municipal parisien, une commune autoproclamée, décide la création d'une milice bourgeoise de 48 000 hommes, ouverte aux seuls électeurs. Le roi venait de masser des régiments aux portes de la capitale. Face aux craintes de complot aristocratique, les patriotes parisiens ressentent la nécessité de se doter d’une force de l’ordre qui protège l'engagement du processus révolutionnaire. En cela, la naissance de la garde conteste le monopole royal de la violence légale et accompagne le transfert de souveraineté du monarque à la Nation en armant le citoyen, au besoin contre le pouvoir s’il devient tyrannique.

Mais la création de la milice répond à un second objectif : prendre de cours l’armement populaire, protéger les biens contre le risque de pillage dans un contexte agité par de nombreux mouvements sociaux. En cela, et tout en ayant conscience de l’aspect schématique de cette lecture tant les frontières sont mouvantes et les interactions nombreuses, la garde est une force créée par la révolution bourgeoise contre la contre-révolution aristocratique et monarchique, mais également contre les violences de la révolution populaire.

Dès le lendemain, la journée du 14 juillet 1789 brouille ce schéma. Tout commence, dans la nuit, par une émeute populaire, suivie par une course poursuite dans la capitale à la recherche d’armes : la bourgeoisie pour armer sa garde, le peuple pour son propre usage. Tout ce monde converge vers la prison de la Bastille, qui servait de dépôt de poudre. Et là, alors que les troupes de la Bastille tirent sur la foule composite, une fraternisation s’opère, non seulement entre bourgeois et classes populaires, mais également entre la foule révolutionnaire et les nouvelles forces de l’ordre parisiennes, mais surtout avec les gardes françaises royales qui livrent leurs canons aux émeutiers.

L'intense violence populaire débouche sur la décapitation en place de Grève (devant l’Hôtel de Ville) du prévôt des marchands et du gouverneur de la prison d’État. Pour autant, les insurgés ne font encore que reprendre les gestes, les lieu et les rituels de la justice d’Ancien Régime. La violence populaire peut être vue ici comme une appropriation par le peuple de la violence d’État, une contestation de son monopole, un transfert de souveraineté.

Au lendemain de la prise de la Bastille, plutôt que de fuir la répression, les protagonistes rapportent leurs faits et gestes. Ils sont célébrés et reçoivent de l’Assemblée un diplôme de vainqueurs de la Bastille assorti d’une médaille et d’une épée gravée. Autant dire que la séparation si évidente auparavant entre violence d’État et violence populaire est désormais totalement brouillée.

La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen d’août 1789 instaure la garde nationale. Article 12 : « La garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » Il s'agit donc d'une force publique qui relève de l’État (donc de laviolence qu'il peut exercer) mais aussi d'une force citoyenne, composéed'électeurs (et donc populaire). Qui plus est, la garde nationale n’est pas censée défendre l’État mais pour « garantir les droits de l’Homme », devenus la nouvelle source de légitimité de la nation. Or, entre autres droits, les hommes ont celui de résister à l’oppression. Article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. » À partir de là, la résistance, y compris violente, est légitime lorsqu'elle se dresse contre une oppression.

La suite des événements révolutionnaire ne fait qu’ajouter au brouillage entre violences légitime et illégitime, comme à celui entre violences populaire et d’État. Les 5 et 6 octobre 1789, la marche des femmes est émaillée de scènes d’intense violence populaire. Effrayés, les députés votent dans la foulée la loi martiale, qui autorise mais aussi encadre l’usage par le pouvoir de la violence d’État : sommation et drapeau rouge avant de pouvoir tirer sur une foule assemblée. Si l’on retient souvent que l’Assemblée s'est alors donné les moyens de tirer sur le peuple, on souligne moins que, pour la premièrefois, un État réfléchit à l’exercice de sa violence et chercheà lui donner un cadre légal cohérent avec celui de sa nouvelle légitimité populaire.

Mais cette loi martiale et son drapeau rouge qui relevaient de la violence d’État révolutionnaire ont été à leur tour détournés. Le 10 août 1792, quand les sans-culottes parisiens, les volontaires marseillais et bretons se portent sur le château des Tuileries, ils brandissent un drapeau rouge sur lequel est brodé« Loi martiale du peuple souverain contre la rébellion du pouvoir exécutif ! ». Des bataillons de la garde nationale participent à l’insurrection. Le roi chute. Et de nouveau l’État récompense et décore les émeutiers et les émeutières (trois femmes).

Avec son dernier article, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1793 va plus loin que le droit de résistance à l’oppression : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » C'est cet article 35auquel beaucoup se réfèrent toujours pour légitimer leur recours à l’émeute. Sous la Convention montagnarde, violence d’État et violence populaire atteignent des sommets. C'est d'ailleurs pour partie en vue de juguler la violence qu'est instaurée La « Terreur » : « Soyons terribles pour que le peuple ne le soit pas » (Danton, mars 1793).

Certes, le Directoire puis le Consulat et l’Empire chercheront à remettre un peu d’ordre dans tout cela, à mieux assurer le monopole étatique de la violence légale et légitime. Mais la question de la légitimité de la violence populaire est désormais ouverte et, surtout, difficile à trancher et à clore.

Elle se repose de façon aiguë sous la monarchie de Juillet, régime issu des journées révolutionnaires de juillet 1830, les« Trois Glorieuses ». Quand un roi, Louis-Philippe, ramasse sa couronne sur les barricades, que les combattants de Juillet sont enterrés en grande pompe sous la colonne de la Bastille érigée pour l’occasion, qu’on rouvre les dossiers de pension pour les vainqueurs du 14 juillet 1789 encore vivants… comment justifier la répression des émeutes qui se dressent à plusieurs reprises après 1830 contre le pouvoir ? D’autant plus que le roi, et partant la violence qu’il peut exerce, souffre d’un déficit de légitimité, ne pouvant se prévaloir de la référence divine d’Ancien Régime et peinant se fonder sur le soutien populaire quand, le suffrage étant censitaire (c’est-à-dire lié à la fortune), à peine 6 % des hommes en âge de voter ont accès aux urnes.

La solution que trouve le régime est de revivifier la garde nationale héritée de la Révolution française en l’associant à la répression des émeutes. Afficher des soldats citoyens du côté de l’ordre permet au pouvoir de délégitimer les révoltes. La stratégie sera efficace un temps, jusqu’à ce que les gardes choisissent, en février 1848, de rejoindre le mouvement de contestation démocratique du régime et de désobéir aux ordres de mobilisation. Sur une affiche du comité démocratique de la Seine de février 1848, on pouvait lire : « À la garde seule, il appartient de distinguer la révolution de l’émeute. »

La révolution est le moment et le creuset où la violence populaire, d’illégale devient légitime.

Le premier XIXe siècle est une période confuse quant aux frontières entre violences légitime et illégitime, notamment parce que le régime de légitimité des pouvoirs en place est fragile. En mars 1848, l’instauration du suffrage universel masculin change radicalement la donne.

Le suffrage universel masculin a notamment été pensé comme un moyen de délégitimer l’insurrection. Victor Hugo l’exprimesans ambages : « Le suffrage universel, en donnant un bulletin à ceux qui souffrent, leur ôte le fusil. […] Or qu’est-ce que tout cela, messieurs ? C’est la fin de la violence, c’est la fin de la force brutale, c’est la fin de l’émeute […] le droit d’insurrection aboli par le droit de suffrage. »

La légitimité conférée par le vote aux assemblées a privé l’insurrection de la légitimité dont elle se prévalait dans les systèmes censitaires. Les répressions particulièrement violentes des insurrections de juin 1848 et de la Commune de 1871 en sont la preuve. On ne saurait prendre les armes contre des assemblées élues… Il ne restait donc plus qu’à supprimer cette institution hybride entre peuple et État, la garde nationale, ce qui fait Thiers au lendemain de la Commune – à laquelle la garde fédérée parisienne avait activement participé.

Depuis, la légitimation du recours à la violence des mouvements sociaux est devenue délicate. Même si l’histoire reste souvent mobilisée. Au lendemain de l’acte III des Gilets jaunes, un graffiti répondait au concert de dénonciations contre les dégradations de l’Arc de triomphe : « 14 juillet 1789, des casseurs s’en prennent à un monument historique ». C’est bien là l’ambivalence de notre histoire politique, pour partie bâtie sur des violences populaires, ensuite légitimées et même commémorées.

Reste que le déficit criant de démocratie des démocratie parlementaires fragilise l’argument par lequel l’État a, depuis 1848, justifié son monopole de la violence. Chaque crise politique tend ainsi à réveiller les réponses violentes à l'ordre, qui permet en retour de revoir la légitimité du recours populaire à la force.

Mathilde Larrère

Une première version de ce texte est parue, sous le titre « Notre histoire s’est bâtie pour partie sur des violences populaires », le 9 novembre 2019 sur Reporterre.

De la même autrice, maîtresse de conférences à Paris-Est-Marne-la-Vallée, dernier livre paru aux éditions Agone (2019), L'Histoire comme émancipation (avec Laurence De Cock et Guillaume Mazeau)