Au jour le jour

Des petites humanités et le ciel qui passe

On se met de temps en temps à parler des romancières anglaises avec un ravissement surpris. On a bien raison. De Jane Austen aux sœurs Brontë, de Fanny Burnett à Virginia Woolf, de Madame Radcliffe à Agatha Christie, les dames de Grande-Bretagne ont su très tôt prendre la plume et la parole, de façon incomparable.

C’est une Anglaise qui, la première, a vécu de ses œuvres : l’étonnante Aphra Behn, qui naquit en 1640, dans le Kent, vécut dans une plantation du Surinam, fut espionne pour la Couronne pendant les guerres hollandaises, fit de la prison pour dettes et entreprit, à la suite de cette mésaventure, de gagner sa vie en écrivant des pièces. Ah, merveille ! Pièces, nouvelles, roman, un peu de prison pour écrits subversifs, Westminster pour conclure, sacrée existence.

C’est une Anglaise qui inventa Frankenstein (« ou le Prométhée moderne », Mary Shelley, en 1818) ; ce sont les Anglaises qui font les plus jolis livres policiers, atmosphère, mots d’esprit biseautés, douceur de vivre et petites horreurs de l’âme qui frissonnent

Une des plus charmantes, juste après Dorothy Sayers (1893-1957) et nettement avant P. D. James (1920-2014), c’est Ngaio Marsh (1895-1982), qui sait nous proposer de petits mondes feutrés et désinvoltes, pour rire, mais si séduisants, si pleins de douceur et de nervosité qu’on regrette de ne pas y vivre.  C'est entendu, elle était néo-zélandaise. Mais franchement, on s'y tromperait.

Rosamond Lehmann (1901-1990) fut quelque peu victime de son succès. Elle écrivit des livres qui se vendirent on ne peut mieux, et du coup, on la négligea. Erreur. L’Invitation à la valse (1942) et Intempéries (1936), qui en est la suite, sont deux petites splendeurs sombres et tristes et emportantes. Histoires d'amour, un peu, histoires de classe, beaucoup, jeux obscurs du désir et, surtout, surtout, la magnificence de lentes illuminations, quand soudain le monde est saisi dans sa simplicité détaillée et compacte, la lumière d’une pièce, les ombres sur un jardin et, enfin, la douleur froide de la nostalgie, du temps qui passe, indifférent, qu’on voit passer avec stupeur, et qui se moque des serrements de cœur.

Elisabeth Bowen (1999-1973) fait partie de la même famille : elle sait, comme Lehmann, effleurer, faire rayonner un instant, glisser sur les peines, caresser rapidement les extravagances. L’Adultère (1931) est un roman terrible et brûlant, génialement victorien, complètement classique et complètement tordu. Même quand on n’est pas porté sur le roman psychologique, on aime Bowen, car elle est si perverse, sous ses airs impeccables, si sournoisement sensible sous ses airs distants à la dérision des petites vies agitées et passives que nous vivons tous, qu’elle transforme l’étude d’un cas en prière murmurée à la poussière.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans l'hebdomadaire Révolution, le 16 juin 1994, p. 50.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).