Au jour le jour

Les âmes et les armes

En 1960 paraissait un livre destiné à devenir un classique absolu de la science-fiction, Un Cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller. Les malheureux qui, nés trop tard dans un monde trop vieux, ont cherché à lire ce livre qu’on nommait partout un chef d’œuvre ont dû aller fouiner pendant des années dans les bibliothèque…

Longtemps le Cantique pour Leibowitz n’a pas été réédité. Il est finalement reparutrente-trois ans pus tard. Sans doute parce que son auteur annonçait une suite [1]. Peu importe, l’essentiel est qu’on dispose enfin de ce magnifique roman, étrangement poignant, d’une ambition qui laisse rêveur en nos temps mesquins, puisqu’il s’y agit de rien de moins que d’interroger la notion de « responsabilité ». Ce qui, contrairement aux apparences, n’entraîne pas le moins du monde un ennui qui, pour être poli, n’en serait pas moins profond.

Il semblerait que Walter M. Miller, né en 1923, ancien pilote de chasse de l'US Air Force, ait éprouvé la nécessité d’écrire ce Cantique après avoir effectué une vingtaine de missions sur l’Italie et les Balkans, et notamment au-dessus du Monte Cassino, qui abritait notamment une abbaye de bénédictins, détruite lors des bombardements.

Miller invente alors un monde qu’il va dérouler sur 1 800 ans, un monde marqué initialement par la catastrophe atomique, redevenu « primitif », tout en tribus, en superstitions, en signes, où les hommes sont réunis par la nécessité ; et où un ordre religieux, fondé par un physicien horrifié devenu moine, a pour tâche de sauvegarder les livres : « Contrebandiers en livres » et« Mémorisateurs », les membres de l’ordre prient Dieu et tentent de préserver quelques lambeaux de la culture, dont les survivants de l’horreur atomique voulaient la destruction définitive.

Les siècles passent, les frères recopient les documents qu’ils ont pu sauver, sans savoir ce qu’ils signifient tandis qu’autour d’eux les tribus se fédèrent, qu’un ermite très semblable au Juif errant fait irruption régulièrement aux abords de la communauté et que, peu à peu, des hommes réinventent la beauté inutile des enluminures, fabriquent des machines, découvrent les mathématiques.

Les siècles passent. L’histoire recommence. On est maintenant prêt à comprendre les livres anciens et leur savoir terrible qui a mené à la catastrophe d’autrefois. « Mené » ? Est-ce le savoir même, ou ce qu’on en fait ? Attention, on n’est pas dans une dissertation de philo. Même si les questions qui se posent ont l’air familières. Qui est responsable : le savant, le politique – et nous autres ?

Un Cantique pour Leibowitz n’illustre pas un vieux débat. Il est la fable exactement captivante d’une de nos histoires possibles : la légende magnifique du combat entre le Diable et le Christ, le pouvoir et la compassion, la neutralité et l’intervention, de ce qui fait l’homme et ses devoirs vis-à-vis de lui-même et des autres, tous les autres, depuis le début des temps jusqu’aux siècles futurs.

Que la science-fiction est belle quand on en ressort tout peuplé d’un monde merveilleux et tragique et troublé par le goût de se redéfinir une morale comme par une histoire d’amour…

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans l'hebdomadaire Révolution, le 1er décembre 1994, p. 7.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).

Notes
  • 1.

    Walter M. Miller a affectivement commencé à écrire une suite à son roman,Saint Leibowitz and the Wild Horse Woman, qu'il laisse inachevée par son suicide en 1996 mais qui paraîtra un an plus tard, aboutie par Terry Bisson. [ndlr]