Au jour le jour

Pour une critique raisonnée du progrès humain (II)

En dépit des apparences, nous en sommes toujours au même point. Ou plus exactement, la France et le reste du monde ont seulement changé de propriétaires. Les vrais propriétaires de la planète sont aujourd’hui les bourgeoisies de l’industrie, du commerce et de la banque.

Pendant deux siècles, les générations successives d’anciens et nouveaux riches ont pratiqué la fuite en avant pour essayer de pallier les dégâts toujours plus étendus des crises de production et des crises financières récurrentes provoquées par le blocage de la contradiction entre les fantastiques forces de création et de transformation de la condition humaine et l’impossibilité congénitale pour le système capitaliste de se réformer lui-même pour mettre ces forces productives au service des véritables besoins sociaux de tous les peuples au lieu de laisser des oligarchies sans vergogne se gaver et gaspiller au détriment des masses scandaleusement exploitées et réprimées partout dans le monde.

De même que la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 avait entraîné les classes populaires dans son élan (avant de les réprimer), de même les bourgeoisies actuelles entraînent les classes moyennes et la petite-bourgeoisie dans le naufrage d’un système capitaliste que la mondialisation a mené aux limites de sa capacité de fuite en avant. Mais les petits-bourgeois, par égoïsme, par inculture, par bêtise, par prétention, par lâcheté ou pour toute ces raisons à la fois, sont pour la plupart aussi incapables d’analyser clairement les contradictions du système capitaliste que pouvaient l’être les bourgeois du XVIIIe, lesquels avaient, eux du moins, l’excuse d’être pré-marxistes et encore inexpérimentés sur le plan politique. En fait, les classes moyennes et leur petite-bourgeoisie sont tout aussi intéressées que la bourgeoisie à la défense du capitalisme qui les fait vivre (de plus en plus péniblement). Alors, plutôt que de combattre avec lucidité et détermination le système, elles se réfugient dans des stratégies d’évitement, des échappatoires idéologiques équivoques, un attentisme réformiste ambigu, bref, de la combinazione politique qui, sous couvert d’ « écologie » les a conduites à se faire les acolytes du social-libéralisme. Celui-ci est aujourd’hui l’un des visages caractéristiques d’une bourgeoisie capitaliste en train d’assassiner la planète, et surtout ses populations les plus pauvres. Mais c’est un régime qui présente, aux yeux des petits-bourgeois, contempteurs ou non du progrès, l’immense avantage de leur permettre, pour quelque temps encore, de sauver, grâce au progrès social antérieur, leurs enfants de la diphtérie et leurs vieux parents de la misère.

Il est bien sûr à tous égards plus facile et moins coûteux, intellectuellement et moralement, politiquement et économiquement, de réduire « les forces productives » à la caricature que le productivisme capitaliste a réussi à en donner et de partir en guerre contre « Le progrès » plutôt que contre la propriété capitaliste. Dans un cas on fait figure d’ « écolo » de bonne compagnie, ou d’ « idiot utile » bien placé dans la course aux maroquins. Dans l’autre on est dénoncé comme un ennemi de la civilisation.

Le genre humain est ainsi fait par son histoire, tant naturelle que sociale, qu’il doit avancer debout, un pas après l’autre, sur le plan de la pensée comme sur celui de l’action. Pendant des millénaires, la croyance à l’existence de puissances transcendantes, religieuses ou métaphysiques, qui les tenaient par la main et les conduisaient vers un but prédéterminé, a aidé les humains à avancer en croyant savoir où ils allaient. Les progrès mêmes de la civilisation ont sapé les bases objectives de ces transcendances illusoires. En occident, nous vivons pour la plupart sans elles. Mais leur effondrement laisse beaucoup d’esprits désemparés : « si c’était pour en arriver là, n’aurions-nous pas mieux fait de ne jamais sortir du paléolithique ? » Nostalgie chimérique, regrets stériles ! Nous ne pouvons faire autrement que d’avancer, sans carte et sans boussole que celles de notre propre expérience historique. Processus d’émergence jamais achevé, toujours à améliorer. Dont il nous appartient de soutenir le cours pour passer de l’économique à l’éthique, de la brutalité à la fraternité, comme cela est écrit, non dans les astres, mais dans la logique du devenir humain.

À ce point de notre réflexion, pour que les choses restent bien claires, une précision supplémentaire s’impose : si pendant des siècles le progrès entendu comme un processus continu d’innovation technologique s’est confondu avec le capitalisme, est-il pour autant légitime d’en conclure qu’ils sont inséparables l’un de l’autre ? Évidemment non.

D’abord parce que la masse des données anthropologiques, archéologiques et préhistoriques dont nous disposons montre qu’aussi loin que nous remontions dans l’histoire de l’espèce humaine, elle n’a cessé de manifester les capacités d’invention inséparablement matérielles et symboliques, techniques et conceptuelles, qui lui ont valu son appellation d’homo sapiens, et d’un homo sapiens qu’on chercherait en vain à dissocier d’un homo faber, chez qui le savoir théorique se convertit en technique et la technique sollicite l’intelligence. Bien avant les Archimède, Héron et autres génies de notre antiquité classique, l’Humanité en a engendré une foule d’autres que nous ne connaîtrons jamais et qui, de la domestication du feu à l’inhumation des morts, du chopper de silex au propulseur, de la domestication des animaux sauvages à l’élevage des troupeaux, des techniques de déprédation à l’agriculture et à la sédentarisation, des grottes aménagées aux premiers murs d’adobe, de la cuisson des aliments à celle des poteries, de la conservation des peaux au tissage des fibres, de la découverte des minerais aux outils de métal, du bâton de parole à la transe chamanique, de la prise de drogue à la trépanation, etc, ont tout inventé, tout conçu et tout fabriqué, le levier, la balance et la poulie, la roue et l’écriture, le rhombe et le chofar, pour le meilleur et pour le pire, se transformant eux-mêmes à mesure qu’ils transformaient leurs conditions d’existence et leur environnement. Mais jamais, tout au long de ces millénaires d’intarissable invention, il n’y a eu, et pour cause, de mainmise capitaliste sur le développement technique, c’est-à-dire d’accaparement privé des moyens techniques de production par les plus riches pour s’enrichir davantage encore, pour produire non plus des choses utiles répondant à des besoins, mais pour produire de l’argent en exploitant de la force de travail physique et intellectuelle, comme le veut la logique même de l’économie capitaliste…depuis le XVIIIe siècle chez nous.

Autrement dit, la technique, en tant qu’ensemble des médiations inventées entre l’Homme et son milieu est l’expression spécifique du génie humain dans tous les domaines, quoi qu’on en pense. Son développement, quels qu’en soient le degré d’efficacité et la rapidité, est inhérent à tous les modes de production, du communisme primitif le plus grossier au capitalisme contemporain le plus sophistiqué. Ce sont les modes de production qui commandent les usages, bénéfiques ou nuisibles, des différentes techniques. Une même technique peut servir à construire ou à détruire, à soigner ou à tuer. C’est pourquoi il y a quelque chose d’un peu aberrant à fétichiser et diaboliser la technique, à l’ériger abstraitement en divinité maléfique en soi, pour en instruire le procès. Celui-ci se trompe d’objet. Réquisitoires comme plaidoiries passent à côté de la vraie question, qui n’est pas de savoir si la technique est en soi bonne ou mauvaise, puisque, comme le disait Ésope de la parole (une technique de communication !), elle est simultanément « la meilleure et la pire des choses » et que même avec un très long recul, il est vain de chercher à démêler les effets positifs des effets négatifs d’une innovation technique de quelque importance par ses applications et par sa durée. La bonne question c’est de demander dans chaque cas, qui décide de son usage, à quelles fins, pour le bénéfice de qui et au détriment de quoi. Ce qui revient à se poser la question de la nature du mode de production considéré et donc la question du régime de la propriété des moyens de production et donc la question du pouvoir de classe établi. Généralement quand il apparaît avec évidence que le coût environnemental et humain d’une innovation technique est catastrophique, comme c’est le cas, par exemple, pour l’exploitation des schistes bitumineux au Canada ou aux États-Unis, il est clair que la cause principale du désastre n’est pas tant le recours à une technique visiblement destructrice que la volonté des sociétés pétrolières, de leurs actionnaires capitalistes et des gouvernements à leur service de s’emparer sans tarder davantage d’une ressource naturelle et d’en tirer des profits financiers colossaux dans les plus brefs délais, pour le plus grand bénéfice des multinationales qui dépècent la planète. Périsse l’environnement naturel, crèvent les populations, pourvu que prospère le Capital. Qu’est-ce que ça peut bien faire aux grands laboratoires pharmaceutiques si tels médicaments trop rapidement mis sur le marché tuent plus de gens qu’ils n’en sauvent ? Les actionnaires n’en ont cure, tant que leurs paradis fiscaux font recette.

C’est véritablement une tragédie pour l’Humanité que le système capitaliste ait réussi à phagocyter, par le biais de l’argent, la totalité des manifestations du génie humain, et que la technique, comme le reste de la culture, soit devenue une marchandise réservée au plus offrant financièrement et non à ceux qui en ont le plus besoin.

Si nous voulons progresser ontologiquement, grandir en intelligence, en liberté, en solidarité et en égalité, nous devons impérativement émanciper les capacités de création humaines (et leurs expressions techniques) du pouvoir de la finance qui asservit et pervertit tout. Il devrait aller de soi que cet effort, ce combat pour s’émanciper du capitalisme, doit commencer ici et maintenant, pour chacun, par un souci de décroissance sur le plan de la consommation, puisque c’est d’abord par l’addiction consommatoire que le système nous aliène et nous conditionne depuis l’enfance, étouffant les aspirations de l’homo sapiens sous les désirs de l’homo œconomicus. On aurait tort de ne voir dans l’effort pour avancer sur le chemin de la simplicité et de la sobriété qu’une forme d’ascèse morale, une visée de salut personnel, comme la foi religieuse pouvait en commander autrefois. Dans nos conditions présentes d’existence, l’adoption par des citoyens conscients de pratiques décroissancistes s’inscrit dans une démarche de bien plus grande ampleur qu’une réforme morale. Elle acquiert une signification inséparablement éthique et politique, en tant qu’elle exprime une volonté de rupture avec le capitalisme et le projet de lui substituer un mode de production de type nouveau, inédit, essentiellement tourné vers la satisfaction des besoins légitimes, matériels et spirituels, de la collectivité, c’est-à-dire de tous les individus sans exception. Et ils sont nombreux, qui ont besoin de tout ce qu’il faut pour vivre humainement, pour vivre heureux. Dans cette optique, le contresens à éviter serait de chercher à bannir le progrès technique. Ce qu’il faut au contraire, c’est mettre fin au divorce capitaliste entre la croissance économique productiviste (toujours plus de pillage et de gaspillage par et pour les plus riches) et le progrès ontologique de l’ensemble des rapports humains. Pour cela il faut rendre aux peuples le réel pouvoir de décider du bon usage des ressources et des biens, donc abolir le pouvoir des uns d’exploiter les autres, en finir avec la dictature des classes possédantes, des multinationales et des banques d’affaires. La lutte contre l’oppression capitaliste, pour briser le carcan de l’argent, ne fait que commencer avec la décroissance. Mais elle ne saurait s’arrêter à ce qui n’est, somme toute, qu’une démarche d’autodiscipline, de décence, de respect de soi-même et des autres, devenue indispensable pour changer les choses. Elle n’est pas une fin en soi mais une étape sur la voie d’un progrès humain rendue accessible par tout le progrès antérieur.

C’est pourquoi nous devrions plutôt nous réjouir de la ruine de toutes les transcendances qui nous infantilisaient tout autant qu’elles nous guidaient. L’heure est venue pour l’humanité de faire un pas de plus dans la voie d’un monde adulte. Comme de toute façon, le monde n’a jamais eu d’autre sens que celui que nous sommes capables de lui donner (à un moment donné et à notre niveau de développement), saisissons notre chance, s’il en est encore temps, et poursuivons notre progrès pour sortir de la barbarie capitaliste. Quelqu’un connaît-il une autre forme de transcendance c’est-à-dire une autre façon de sortir par le haut de notre préhistoire ? Décidons ensemble, en adultes lucides et responsables, du chemin que nous voulons suivre et ne laissons personne, ni à Bruxelles, ni à Washington, ni les financiers, ni les technocrates, ni les soi-disant socialistes, décider à notre place. Ça, ce serait un vrai progrès ! Au moins aussi important que la domestication du feu, l’apparition de l’écriture ou l’invention de la démocratie.

Alain Accardo

Deuxième partie d'un texte initialement paru dans Kairos, en mai 2015.

Du même auteur, dernier livre paru, Pour une socioanalyse du journalisme, Agone, coll. « Cent mille signes », 2017.