Au jour le jour

Shakespeare in blog (V) Le genre de la deuxième personne (2)

Pourquoi traduire à nouveaux les Sonnets de Shakespeare ? Bien sûr, la grandeur de ce classique de la langue anglaise. Toutefois, comme on a déjà vu, ces sonnets ont déjà été très traduits – et en rien passablement. Le traducteur explicite son propre intérêt au fil de chaque exposition. Mais il y a quelque chose de plus. Au moins chez l'éditeur qui pousse le traducteur à rendre son propos aussi évident que possible. Pour transmettre une lecture (une traduction) qui tourne le dos à l'abscons, au précieux, aux réinventions modernes de l'exotisme qu'abrite le siècle élisabéthain comme tout autre civilisation lointaine. Et rendre l'expérience dont il rend compte (essentiellement une expérience amoureuse) enfin commune – par la « reconstruction dans une autre langue de l’espace commun avec l’auteur », avons-nous déjà dit. Transmettre de la compréhension. Parce que cela seul émancipe.

Arrive le distique final, et j’en reviens à ce qui m’occupe : le genre de la deuxième personne. Le sonnet 132 est régulièrement adressé, surtout par des possessifs de la deuxième personne : un spectaculaire Thine eyes I love initial – les yeux tiens et unj’aime –un bégaiement devenu presque rituel sur le son [’aɪ] qui dit et l’œil et le je – et pas moins de cinq thy.

C’est au treizième vers, le premier du distique final, que la troisième personne fait proprement irruption. Et c’est la seule fois. Ce sonnet est, de ce point de vue, l’exact opposé de celui du sonnet 7, où la troisième personne était partout et la deuxième seulement au (même) treizième vers. Ce retentissement de la troisième personne a lieu ici en même temps que le retour de la première : I love au premier vers, I swear au treizième. J’ai déjà eu affaire à ce verbe swearjurer, dans le sonnet 152 : je l’ai plusieurs fois opposé à voir. Alors, je jurerai, promet-il (si seulement tu accordes ton cœur à tes yeux)que la beauté elle-même est noireThen will I swear beauty herself is black.

Noire comme ton cœur et tes yeux assortis. C’est-à-dire à l’image de la personne à qui on s’adressait encore dans le vers précédent (suit thy pity) et à qui on s’adresse à nouveau au vers suivant : Horrible à qui manque ton teintAnd all they foul that thy complexion lack. Lack – manque rime avec blacknoir. Les deux mots sont à une lettre près. Lack, c’est black sans commencement. Disparition de l’initiale, « b », qui en anglais se prononce comme le verbe être – be. Dans ce moment de tension entre jurer et voir, la rime est évidemment visuelle. (Et la rime, qu’elle s’adresse aux oreilles ou s’offre aux yeux, est toujours rime de sens.) Thy complexionton teint rappelle les joues grises de l’Est. Le plurielthey ne dit plus le genre : libre au traducteur d’y voir un groupe d’êtres féminins seulement, ou bien mixte. J’ai choisi une tournure indéterminée.

Un pronom réfléchi féminin est appliqué à beauty, à la beauté-elle-même, entre deux occurrences de la deuxième personne, thy pity et thy complexion, dont l’histoire que s’est raconté celui qui te parle a fait des synonymes en noir, assortissant les mots et les choses qui te sont attribués comme sont assorties les parties de toi. Ce féminin peut bien être, comme on pourrait le penser, un genre donné par défaut à la personnification de la beauté, souvent représentée femme, il n’en reste pas moins que le placer, solitaire, à cet endroit crucial du sonnet qu’est le premier vers du distique final, le fait véritablement retentir. Les sonnets précédents l’ont dit : tu n’es pas, selon les canons de l’époque, ce qu’on appelle une beauté ; eh bien, disent ces deux vers, c’est la beauté qui sera toi. Et la beauté étant toi, elle sera féminine. Le pronom réfléchi agit comme le miroir des contes. Herself est associé grammaticalement à la beauté au moment même où la beauté « s’accorde » avec toi. Où elle s’accorde avec tu.

À propos du soleil… Je prononce son nom et voici qu’il disparaît aussitôt : quand, au sonnet 33, Shakespeare écrit my sun – mon soleil, ce sun est, comme au sonnet 7, masculin : un nuage maintenant me le cache, dit-il de lui – has masked him from me now. Mais mon soleil renvoie ici à un être bien déterminé (si je puis dire), pas à n’importe quel soleil, pas même en réalité au soleil lui-même. Ce déterminant possessif le rapproche de my lovemon amour. J’ai déjà dit comment la formule, courante dans les sonnets, désigne à la fois le sentiment que j’ai et celui ou celle pour qui j’ai ce sentiment. Le nom du sentiment est de genre neutre en anglais, je parlerais donc de cet amour en disant it, mais il en va tout autrement quand ce mot désigne l’objet de mon amour. De cet amour-là, je dirai he ou she selon le sexe de la personne que l’expression désignera, donnant le genre de l’un ou l’autre sexe au mot amour. Ainsi, pour ne citer que ces deux exemples, celui qui dit je se réfère-t-il à my love au sonnet 138 (que j’ai déjà évoqué à propos des mensonges) par huit she et trois her et au sonnet 63 par cinq his et trois he (en fait deux he plus un qui ne renvoie pas à my love mais au couteau de la vieillesse, c’est-à-dire, sans doute, à la personnification du temps qu’on représentait alors muni d’un instrument tranchant.

Ces deux sonnets donnent une indication du sexe de la personne à qui je parle dans les sonnets qui les précèdent et ceux les suivent. Ils ne sont pas adressés mais à propos, celui-ci du jeune homme que Shakespeare appelle par moments my friend, celui-là de la dame qu’il nomme parfois my mistress. Dans les deux cas, les mots my love ouvrent le sonnet, Against my love…, When my love… La formule à laquelle renvoient ici des he et là des she est annoncée d’emblée et jamais reprise telle quelle. Il va de soi que c’est parce que my love est, quand ces mots sont adressés, associable à un tu, que j’associe encore à ce tu les he ou les she qui se rapportent à my love quand ces mots ne sont plus adressés. On comprend alors la raison d’interventions de poèmes non adressés dans la suite généralement adressée des Sonnets, interventions qui pourraient autrement surprendre : mais pourquoi diable Shakespeare parle-t-il soudain à la troisième personne de celui ou de celle à qui il vient de s’adresser ?! Il s’agit bien toujours de donner un genre à la deuxième personne, en bordure de tu.

Est-ce une ambivalence du genre (si j’ose dire) de my love qui est le sujet du sonnet 20 ? Si je parcours des yeux ce sonnet (qui, si je m’en remets à la structure du livre, est de ceux adressés à un jeune homme), j’aperçois qu’il contient six fois le mot femme et deux fois seulement le mot homme, parfois au singulier, parfois au pluriel. Il contient également, outre plusieurs formes de la deuxième personne dont deux thoutu, deux fois le pronom sheelle. Ce dernier renvoie à la nature : nature, sans article, sans majuscule non plus ; un mot intervenant lui-même deux fois. Mais ce qui attire l’œil dès l’abord, ce sont deux mots avec majuscules qui se succèdent au deuxième vers, l’espace entre ces deux mots partageant le vers en deux parties égales en nombre de mots :

A woman’s face with nature’s own hand painted Hast thou the Master Mistress of my passion.

La nature a des mains et elle s’en sert pour peindre. Elle t’a peint un visage. A woman’s face – Un visage de femme…Hast thouAs-tuthe Master Mistress of my passion. Shakespeare juxtapose deux noms avec majuscule, Master Mistress ; il colle, ou presque, deux noms qui désignent deux personnes de sexes opposés et place devant eux le pronom thou. La tournure choisie permet au pronom d’occuper cette place : Hast thou the Master Mistress… Les éditions récentes des Sonnets ajoutent une virgule entre thou et the ; je rétablis ici la ponctuation de l’édition de 1609. Deux noms, donc, dont l’association semble, d’un point de vue grammatical, ne pouvoir être scellée que de ce que l’article défini the, qui les précède, comme tous les articles anglais ne dit rien du genre. Les « mots vides » font de ces choses ! (Et je n’ai rien dit de la façon dont l’article ne reprend pas en toutes lettres le pronom.) Deux noms et un déterminant que les traducteurs français qui auront à cœur de le garder (parce que c’est the et non my, n’est-ce pas une bonne raison ?) pourront difficilement faire autrement que dédoubler : le Maître et la Maîtresse de ma passion. Ou qu’ils devront au contraire faire disparaître : Maître Maîtresse de ma passion. Disparition qui aura comme résultat de transformer ces deux mots, par la proximité immédiate de tu, en un couple vocatif, adressé à l’être que ce pronom désigne.

Un autre mot attire mon regard, plus bas dans le sonnet : le mot Hues. Non seulement lui aussi a une majuscule, mais il est en italique. C’est le seul mot en italique du sonnet, et les mots en italique sont rares. Il est placé au milieu du septième vers et donc en plein centre du sonnet. Ce milieu est cette fois un milieu métrique : autant de syllabes (cinq) d’un côté que de l’autre du mot. Si le sonnet était un rectangle et que j’en traçais les diagonales, elles se couperaient en ce mot : Hues – Nuances. Les éditions récentes ont remplacé ces italiques par des guillemets. Guillemets qui me rappellent que le mot que je traduis nuances (ou quelque chose entre apparences etcouleurs)pourrait aussi être traduit clameurs. Je laisse cette acception de côté, peu probable dans ce contexte mais aussi parce que hue(s) lorsqu’il est employé dans d’autres sonnets l’est comme je le traduis ici. Je le traduis donc pour le moment comme je l’ai traduit et le traduirai ailleurs, attentif à ce que les mots reviennent d’un sonnet à l’autre, comme reviennent les personnages d’un récit. Or ce mot au pluriel est justement précédé sur le vers du même mot au singulier : A man in hue all Hues in his controlling – Un homme en nuance toutes Nuances en son contrôle. Ce hue(s) [’hju:] doit-il s’entendre comme un you [’ju:] aspiré, un h-you, voire un he-you sur ce vers comptant aussi unhis, adjectif possessif de la troisième personne du masculin ? En tout cas, précédé de son singulier, le mot en italique et au pluriel, avec sa majuscule, en plein centre du sonnet, m’apparaît comme un pivot autour duquel sont distribués les mots homme(s) et femme(s), eux-mêmes tantôt au singulier tantôt au pluriel. Un pivot, oui, car on dirait bien que le sonnet entier bascule autour de lui, comme les plans et les formes autour de l’objet central dans une nature morte de Juan Gris.

Cette distribution des singuliers et des pluriels est même très précise. Avant ce pivot, le mot homme (sur le même vers) est au singulier ; au-dessus, le mot femme est deux fois au singulier, une fois au pluriel. Après ce pivot, le mot homme (au vers au-dessous) est au pluriel ; plus loin et au-dessous, le mot femme est deux fois au pluriel, une fois au singulier. Ainsi, alors qu’alternent de vers en vers des mots, man, woman, men et women, renvoyant sans ambiguïté à des êtres de sexes opposés, que le sexe de la personne à qui on s’adresse, et donc le genre de thou, semble être le lieu — ­d’une hésitation ? d’un trouble ? — tout le sonnet s’organise également sur une alternance très dessinée de singuliers et de pluriels tournant autour du mot pivot : Nuances, que la personne dont on parle contrôle, nous dit-on, toutes.

C’est que (explique Shakespeare non sans humour) tu as d’abord été créé pour être femme, mais la nature – nature, alors qu’elle te façonnait, est tombée folle de toi – fell a-dotinge (le mot est étrangement scindé en deux parties), et par addition – by addition, c’est-à-dire en plus, t’a défait de moi par l’ajout – by adding – d’une chose – one thingune (au sens numéral) qui à mes fins n’est rien – to my purpose nothing. Pas besoin de vous faire un dessin de cet « ajout ».(Nothing rime avec a-dotinge, rime renforcée par la division du second.) Sans doute fallait-il donc pour cela que nature soit fille (deux fois she). Mais c’est un revirement tardif et qui se voit puisque tout le sonnet, avec ses six occurrences du mot femme(s) et deux seulement du mot homme(s), insiste sur les traits et les manières féminines de la personne qu’il décrit en s’adressant à elle. Pas de her, adjectif possessif féminin, dans ce sonnet, mais de nombreux cas possessifs au mot woman, singulier et pluriel.

Mais il y a une chose encore. Depuis que j’ai affirmé que le mot (le monosyllabe) Hues est au milieu du septième vers, comptant cinq syllabes de chaque côté de lui, je me suis mis à compter les syllabes de tous les autres vers du sonnet. À en vérifier le compte, plus exactement. Car les Sonnets sont constitués de vers de dix syllabes (sauf un, écrit en octosyllabes) mais il me semble toujours trouver à tous les vers de celui-ci, comme au septième vers, une onzième syllabe. Compter les syllabes une par une n’est évidemment pas la bonne façon de s’y prendre avec les vers des Sonnets. Mais c’est parce que j’ai compté syllabe après syllabe (et non selon le une-deux, une-deux qui sied au pentamètre dit iambique dont la syllabe « deux » est accentuée) que j’ai pu affirmer plus haut que le mot Hues est au milieu métrique des onze syllabes, ai-je cru, du septième vers (un vers de dix syllabes n’ayant, lui, de juste milieu qu’entre deux syllabes ou deux mots). D’une certaine façon, cette onzième syllabe était celle du milieu, celle occupée par le mot Hues, que j’ai appelé « pivot », et autour duquel j’ai vu tourner tout le sonnet. Or ce compte faussement surnuméraire que je trouve à tous les vers est la trace de ce qu’on appelle la « rime féminine ». Le sonnet 20 est, sauf erreur, le seul des Sonnets qui soit entièrement constitué de rimes féminines, de vers dont l’accent final est pour ainsi dire à l’avant-dernière syllabe. Quand nothing rime avec a-dotinge, l’accent « final », le dernier des cinq accents qui scandent toutes les deux syllabes le pentamètre iambique, est sur noth- et dot- ; les –ing(e) se dissolvent pour ainsi dire dans le blanc laissé par le vers. D’un point de vue métrique, cette non-onzième syllabe, en ce qu’elle n’est pas accentuée, n’est pas un « ajout » (un « revirement de nature »). Quoiqu’inflexion significative du vers, elle pourrait bien être considérée, de ce point de vue, comme nothing. D’un point de vue grammatical, c’est différent, puisque cette ultime syllabe est souvent une désinence verbale (dans ce sonnet un -ed, un -ing, un –th, qui n’est autre que l’ancêtre du –s, terminaison actuelle de la troisième personne du singulier, encore elle !) qui, en tant que telle, s’ajoute au radical du verbe, et constitue peut-être bien one thing. Repérer ces terminaisons qui sont la marque du féminin des rimes m’aurait évité ce laborieux comptage ! Mais mes yeux se sont posés ailleurs, en plein centre du sonnet, et j’ai dû repartir de là pour en atteindre les bords.

Ajout ou pas ajout ? One thing ou nothing ? Quelle que soit la façon dont on considère ses rimes, le sonnet 20 (dont je remarque aussi le numéro duel) a été « créé » à l’image de la personne à qui il s’adresse et qu’il décrit comme a man in hue : comme elle (puisque le mot personne est féminin), le sonnet a, pourrait-on dire, les nuances d’une fille… Le voici très ambivalent, le genre de la deuxième personne.

(À suivre…)

Pascal Poyet

Deuxième partie du texte issu de la cinquième intervention de l'auteur à la Mosaïque des Lexiques  (revue parlée mensuelle), aux Laboratoires d'Aubervilliers, le 5 juillet 2019, dans le cadre d'une bourse du « Programme de résidences d'écrivains de la région Île-de-France ».

Dernier livre paru, Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux (TH. TY. / MW, 2018) ; dernière traduction, David Antin, Parler (Héros-Limite, 2019).