Au jour le jour

Ils ont tué Jaurès

Cette chronique sera délibérément sentimentale. Autant dire qu’elle va évoquer une utopie, comme on dit aujourd’hui – naguère on se contentait de parler d’idéal. Aujourd’hui, on va rappeler Jaurès.

On finit par en avoir assez de vivre dans un monde où l’on essaie de nous faire croire qu’il n’y a pas de passé, et fort peu d’avenir ; où l’on essaie de nous faire croire qu’il y a d’un côté des fatalités, et de l’autre des bonnes volontés. On se lasse. D’où ce retour à Jaurès avec une confidence personnelle.

Le seul bijou de famille que je possède est une médaille représentant Jaurès. Qui me fut transmise par ma mère, m’expliquant que cet homme-là, par la force de son verbe, avait su défendre les ouvriers. Et c’est vrai que Jaurès demeura longtemps une figure vivante, grandiose et humaine, chez ceux pour qui il avait pris la parole. Il mérite mieux que d’être une vieille icône et un nom d’avenue.

Jean Jaurès est né dans le Sud-Ouest en 1859. Il fait un parcours sans faute à l’école de la République, qui le mène à Ulm. Il y côtoie Bergson, en sort agrégé de philosophie, puis professeur, puis docteur. (C’était le temps où l’on formait les « élites » pour emmagasiner du savoir et organiser leur réflexion, et non pour gérer et communiquer.)

À la suite de la grève des mineurs de Carmaux, il devient leur député mais n’en consacre pas moins du temps à la critique littéraire. (Ce qui n’est pas sans évoquer Léon Blum, qui sera, lui, critique dramatique à la Revue blanche.) Jaurès conseille les verriers de Carmaux lors d’une grève particulièrement dure et travaille avec eux à la fondation de la verrerie ouvrière d’Albi, qui sera la « propriété collective du prolétariat ».

Quand arrive l’Affaire Dreyfus, Jaurès prend parti pour Dreyfus, défend Zola – et « invite à analyser les vertus révolutionnaires de l’esprit critique ». C’est également l’époque où il écrit l’Histoire socialiste de la Révolution française.

En 1902, un an après le Parti socialiste de France, fondé autour de Jules Guesde et d’Édouard Vaillant, Jaurès fonde le Parti socialiste fiançais. En 1905, la SFIO fera l’unité.

Il va, de sa voix de bronze, de ses mots retournants, sans trêve expliquer les lois du capital, les transformations à faire, les injustices. Persuadé qu’il n’y a de vie intellectuelle pour personne quand ceux qui travaillent sont dominés, il fonde en 1904 L’Humanité, dont on dit que la paternité du titre revient à Lucien Herr, magnifique personne, qui sera le bibliothécaire de l’École normale supérieure, où il va accueillir Léon Blum, Gustave Lanson, Octave Mirbeau, Ernest Labrousse, et offrir une tribune libre à la CGT.

En 1907, Jaurès appelle à la grève contre la guerre, et, tout en choisissant de toujours rester dans un cadre légal, saura affirmer que le socialisme « a pour but la plénitude d’être » et travailler aux moyens par lesquels pourrait advenir cette plénitude.

En 1914, Jaurès est assassiné. En 1919, son assassin est acquitté. En 1924, il sera « panthéonisé ».

Jaurès était trop vivant, trop ardent, trop précis, pour qu’on le laisse momifié.

Évelyne Pieiller

Sur Jean Jaurès, lire aussi sa notice corrigeant les usages publics de l'histoire.

Une première version de ce texte est parue dans l’hebdomadaire Révolution,le 29 septembre 1994, p. 52.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique (en charge des pages « Culture » depuis 2012), dernier livre paru, L’Almanach des réfractaires (Finitude, 2016).