Au jour le jour

Shakespeare in blog (IV) Mensonges et récits de seconde main

Poursuivant l'exposition de son work in progress (ainsi qu'on dit justement en français comme en anglais), Pascal Poyet continue de « cartographier » sa lecture des Sonnets de Shakespeare parce que la compréhension, selon lui, ne suit pas la question de savoir ce que l'auteur a voulu dire mais seulement d'avoir vraiment et seulement lu ce que l'auteur a écrit : le sens est là Discutant de ce chemin (de la primauté du sens et de la compréhension) avec un autre traducteur (d'une autre langue), celui-ci conclut qu'« il nous arrive souvent de construire un labyrinthe de miroirs (de réflexions) pour trouver une issue, qui est souvent tout prêt. Après tout, les traductions ne sont que les approximations aussi précises que possible d’un imaginaire qui reconstruit dans une autre langue l’espace que nous avons en commun avec l’auteur ».

Le sonnet 152 de Shakespeare est le dernier d’une séquence de vingt-cinq, tous dédiés et pour la plupart adressés à celle qu’il appelle my mistress. Le pronom toi, thee, rime avec le pronom toi, thee, deux vers au-dessous. Sauf erreur, c’est la seule fois dans la totalité du cycle des sonnets qu’un mot rime avec lui-même. Est-ce une rime ?…

Je veux dire : si une rime consiste à changer de mot sans changer de son, ici on ne change ni de mot ni de son. Est-ce qu’on change de sens ? Qu’est-ce que toi pourrait vouloir dire d’autre que toi ? (« Moi c’est moi et toi t’es toi », me disait-on quand j’étais petit et que je voulais donner mon avis : Toi, tais-toi.) On ne change pas de sens, mais on passe de I accuse theeje t’accuse – à to misuse thee. Remarquez que les deux vers n’ont pas besoin de thee pour rimer puisque accuse rime avec misuse. Le nombre de syllabes dépassant les dix attendues confirme que cette rime de thee avec thee est en quelque sorte en excès.

To misuse, c’est mal utiliser, mal à propos ou à mauvais escient. C’est un verbe qu’en anglais courant on n’emploie guère que pour les objets. Dois-je pour autant le mettre en relation avec le mot thingchose – que je vois tout en bas du sonnet, au bout du douzième vers : the thing they seela chose qu’ils voient ? (ils, ce sont les yeux) : Et pour t’éclairer [j’]ai donné des yeux à la cécité, Ou les ai fait jurer contre la chose qu’ils voient – au présent : qu’ils voient maintenant qu’ils ne jurent plus. Jurer contre voir.

To abuse thee, pour une personne, donc, ce pourrait être t’abuser. T’abuser, te tromper, de raconter des histoires, t’induire en erreur : te mentir. Le mot mensonge est d’ailleurs le dernier mot du sonnet, lie. Là, au bout du quatorzième vers, il rime avec, juste au-dessus de lui, le mot eye, l’œil : more perjured eyeœil plus parjure. C’est une fin de vers qui en rappelle une autre, qui se trouve plus haut dans le sonnet, juste entre ces deux vers se terminant par thee : je suis le plus parjureI am most perjured. Comme œil et je se prononcent de la même façon en anglais, [’aɪ], ce qui différencie essentiellement ces deux fragments, c’est la façon d’orthographier cet [’aɪ] : là je, ici œil.

On retrouve cette distinction entre [’aɪ] et [’aɪ] sur le treizième vers lui-même, qui non seulement finit par œil mais commence, ou presque, par je : Car je t’ai juré belle – fair (que Shakespeare, l’opposant à dark, emploie en effet beaucoup dans les vingt-cinq sonnets qui précèdent pour qualifier, contre tous les canons de l’époque, celle à laquelle ils sont dédiés) ; œil plus parjure – en français, l’œil se retrouve à l’intérieur du vers – Qui jure contre la vérité un si horrible mensonge – so foul a lie. On passe de fairbelle – que je t’ai jurée être, au treizième vers, à foulhorrible – qu’est le mensonge, au quatorzième. Contre la vérité – the truth – c’est-à-dire contre l’évidence, contre ce que les yeux verraient s’ils cessaient de jurer, ou qu’ils voient maintenant qu’ils ont cessé de jurer. Ou que j’ai cessé de jurer. (Ce verbe, jurerswear – est quatre fois employé dans cette partie de sonnet ; dans l’ordre : I have swornj’ai juréI made them swearje les ai fait jurerI have swornj’ai juréto swear – que je viens de traduire qui jurent. C’est, selon une alternance régulière, je et l’œil ou les yeux qui jurent.) L’opposition de jurer et de voir se creuse. Jurer est le contraire de voir.

[’aɪ] n’est pas [’aɪ], pas comme thee est thee, mais comme l’œil ne peut être ici apparemment que l’œil de celui qui dit je, non seulement le jeu de mot (ce qui est à peu près inévitable) disparaît dans la traduction française, mais cette distinction même disparaît dans la plupart des traductions que j’ai pu lire. Pourtant Shakespeare n’a pas mis je des deux côté du vers. Néanmoins, la rime de l’œil avec le mensonge est aussi la rime de je avec mensonge.

Sonnet 123. And what we see doth lieEt ce que nous voyons ment. Doth est la forme archaïque de does ; il y a une insistance : Et ce que nous voyons ment, oui. Oui, il ment, ce que nous voyons. Pour dire mentir, l’anglais a un verbe, to lie, qui peut signifier se trouver ou se situer quelque part, pour une chose, ou être allongé, pour un être. Si en anglais je veux parler de ce que j’ai sous les yeux, il y a une formule courante qui est de dire what lies before my eyes – formule reprenant d’ailleurs la rime entre lie et eye, mais dans ce cas lie ne veut pas dire mentir ! Or, la proximité, dans ce vers, des verbes to see, voir, et to lie, que j’ai traduit mentir, excite, pour ainsi dire, la polysémie de to lie, car dès que j’entends cette polysémie de lie – et si je l’entends, c’est parce que j’écoute –, le vers semble donner forme à une hésitation que je pourrais raconter comme suit : ce que je vois s’avère différent de ce qui est là et il est difficile de dire où se situe le mensonge. Ce qui me rappelle une remarque « mêlée » de Wittgenstein : « Il est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux ». Sous les yeux – was vor meinen Augen liegt, est souligné par l’auteur. What lies, pourrait-on traduire en anglais.

Sonnet 138. Deux premiers vers : Quand mon amour jure – encore jurer ! – qu’elle est faite de véritémade of truth –, Je la crois, bien que je sache qu’elle ment. S’ensuit toute une série de croire et de penser sur le mode : je fais semblant de croire ce qu’elle fait mine de penser. (En l’occurrence qu’elle dit vrai et que je suis jeune.) Et des deux côtés, écrit Shakespeare, de vérité, plus tracesuppressed. L’amour, explique-t-il plus loin, préfère faire semblant de croire. C’est même, littéralement, son habitudehabit. Et il conclue (ce sont les deux derniers vers) : Ainsi je mens avec elle et elle avec moi, Et dans nos mensonges nous nous flattons. Seulement, tous les verbes qu’on lit en descendant le sonnet comme je viens de le faire, jurer, savoir, penser, croire (dont I et she sont en alternance les sujets) ont beau plaider, comme dirait Shakespeare, pour entendre mentir dans ce lie au bas du sonnet – Therefore I lie with her, and she with me –, il n’en reste pas moins que ce verbe fait suite à trois occurrences serrées, sur les deux vers précédents, du mot love, et qu’on pourrait par conséquent l’entendre dans un autre sens, et ces deux vers de cette façon : Ainsi je suis allongé avec elle, et elle avec moi, Et dans nos mensonges nous nous flattons. Ce qui est beaucoup plus coquin, n’est-ce pas ! Je ne dis pas qu’il faut le traduire de cette façon et non de l’autre ; je dis que c’est ce qu’on entend aussi quand on lit ce qu’on lit.

Retour au sonnet 152. J’y rentre par le milieu, par un point d’interrogation qui se trouve au milieu du sixième vers, quatre mots de chaque côté. Placé au sixième vers, le point d’interrogation n’est au milieu du sonnet que si l’on omet le distique final, lui-même visuellement (toujours) et syntaxiquement, voire discursivement (souvent) décroché du reste du texte. Le « vrai » milieu serait bien-sûr le bout du sixième vers, mais en le ramenant au milieu du vers, Shakespeare fait occuper à ce point le milieu géographique du sonnet : son centre.

De part et d’autre de ce point d'interrogation, une occurrence du pronom je. Quatre autres occurrences ailleurs dans le sonnet. Cela fait six fois je. C’est autant que de toi, dont les deux placés à la rime, par lesquels j'ai commencé (placés au bout des vers situés l’un au-dessus et l’autre au-dessous du vers coupé par le point d’interrogation). Autant de je que de toi : faut-il y voir une raison d’orthographier le septième [’aɪ] comme un œil ? Et de faire à deux reprises l’ellipse de je, aux onzième et douzième vers que j’ai déjà cités ? Soit : Et pour t’éclairer ai donné des yeux à la cécité, Ou les ai fait jurer contre la chose qu’ils voient. Dans le premier de ces deux vers – And to enlighten thee gave eyes to blindness –, disparaissant (à la vue), I s’efface devant thee, lequel semble prendre sa place devant gave, produisant un léger trouble grammatical qui, derrière enlighten, met thee en lumière.

On pourrait dessiner le sonnet selon deux axes : celui, vertical, du I, le moi-sujet, et celui horizontal, du thee, le tu-objet. Ces deux axes se couperaient en un point qui est ce point d’interrogation par lequel je suis entré dans le sonnet.

Au-dessus de ce point d’interrogation, I reproche à thee d’avoir brisé deux serments (de fidélité). Au-dessous de ce point d’interrogation, I avoue à thee d’en avoir, pour sa part, brisé vingt. Ce qui veut dire beaucoup (et n’est pas loin du nombre des sonnets de la séquence). Ces serments sont des choses jurées qui s’avèrent être fausses : Mais pourquoi est-ce que je t’accuse, toi – I accuse thee – de rompre deux serments, Quand moi j’en brise vingt – point d’interrogation – Je suis le plus parjure, Car tous les serments que je fais ne sont que pour t’abuserto misuse thee – Et toute mon honnête foi en toi est perdue.

Que I, un personnage du texte, avoue à thee, un autre personnage du texte, qu’il ment, c’est une chose. Une chose terrible, certes, mais une chose. Or je ne me suis jamais identifié au je qui parle dans les Sonnets, jamais non plus au tu ou au toi auquel il s’adresse, même si j’ai dit qu’il était sans doute le personnage principal des Sonnets. Mais  penser, si je le faisais, qu’en même temps que I fait cet aveu à thee, ce serait aussi Shakespeare qui m’avouerait à moi, lecteur, qu’il a menti, c’est une autre affaire !

Mais s’agit-il seulement d’un aveu ?

Je ne suis pas satisfait de la façon dont j’ai traduit to misuse thee. Shakespeare n’employant le verbe to misuse nulle part ailleurs dans les sonnets, je n’ai rien pour me guider dans l’emploi particulier qu’il en fait dans ce vers. J’ai donc dû me résoudre à chercher dans le grand Oxford English Dictionnary l’usage qu’on peut faire de ce verbe et en particulier celui ou ceux qu’on en faisait à l’époque de Shakespeare. Or il y a une acception parmi la demi-douzaine donnée dans l’article consacré à ce verbe, une acception qualifiée de « rare », dont l’exemple qui l'illustre, le seul exemple… est ce vers de Shakespeare ! (Pour moi qui suis habitué à traduire mes contemporains, une telle rencontre n’est pas fréquente. C’est comme si le dictionnaire me renvoyait à ma question.) L’OED me propose d’entendre dans ce misuse un synonyme de misrepresent : donner une fausse image, dénaturer, déformer. Et tous les serments que je fais ne sont que pour donner une fausse image de toi. Mais alors le sens du vers devient plus flottant, car si je donne une fausse image de toi, ce que je peux me demander, c’est si c’est à tes dépens seulement que je le fais et pas à mes dépens tout autant ? Pour reprendre ma première traduction de to misuse, n’est-ce pas moi aussi que j’abuse ? Vais-je traduire thee par moi ?

Cette façon d’entendre to misuse et l’ambivalence qu’elle met au jour m’intéresse en regard de cette opposition répétée dans le sonnet entre jurer et voir. Et mon doute ne fait que grandir si je reviens à ce verbe jurer et à son emploi au début du treizième vers : je t’ai juré belleI have sworn thee fair. J’entends, si je la déploie un peu, deux choses dans cette formule française très compacte que j’ai calquée sur l’anglais. Deux choses selon deux emplois du verbe jurer qui sont aussi deux emplois du verbe to swear. J’entends : J’ai juré que tu étais belle, c’est-à-dire que je l’ai prétendu, affirmé ; si ce n’est pas le cas, c’est un mensonge, et le sonnet peut être un aveu, l’aveu de ce mensonge. Mais j’entends également : Tu étais belle, je l’ai juré, c’est-à-dire que je l’ai cru ou que j’ai voulu le croire (ou me le suis fait croire, si l’on reprend l’ambivalence de to misuse que propose l’OED) ; dans le cas contraire, c’est une déception. (Et rappelez-vous que si c’est je qui jure au début du vers, c’est l’œil qui est parjure à la fin de ce vers : [’aɪ] n’est pas [’aɪ].)

En fait, la question que je me pose ici, plus décisive, est de savoir de quelle nature est le mensonge, si mensonge il y a. Car c’est vrai qu’il l’a juré, pendant vingt-cinq sonnets, qu’elle était belle, fair, et cela, comme je l’ai déjà dit, contre tous les canons de l’époque, en s’attelant à déconstruire les comparaisons institutionnalisées qui ne faisaient pas d’elle, dont les yeux et cheveux sont noirs et la peau n’est pas blanche comme neige, ce qu’on appelait alors une beauté. Tant qu’on pourrait se demander si l’aveu en question mêlé de déception n’est pas aussi un aveu d’échec de l’écriture, de n’avoir pas su l’écrire belle.

Est-ce que c’est écrit ? Je ne veux pas savoir s’il faut choisir l’une ou l’autre façon d’entendre ce début de vers, I have sworn thee fair, mais s’il dit bien tout que j’y lis et si le sonnet donne effectivement forme à cette ambivalence entre aveu et déception – déception, que l’anglais a emprunté à l’ancien français pour en faire son deception, qui, lui, veut dire tromperie, comme d’ailleurs déception à l’époque de cet emprunt. Est-ce écrit ? est-ce qu’il y a dans ce sonnet, sinon dans cette séquence des Sonnets, une critique de la déception, au sens ancien et moderne du terme ? ou bien est-ce que je cherche des excuses à Shakespeare pour avoir menti tout le long ? Ou est-ce à moi, traducteur, que je cherche des excuses pour avoir tout le long cherché à voir ce qui était écrit vraiment ?

Ce vraiment a moins à voir avec la vérité telle qu’on l’entend par opposition au mensonge qu’avec l’opposition récurrente entre jurer et voir, laquelle rejoint ce refus de voir qui se dit en anglais blindness. Ce mot, que j'ai ici traduit cécité, qui s’entend aussi comme un aveuglement, est au bout du onzième vers, juste au-dessus du verbe voir : Et pour t’éclairer [j’]ai donné des yeux à la cécitéblindness, Ou les ai fait jurer contre la chose qu’ils voient.

Enfin, si j’en crois les sonnets 138 et 123, que j’ai décrits – je mens avec elle et elle avec moil’amour préfère faire semblant de croirece que nous voyonsment –, je me demande comment celui qui a écrit tout cela, et celle à qui il s’adresse ici, dont il était question au sonnet 138 et qui mentait avec lui, comment l’un et l’autre peuvent, au sonnet 152, trouver le mensonge aussi horrible sans se mentir un peu.

Comme l’écrit Wittgenstein dans la remarque qui suit celle que j’ai citée et que j’ai trouvée en cherchant l’autre : « Tu ne peux pas à la fois refuser de renoncer à ton mensonge, et dire la vérité. »

(À suivre…)

Pascal Poyet

Texte issu de la quatrième intervention de l’auteur à la Mosaïque des Lexiques (revue parlée mensuelle), aux Laboratoires d’Aubervilliers, le 7 juin 2019, dans le cadre d’une bourse du « Programme de résidences d’écrivains de la région Île-de-France ».

Dernier livre paru, Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux (TH. TY. / MW, 2018) ; dernière traduction, Juliana Spahr, Va te faire foutre – aloha – je t’aime (L’Attente, 2018).