Au jour le jour

« Tout le pouvoir aux soviets ! » La tactique bolchévique

Battant en brèche les images d’Épinal sur les conseils ouvriers, l'ouvrage d'Oskar Anweiler revient sur cet élément fondamental de la révolution russe. Autant récit chronologique qu'étude analytique, ce livre a ouvert la voie à tout un courant de recherches sur les mécanismes sociaux et institutionnels de la révolution russe. Surtout, alors que le capitalisme dévore jusqu’à la possibilité d’imaginer son renversement, il mène une vraie réflexion politique sur le destin des soviets et reste à ce titre une source d’enseignements pour celles et ceux qui n’ont pas renoncé à l’idée d’un pouvoir populaire.

Avant que le Parti bolchevique ne fût encore sorti de la clandestinité, les soviets allaient déjà se multipliant spontanément. Aussi quand au début de mars Lénine s’écriait : « Le mot d’ordre de l’heure, c’est l’organisation[1] », il désignait par là, comme foyers d’organisation élémentaires, ces conseils qui surgissaient partout. « Il nous faut maintenant profiter de la liberté relative du nouveau régime et des soviets de députés pour nous efforcer avant tout et par-dessus tout d’éclairer cette masse et de l’organiser », écrivait Lénine dans la première Lettre de loin qu’il adressa à ses camarades de Russie[2]. Les organisations de ville du parti avaient d’elles-mêmes opté pour cette voie ; ne voulant pas rester à l’écart du mouvement de masse, elles prenaient une part active à la fondation et aux travaux des soviets. Lénine avait parfaitement conscience des liens étroits, infiniment plus forts que l’influence de son parti, qui rattachaient les ouvriers et les soldats à ces organismes. C’est ce qui l’amena à décider que le parti s’appuierait en tout premier lieu sur les soviets. « À la formule de classe du programme bolchevik : “Tout le pouvoir aux ouvriers et aux paysans pauvres !”, il unit la formule d’organisation : “Tout le pouvoir aux soviets[3] !” » Seuls en effet les soviets étaient à même de faire efficacement contrepoids au gouvernement provisoire et de mettre en œuvre l’énergie révolutionnaire des masses. En outre, cette masse en ébullition de prolétaires et de soldats qui intervenaient pour la première fois activement sur le plan politique et que les partis politiques qui, eux aussi, venaient tout juste d’avoir la possibilité d’agir publiquement, ne touchaient guère qu’en surface, cette masse, donc, n’avait aucune confiance dans les règles du jeu démocratique et constituait une proie facile pour les démagogues. Lénine comptait précisément là-dessus. Malgré la majorité écrasante dont ses adversaires des deux grands partis socialistes jouissaient dans les soviets, il pensait que son parti avait des chances de détacher les masses des dirigeants qu’elles s’étaient donnés tout d’abord : Tsereteli, Kerenski, Tchernov. S’il exhortait les bolcheviks à combattre impitoyablement, au sein des conseils, les socialistes majoritaires, c’était dans l’espoir d’attirer progressivement dans son camp les ouvriers et les soldats regroupés derrière les soviets. À la base des calculs stratégiques du Lénine d’avril 1917, il y avait l’alliance du Parti bolchevique, à structure rigide et direction homogène et centralisée, avec des masses inexpérimentées et donc aisées à manipuler[4]. Les soviets serviraient à cet égard de « baromètre le plus sûr de l’activité effective des masses[5] », de « courroies de transmission » aidant le parti à diriger les masses – comme Staline le disait plus tard[6].

Outre cette mission de diffuser le bolchevisme dans les masses, les conseils devaient, suivant les plans de Lénine, en remplir une autre : paralyser l’appareil d’État, affaibli sans rémission à défaut de leur concours, saper l’autorité du gouvernement provisoire et celle du haut commandement au front comme à l’arrière ; bref, éliminer autant que possible tout ce qui obstruait le chemin du pouvoir. En conséquence de quoi, les bolcheviks poussaient les soviets à usurper les fonctions d’autorité et de gestion à l’échelon local, les hommes de troupe à élire leurs chefs par le truchement des comités de soldats et les paysans à se saisir des terres. À l’occasion de la conférence d’avril du parti, Lénine dressa un bilan triomphal de la propagation des soviets en province et du rôle qu’ils y assumaient. Et d’en tirer cette conclusion qu’en province – à la différence de la capitale où le gouvernement provisoire disposait des principaux éléments de force – on pouvait « faire faire immédiatement à la révolution un pas en avant en instaurant le pouvoir unique des soviets, en stimulant l’énergie révolutionnaire des masses ouvrières et paysannes, en passant au contrôle de la production et de la distribution des produits, etc.[7] ». Et d’invoquer l’exemple de la Révolution française qui était passée par une phase de « révolution municipale » au cours de laquelle les organes d’auto-administration locale avaient mené à bonne fin la révolution en province[8]. Voilà qui pouvait très bien se répéter en Russie : « Faire progresser la révolution, cela veut dire réaliser d’autorité l’auto-administration[9]. » C’était reprendre, jusque dans la formulation, le programme d’« auto-administration révolutionnaire » des mencheviks de 1905. À l’époque, Lénine s’était catégoriquement opposé à l’idée de fonder des « communes » révolutionnaires tant que le régime tsariste resterait debout. Maintenant, il déclarait :

La « commune » convient parfaitement au paysan. La « commune » signifie l’auto-administration locale la plus complète, l’absence de toute surveillance d’en haut. […] Les soviets des députés ouvriers sont parfaitement en mesure de créer partout des « communes ». La question est de savoir si le prolétariat a les capacités d’organisation nécessaires, mais c’est une chose qu’on ne saurait supputer d’avance, il faut apprendre tout en agissant[10].

Conformément à ces vues, on pouvait lire dans la résolution de la conférence d’avril sur cette question :

Dans toute une série de localités de province, la révolution va de l’avant, par l’organisation spontanée du prolétariat et de la paysannerie au sein des soviets, par l’élimination, à l’initiative de la base, des anciennes autorités, par la création d’une milice ouvrière et paysanne, par le passage de toutes les terres aux mains des paysans, par l’instauration du contrôle ouvrier dans les fabriques […]. Cette croissance de la révolution en étendue et en profondeur dans les provinces marque, d’une part, l’essor du mouvement en faveur du passage de tout le pouvoir aux soviets et de l’instauration du contrôle des ouvriers et des paysans eux-mêmes sur la production ; elle garantit d’autre part que les forces s’organisent dans tout le pays en vue de la deuxième étape de la révolution, qui doit faire passer la totalité du pouvoir aux soviets ou à d’autres organes exprimant la volonté de la majorité du peuple (organes d’auto-administration locale, Assemblée constituante, etc.)[11].

Tout en étant par endroits semblable mot pour mot au programme que l’aile maximaliste du Parti S R avait mis en avant pendant la première révolution russe, le programme léninien de révolution « municipale » ne revenait nullement à accorder le pas, une fois pour toutes, à l’auto-administration locale sur le centralisme tsariste. Dans le discours de clôture, que Lénine prononça devant la conférence de Petrograd du parti, figure en effet cette phrase significative : « Nous devons être pour la centralisation, mais il est des moments où la tâche doit être exécutée sur le plan local[12]. » Vu leur ascendance doctrinale et leur passé, il aurait été inconcevable que les bolcheviks se fissent les défenseurs convaincus d’une auto-administration authentique. Au moment même où il achevait de rédiger L’État et la Révolution, Lénine ne déclarait-il pas : « Vouloir prouver aux bolcheviks, centralistes par conviction, par leur programme et la tactique de tout le parti, la nécessité de la centralisation, c’est vraiment enfoncer une porte ouverte[13] » ? Le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! », pris dans le sens de pouvoir soviétique local, visait avant tout à disloquer l’ordre établi en court-circuitant les institutions étatiques. Ce n’est pas pour rien que Lénine préconisait la « démolition », la « destruction » de l’appareil d’État et son remplacement par « un nouveau, constitué par les ouvriers armés »[14]. Les conseils ouvriers, paysans et soldats devaient empêcher l’État, ébranlé par la révolution, de se consolider derechef avant que les bolcheviks eussent acquis une influence prépondérante. Lénine misait sur les conseils parce que – en raison de la place qui leur était échue dans le système de la « dualité du pouvoir » – il pensait pouvoir s’en servir comme d’un tremplin pour conquérir le pouvoir.

Le rôle que les conseils étaient appelés à jouer dans le plan révolutionnaire de Lénine dépendait du degré de maturation du mouvement. Mais une chose était certaine en tout cas : les bolcheviks ne risquaient pas « d’adopter une attitude fétichiste envers les soviets, d’en faire un quelconque but en soi de la révolution[15] ». Comme l’écrivait Lénine au printemps de 1917 : « L’important pour nous, dans les soviets, ce n’est pas la forme, c’est de savoir quelle classe ils représentent[16]. » En d’autres termes, il s’agissait fondamentalement non pas de créer dans la lutte un ordre social meilleur, plus démocratique – la république des soviets –, ainsi que Lénine et les agitateurs bolcheviks ne cessaient de le publier à son de trompe, mais de s’installer aux leviers de commande des conseils. « Les soviets, par eux-mêmes, ne tranchent pas la question, écrivait Trotski à la veille d’Octobre. Selon le programme et la direction, ils peuvent servir à diverses fins. Un programme est donné aux soviets par le parti[17]. » Jamais, au grand jamais, les bolcheviks n’ont fait des soviets une affaire de « doctrine » ou de « principe »[18] ; ce fut toujours pour eux une affaire de convenance momentanée. La théorie léninienne des conseils, forme de démocratie la plus radicale, est indissolublement liée au rôle pratique des soviets, conçus comme des instruments aux mains du parti dirigeant. Conquérir les soviets, tel fut par conséquent le but immédiat que les bolcheviks se fixèrent pendant le printemps et l’été de 1917.

Oskar Anweiler

Extrait de Les Soviets en Russie 1905-1921, Agone, 2019, p. 296-302.

Notes
  • 1.

    V. Lénine, troisième « Lettre de loin : De la milice prolétarienne », 1917. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 2.

    V. Lénine, première « Lettre de loin : La première étape de la première révolution », 1917. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 3.

    I. Galkin, Sovety kak taktičeskaja problema revoljucii, Moscou – Léningrad, 1928, p. 98.

  • 4.

    P. Selznick, The Organizational Weapon. A Study of Bolshevik Strategy and Tactics, New York, 1952, p. 254 et suiv. ; H. Seton-Watson, From Lenin to Malenkov, New York, 1954 (3e éd.), p. 29 et suiv. ; W. Gurian, « Lenins Methoden der Machteroberung im Jahre 1917 », in Deutschland und Europa. Festschrift für Hans Rothfels, Dusseldorf, 1951, p. 271-291.

  • 5.

    L. Trotski, « Kann man eine Konterrevolution oder eine Revolution auf einen bestimmten Zeitpunkt ansetzen ? », in Vom Bürgerkrieg, 3, Berlin, 1923, p. 3-7.

  • 6.

    J. Staline, Les Questions du léninisme, Paris, 1926, p. 28.

  • 7.

    V. Lénine, « La septième conférence de Russie du POSD(b)R », 1917. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 8.

    Ibid.

  • 9.

    V. Lénine, « La conférence de Petrograd du POSD(b)R », 1917. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 10.

    Ibid.

  • 11.

    V. Lénine, « La septième conférence de Russie du POSD(b)R », 1917. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 12.

    V. Lénine, « La conférence de Petrograd du POSD(b)R », 1917. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 13.

    V. Lénine, « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? », 1917, II. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 14.

    V. Lénine, L’État et la Révolution, 1917, VI, 3. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 15.

    L. Trotski, Um den Oktober, Hambourg, 1923, p. 42.

  • 16.

    V. Lénine, « La septième conférence de Russie du POSD(b)R », 1917. [Disponible sur Marxists.org.]

  • 17.

    L. Trotski,Histoire de la révolution russe, t. II (La révolution d'octobre), Paris, Seuil, 1995, p. 545.

  • 18.

    L. Trotski, Um den Oktober, op. cit., p. 42.