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Shakespeare in blog (III) Traduire, mais…

D’une exposition à l’autre de sa traduction des Sonnets de Shakespeare, la conception que s’en fait Pascal Poyet se fait plus précise. (Où il prend ses distances avec la conception que s’en faisait Bernard Hœpffner que j’érige ici en porte-étendard d’une position que je qualifierais de « texte libre d’auteur ».) Insister sur le moment de la lecture et établir le primat du voir sur le comprendre, du texte sur les sous-textes, contextes et prétextes, revient à mettre entre parenthèses l’interprétation, à en brider les libertés. Regarder ce que l’auteur a écrit, quels mots il a agencés de quelle manière – et ne rien chercher d’autre pour le moment. Enfin se dire qu’on a (peut-être) compris ce que l’auteur a voulu dire. La mise en évidence de ces trivialités n’est pas le moins important dans l’exposition par Pascal Poyet de sa traduction des Sonnets de Shakespeare

Je suis un acteur imparfait sur la scène, que la peur met hors de son texte. Ainsi commence le vingt-troisième sonnet de Shakespeare. Quelque chose m’a frappé dans ce sonnet : le grand nombre d’occurrences du mot love. Ce mot est bien sûr présent un peu partout dans les Sonnets de Shakespeare, mais six fois sur quatorze vers ! est-ce un record ? je n’ai pas vérifié, mais cela m’a paru remarquable. D’autant plus remarquable que ce dont il est question dans ce sonnet, c’est de l’impossibilité de le dire, cet amour. Impossibilité de le dire qui ne va donc pas de pair avec l’impossibilité de le nommer.

Ce qu’ici j’ai traduit, mais par Je suis, est un as : As an unperfect actor on the stage, que j’aurais pu, que j’aurai dû peut-être, traduire comme. Or, lorsque Shakespeare veut dire comme, il dit like. (J’en parlerai une autre fois.) Il y a dans cet as davantage d’identification que de comparaison. Je suis un acteur imparfait sur la scène, que la peurhis fearmet hors de son texte – besides his part. Hors de son texte comme on dirait hors de lui, idée reprise par le débordement décrit dans les deux vers suivants : Ou une chose furieuse ­– some fierce thing – le mot thing ayant aussi le sens de créature, indéterminée, sens que le mot chose supporte aussi en français – débordant de rage, dont le trop plein de force fatigue le cœurhis own heart. Remarquez le possessif, his, qui est masculin et qui s’emploie normalement pour une personne, et non pas pour une chose, contrairement à ce qui est fait ici, qui est d’autant plus étonnant qu’il s’agit du mot chose lui-même ! C’est le troisième : his fear, his part, his own heart. So I – Moi aussi, j’oublie de direforget to say,for fear of trust – autre peur, entre un manque de confiance et la peur d’y croire – la cérémonie parfaite de l’amour comme il se doitthe perfect ceremony (perfect contre unperfect plus haut : j’insiste sur ces reprises ponctuelles de mots parce qu’elles montrent qu’il ne faut pas séparer ce I qui parle désormais de l’acteur à la troisième personne au-dessus, les mine et my des his du premier quatrain). La cérémonie parfaite de l’amour comme il se doit, ou plutôt auquel l’amour a droitlove’s right. Et dans la force de mon amourlove’s strengh il semble qu’écrasé ou plutôt accablé par la puissance de mon amour – love’s might – je décline – decay –, je me décompose. To decay rime avec to say : la rime dit que je ne parviens pas à dire.

Trois occurrences du mot love, avec un possessif à chaque fois. Il y en a une autre encore, au quatorzième et dernier vers du sonnet, les tout derniers mots du poème : love’s fine wit.

Wit, on pourrait le traduire par esprit, comme on dit d’un propos qu’il est plein d’esprit. Shakespeare emploie plusieurs fois ce mot dans les sonnets, et c’est toujours en relation avec une question d’expression. Par exemple, trois sonnets plus loin, au sonnet 26, qui est présenté comme un message adressé au Seigneur de son amour – Lord of my love. C’est un message écrit non pour montrer son esprit – not to show my wit, précise-t-il, mais en témoignage de son devoir ; devoir très grand, qu’un esprit aussi pauvre que le sien – [a]wit so poor as mine – pourrait faire paraître nu, en cherchant des mots pour le montrer – in wanting words to show it. À moins, ajoute-t-il, qu’il ne soit vêtu d’une idée heureuse – a good conceit – venue de la pensée de ton âme, à toi. (C’est moi qui redouble à dessein ce possessif ; ici se dessine un retournement dont je reparlerai plus loin.)

Le sens dans lequel Shakespeare emploie ce mot, wit, renvoie à une certaine qualité du discours ou de l’écrit consistant à l’association juste, ou adéquate, de la pensée et de l’expression (afin de surprendre ou d’enchanter par son caractère inattendu, ajoute l’Oxford English Dictionnary, dont c’est la huitième acception du mot). C’est cette adéquation du sentiment, en l’occurrence, et de l’expression qui manque à celui qui, hors de son texte, parle dans le sonnet 23. Adéquation vers laquelle tout le sonnet, qui se termine sur ce mot, wit, tend.

Juste au-dessus de ce love’s fine wit, il y a encore une occurrence du mot love, cette fois-ci sans possessif : silent love. Amour silencieux, ou muet. Disons silencieux pour distinguer ce silent d’un autre mot qui pourra être traduit muet et qui se trouve plus haut, au troisième quatrain, peu après les trois premières occurrences du mot love que j’ai citées : dumb. Dumb presagers. Annonceurs muets ou messagers muets, selon les traducteurs. Shakespeare, qui fait briller les ombres, est coutumier de ce type de rencontre des contraires qu’on appelle oxymore. Mais presagers est construit sur le verbe to presage, qui est annoncer, en effet, mais dans le sens de prédire, d’annoncer un événement futur. En ce sens, annonciateur sera le plus adéquat et annonciateur muet un oxymore plus nuancé. Ce qui va bien au Shakespeare des ombres blondes imparfaites – fair unperfect shadows (sonnet 45).

Mais qui sont ces annonciateurs muets ? Annonciateurs muets de ma poitrine parlante, écrit Shakespeare. (Poitrine parlante, qui redit en d’autres mots une rime du premier quatrain, celle de part – que j’ai traduit texte, l’acteur hors de son texte – et, deux vers au-dessous, heart : le texte et le cœur.) Annonciateurs muets de ma poitrine parlante, qui, pour corser le tout, plaident. Ils plaident pour l’amourplead for love. Ils plaident pour l’amour et attendent – espèrent ? – cherchent ? – look for (plead for,look for, la même construction grammaticale est reprise dans le même vers) –en retour, plus que, et je traduis mot à mot, cette langue qui plus a plus exprimé. Langue, c’est tongue, qu’il faut entendre au sens physique, puisque le mot, qui peut désigner un idiome, désigne ici surtout l’un des organes de la parole, le plus emblématique, qui est aussi l’un des outils de l’acteur, serait-il acteur imparfait.

Ces annonciateurs muets, auxquels je m’en remets, moi qui ne sais pas dire mon amour – qu’ils soient l’éloquence, écrit Shakespeare –, ces annonciateurs muets sont… mes livres. C’est du moins ce que disent la plupart des traductions : Oh que mes livres alors soient l’éloquence ; Oh que mes livres parlent pour moi.

Comparer les traductions, passer de l’une à l’autre, fait percevoir une certaine mobilité de l’original et révèle ce que Walter Benjamin a appelé, dans La Tâche du traducteur, l’« instabilité de l’original ». C’est toujours intéressant de voir à quel point les traductions d’un même texte peuvent varier, voire diverger. Mais on trouve chez Shakespeare une autre instabilité, une instabilité de l’original lui-même, qu’on corrige d’une édition à l’autre. Un mot ici, un mot là, un signe de ponctuation : mais une virgule en plus ou en moins à la fin d’un vers change tout à l’articulation des vers, à l’articulation du propos ! Pourtant on corrige. On corrige selon ce qu’on pense avoir compris de ce que Shakespeare a voulu dire.

J’ai toujours été perplexe à propos du mot comprendre, de la notion de compréhension. Du moins en matière de traduction, qu’est-ce que comprendre ? Je travaille souvent dans une bibliothèque. Un jour, ils avaient mis un écriteau sur la porte : « Jeudi, la bibliothèque n’ouvrira ses portes qu’à onze heures. Merci de votre compréhension. » Je me suis demandé ce que je devais comprendre. Je sais, bien sûr, que le mot compréhension a un sens différent ici, mais ce que je me suis demandé, en lisant ces simples lignes, c’est : qu’est-ce que cet écriteau me remerciait et donc me demandait de comprendre (quel que soit le sens de ce verbe) ? Aucun poème à ma connaissance – aucun sonnet de Shakespeare mais aucun poème non plus – ne se termine par cette formule. Vous imaginez ? Aucun poème ne se termine par cette formule parce qu’aucun poète ne vous demande de comprendre, ni comme cet écriteau vous demande de le faire ni autrement.

Ce n’est pas cela qu’on vous demande de faire devant un poème. En réalité, on ne vous demande rien d’autre que de lire. C’est-à-dire de vous demander, non pas ce que l’auteur a voulu dire, mais ce qui est écrit. Et le voir vraiment, ce qui est écrit, n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. Cela relève parfois de l’enquête. (Et puis, d’un autre point de vue, ne pas comprendre tout de suite est aussi une chance, profitons-en, ne nous précipitons pas.)

Certains éditeurs ont pourtant pensé que ce n’était pas livre que Shakespeare avait voulu dire ici, pas books, mais looks – regards. O, que mes regards soient alors l’éloquence, annonciateurs muets de ma poitrine parlante, qui plaident pour l’amour et cherchent, espèrentlook for ! – en retour plus que cette langue qui plus a plus exprimé. Quand on sait l’importance des yeux dans les Sonnets de Shakespeare, ça ne paraît pas incohérent. Je vous en ai parlé dans ma première intervention : l’œil était en guerre contre le cœur, puis le cœur et lui étaient partie liée ; mes regards seraient ici les annonciateurs muets de ma poitrine parlante. Cela fait sens, comme on dit.

Seulement voyez ce que disent les deux derniers vers : Oh, apprends à lire – c’est la première adresse du sonnet qui jusqu’alors s’apparentait plutôt à un monologue – ce que l’amour silencieuxsilent love, déjà cité – a écritwrit, qui est l’ancêtre de written, le participe passé de to write, écrire – entendre avec les yeux appartient àbelongs toest le propre du – love’s fine wit. Entendre avec les yeux est une belle définition de ce qu’est lire. Hear with eyes : le verbe hear n’a pas le sens de comprendre qu’a le verbe entendre en français. Et c’est aussi une belle description de ce que c’est qu’échanger des regards qui en disent long – soit ! Mais, au-delà du trait qui les distingue (étant entendu que, comme j’essaie de le montrer ici, tout lecteur est plongé dans le noir si, lisant, il cesse de voir), il n’y a pas plus de sens ici à écrire looks qu’à écrire books.

Ce que je peux me demander peut-être, c’est quels livres celui qui écrit ce vers, O let my books be then the eloquence, a publié au moment de l’écrire. Au moment où il écrit le vingt-troisième de ses cent cinquante quatre sonnets, Shakespeare n’a évidemment pas encore publié les Sonnets de Shakespeare. Et même son théâtre complet ne sera publié qu’après sa mort, par ses proches ; peu de temps après, certes, mais nous n’y sommes pas encore. Ses pièces ont peut-être été publiées en fascicules, au fur et à mesure qu’elles étaient jouées, pour être vendues au public, mais est-ce à ces feuillets que Shakespeare pense en écrivant books ?

Tout cela, me direz-vous, n’est peut-être qu’une fiction. Et même si je pense que le je qui parle ici est autobiographique, qu’il s’agit de Shakespeare, comme on le suppose généralement, celui-ci pourrait très bien se projeter dans le futur. Ce ne serait pas la première fois : il l’a fait cinq sonnets plus tôt, en promettant à celui pour qui il écrit tout ceci que tant que les hommes respireront et que les yeux verront – les yeux, encore eux – ceci vivra et ceci te donnera vie. Et qu’est-ce que ceci sinon le sonnet lui-même, ce qu’on est en train de lire, ce qui est écrit ? (Et qu’il faut des yeux pour entendre.) Alors, moi aussi, je veux m’en tenir à ce qui est écrit, m’en tenir à ceci : un acteur imparfait, au début du texte, des annonciateurs muets, à mi-chemin, et, en conclusion, ce love’s fine wit.

À l’époque de Shakespeare, les acteurs – acteur qu’était Shakespeare – apprenaient leur texte dans un livre où étaient rassemblées les répliques, qu’on appelait prompt book – le livre du souffleur (prompter). Ce livre, on le découpait pour distribuer à chaque acteur sa part – comme le mot anglais part – du texte. On distribuait les rôles. Alors n’est-ce pas ces prompt books qu’évoque ici celui qui, depuis le début du sonnet, s’identifie à un acteur sur la scène ? Avoir traduit cet as qui commence le sonnet par je suis et non par comme permet maintenant à ces books d’être ceux de l’acteur, non ceux du poète. Et cet impératif final, O apprends à lire, n’est-ce pas à lui-même que l’acteur imparfait l’adresse comme un conseil de revenir au texte ? Ô que mes répliques parlent pour moi ? Que mes répliques soient alors l’éloquence ?

Et puis il y a ce mot, wit, sur lequel le sonnet se termine. Un mot dont le sens, comme on l’a vu, n’est pas étranger aux questions d’éloquence. Shakespeare, je vous l’ai dit, l’emploie à plusieurs reprises dans les sonnets, mais il ne le fait rimer qu’une seule autre fois comme ici avec le mot writ – écrit. Au sonnet 84. Pour expliquer que celui qui dira queyou are you – que vous êtes vous (la formule a des airs de tautologie, on est loin de l’oxymore cité plus haut), celui-là qui pourra se contenter de copier ce qui, en vous, est écrit – writ – celui-là verra son style admiré partout : un tel équivalent, écrit Shakespeare, rendra célèbre son – wit.

Après avoir lu ces vers du sonnet 84, quelque chose m’a sauté aux yeux : il n’y a pas, dans le sonnet 23, de déterminant devant les deux dernières occurrences du mot love. En présence d’un cas possessif, l’absence d’article n’est pas surprenante en anglais, mais, mis à part love’s right, les cas possessifs du haut du sonnet – mine own love’s strengh, mine own love’s might – étaient tous déterminés par un pronom possessif. Un redoublement de la possession qui interdisait peut-être qu’on entendît que cet amour fut partagé, du point de vue des sentiments, mais aussi et surtout, à ce moment du poème, du point de vue de l’expression. Cette absence de déterminant devant love à la fin du poème m’a d’abord fait me demander s’il n’y avait pas là un cas d’autonymie (et je dois dire que l’idée m’a séduit pendant un moment). Shakespeare, après l’avoir si souvent employé dans le sonnet, décernerait au mot lui-même, love, par le moyen d’un possessif, le fine wit sur lequel le sonnet se termine ; Shakespeare nous dirait en somme qu’il n’y a pas de moyen plus juste, plus adéquat, pas de manière plus fine d’exprimer son amour que de revenir au simple mot qui le nomme. Mot (silencieux) qu’il suffirait alors de lire ? Mais ce mot (comme je l’ai déjà dit ailleurs), quand il ne se désigne pas lui-même (comme je me plaisais à penser qu’il le faisait ici), désigne aussi bien le sentiment que j’ai que celle ou celui pour qui j’ai ce sentiment, que j’appelle amourlove, comme à la fin du sonnet, ou my love, mais pas mine own love, mon propre amour, comme au début du sonnet. Alors, après lecture du sonnet 84 et de son éloge du copier ce qui est écrit en vous, il ne fait plus de doute que c’est à celui que le mot amournomme que Shakespeare attribue ce fine witvers lequel tend tout le sonnet 23. Et que ce fine wit, comme l’idée heureuse du sonnet 26, ne peut venir que de lui.

En tout cas, s’il m’était permis, ou si je me permettais, ce qui est peu probable, mais imaginons, de corriger à mon tour l’original, je crois que j’ajouterais des guillemets autour de cette sixième et dernière occurrence du mot love, pour dire que, oui, il s’agit bien de ce mot. Et que si traduire est entendre avec les yeux, c’est traduire, mais ce qui est écrit.

(À suivre…)

Pascal Poyet

Texte issu de la troisième intervention de l’auteur à la Mosaïque des Lexiques (revue parlée mensuelle), aux Laboratoires d’Aubervilliers, le 3 mai 2019, dans le cadre d’une bourse du « Programme de résidences d’écrivains de la région Île-de-France ».

Dernier livre paru, Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux (TH. TY. / MW, 2018) ; dernière traduction, Juliana Spahr, Va te faire foutre – aloha – je t’aime (L’Attente, 2018).