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S'il y a une éthique intellectuelle

Pour Pascal Engel, l’éthique intellectuelle n’est ni réductible à l’éthique tout court, ni une simple branche de l’épistémologie : elle définit les normes qui fondent objectivement la correction des croyances. Dans son livre sur Les Vices du savoir, il montre que l’indifférence à l'égard de ces normes – que partagent, à l’échelle planétaire, tant de nos politiques, journalistes et universitaires contemporains – représente la forme la plus aboutie du vice intellectuel. Ce comportement n'est pas qu'un problème d’épistémologie ou de morale : il sape, dans la cité, la possibilité d’une démocratie véritable.

Plagier, piller un auteur, tricher aux examens, omettre volontairement de citer, ne pas vérifier ses sources, écrire de manière journalistique un ouvrage à vocation scientifique, ne pas préparer ses cours ou conférences, expertiser à la légère un article soumis à une revue scientifique, ne considérer que les dossiers de candidats à un poste universitaire qui serviront les intérêts en place ou les siens propres, ne rendre compte que flatteusement des livres de ses amis ou affidés et systématiquement exclure ceux qui font autorité en prenant bien soin de ne pas les citer, attribuer des prix littéraires à ses amis et attendre des retours d’ascenseur, manipuler les résultats de ses expériences scientifiques pour obtenir des crédits, ne pas inclure l’un de ses collaborateurs parmi les signataires d’un article scientifique, monter un journal prédateur [1], organiser des colloques bidon, propager bobards, fake news et calomnies virales sur les réseaux sociaux : tous ces comportements sont familiers…

Nous jugeons souvent nos intellectuels irresponsables et vaniteux, nos journalistes sans scrupules, nos médias et nos réseaux sociaux pourris et trompeurs à l’échelle planétaire, nos écrivains filous, nos professeurs incompétents, nos étudiants paresseux, nos académiciens corrompus. Mais le fait que ces comportements se rapportent tous de près ou de loin à l’exercice de fonctions ou de métiers intellectuels – ceux de l’écrivain, du savant, du professeur, de l’étudiant, de l’universitaire, du journaliste, voire du blogueur ou du twitteuren fait-il pour autant des manquements à l’éthique intellectuelle plutôt qu’à l’éthique tout court ?

Le boucher qui découpe mal sa viande, le maçon qui bâcle son travail, le restaurateur qui augmente ses prix sans justification, le sportif qui se dope, le joueur qui triche, le politicien qui distribue des pots-de-vin, l’avocat véreux, et aujourd’hui le quidam qui clique anonymement ou poste des calomnies sur internet manquent aussi à l’éthique de leur profession ou simplement à leur rôle, et à l’éthique tout court. Ils ne font pas ce qu’ils devraient faire. La seule différence avec les précédents est qu’ils ne pratiquent pas – du moins de prime abord – de métiers classés comme « intellectuels », et que les causes et les effets de leurs comportements n’ont pas spécialement à voir avec l’acquisition et la transmission de connaissances ou avec l’exercice du jugement en matière de savoir.

De même, lorsque nous décernons des prix aux meilleurs bouchers ou boulangers, mais aussi aux bons élèves, aux savants et aux écrivains, les louons-nous tous intellectuellement ? Sans aucun doute, puisque nous faisons la différence entre recevoir le prix Nobel de physique ou le prix Pulitzer et recevoir une étoile Michelin ou le prix d’Amérique (un prix pour les chevaux, devenus aussi, comme l’avait noté Musil, des représentants de l’Esprit [2]). Mais que l’on puisse porter un jugement de louange ou de blâme à propos du comportement d’un individu dans un certain domaine n’implique pas nécessairement que de tels jugements relèvent d’une éthique propre à ce domaine.

Certes, un intellectuel ignorant ou un journaliste qui ne vérifie pas ses sources offensent leur métier, mais pas plus qu’un boucher qui ne sait pas découper la viande ou qu’une sage-femme qui ne sait pas faire accoucher. C’est pourquoi il n’est pas évident qu’il y ait un secteur particulier de l’éthique qu’on puisse assigner au domaine des professions intellectuelles au même titre qu’on parle d’éthique de l’environnement, d’éthique médicale, voire d’éthique des affaires [3], même si les universités ont leur « charte d’éthique », les journalistes leurs codes de déontologie, les écrivains et les enseignants leurs devoirs spécifiques – du moins le suppose-t-on.

Mais ces règles, ces codes ou ces éthiques semblent propres à chaque domaine, et rien ne les distingue comme spécifiques au domaine de l’intellect, mis à part le fait que former des jugements, acquérir des croyances ou des connaissances sont des activités qui ont certaines conséquences et peuvent, selon les circonstances, porter du tort à autrui ou être objets de louanges.

S’il est possible de concevoir l’éthique intellectuelle comme éthique appliquée aux conséquences de diverses pratiques telles que le plagiat, la fraude scientifique, l’usurpation de compétences, la création d’officines pseudo-scientifiques, l’utilisation des institutions de savoir à des fins de prosélytisme et les violations de la liberté académique, ce n’est pas sous cette forme que je voudrais l’examiner ici. Le plagiat soulève des questions quant à la propriété intellectuelle, et les excuses qu’on lui trouve tiennent souvent à l’idée, encore renforcée à l’âge d’internet, que les fruits de l’intellect sont accessibles à tous et qu’il n’y a pas plus de mal à recopier autrui qu’il n’y en a à rouler dans une voiture d’occasion ou à cueillir un fruit d’une branche d’arbre qui pend dans la rue. Si le plagiat relève de l’éthique intellectuelle au sens étudié ici, c’est non pas en tant que vol du travail intellectuel d’autrui, mais en tant que manque à exercer son propre jugement et sa liberté intellectuelle, et surtout, comme j’essaierai de le montrer, en tant qu’il témoigne d’une confusion quant aux normes de la croyance et du jugement conduisant à une perversion des buts de la vie intellectuelle.

S’il y a une éthique intellectuelle en ce sens, elle porte sur les devoirs ou sur les vertus propres à la capacité de former des croyances et d’obtenir des connaissances en général. Ainsi, mal raisonner, formuler et accepter des sophismes et des fallaces, faire des pétitions de principe, parler pour ne rien dire et déblatérer hors de propos doivent être conçus comme des manquements à l’éthique intellectuelle plutôt qu’à la simple hygiène intellectuelle qu’on espère voir pratiquer quiconque prétend bien user de sa raison.

Même si l’on nous dit que mal raisonner ou être irrationnel n’est pas en soi blâmable, pas plus que le fait d’avoir un comportement intellectuel irresponsable, nous jugeons pourtant bel et bien que les gens qui raisonnent et se comportent ainsi sont blâmables et ne font pas ce qu’ils devraient. S’il y a une éthique intellectuelle, elle relève plutôt de l’idée, exprimée par Cavaillès, selon laquelle « la morale c’est la rectitude du raisonnement », et de l’attitude de son élève Canguilhem pour qui les fautes de logique sont à considérer plus ou moins comme des fautes de morale [4].

Pascal Engel

Extrait de Les Vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle, Agone, 2019, p. 17-21.

Notes
  • 1.

    Les « journaux prédateurs », ou « revues prédatrices », sont des revues en ligne qui se parent des attributs des revues scientifiques (en adoptant par exemple des titres très sérieux), mais dans lesquelles les éléments qui fondent le caractère réellement scientifique d’une publication (au premier rang desquels l’examen par les pairs des articles soumis) sont absents. La plupart du temps, publier dans ces revues a un coût financier pour l’auteur de l’article – alors que la consultation, elle, est gratuite. Les soi-disant éditeurs de ces revues s’appuient sur la contrainte du « publier ou mourir » qui pèse sur les chercheurs (un chercheur qui ne publie pas est un chercheur qui n’existe pas) pour attirer des auteurs en mal de publications. [nde]

  • 2.

    . Robert Musil, L’Homme sans qualités, Paris, Seuil, chap. XIII.

  • 3.

    S’agissant de celle-ci, on renverra à l’anecdote que raconte Daniel Dennett au sujet de Samuel Alexander. Devenu sourd, ce dernier avait un cornet acoustique, comme le professeur Tournesol. On lui présente un collègue venu des États-Unis comme étant professeur d’éthique des affaires. « Quoi ? demande Alexander, professeur de quoi ? — Professeur d’éthique des affaires. » Alexander secoue la tête et renonce. « Désolé, je ne comprends pas. J’ai entendu “éthique des affaires”. » (Daniel Dennett, Brainchildren, Cambridge [Massachusetts], MIT Press, 1998, p. 250.)

  • 4.

    Bouveresse décrit cette attitude de Canguilhem comme sa « tendance à traiter les fautes contre la logique comme étant également des fautes contre la morale et à considérer, inversement, les fautes morales comme des sortes de manquements à la logique ». (Georges Canguilhem, « Cavaillès résistant », Bulletin de la faculté des lettres de Strasbourg, 1945, no 22-23, p. 33 ; cité par Jacques Bouveresse dans sa préface à Georges Canguilhem, Œuvres complètes, vol. I, Paris, Vrin, 2015, p. 14-15.)