Au jour le jour

Il n'est pire sourd…

Je parcourais dernièrement un de ces alléchantes annonces dont les éditeurs truffent nos messageries pour émoustiller nos envies de lecture.

Dans une quatrième de couverture présentée à l’écran, je pouvais lire que l’auteur, un honorable essayiste qui portait un regard plutôt désabusé sur le cours des choses, déplorait, encore une fois, que chez nous, Européens en général et Français en particulier, le néo-libéralisme ne rencontrât pas davantage de résistance collective de la part de la grande masse des citoyens, bien que chaque jour un peu plus leur présent fût accablé et leur avenir compromis par ce fléau.

Il soulignait l’atonie croissante de toutes les forces qui traditionnellement, et naguère encore, savaient se mobiliser, se coaliser et se battre contre la tyrannie du Capital pour l’empêcher de s’approprier tout, y compris la force, l’esprit, la vie des travailleurs. Il faisait ce constat qu’il n’y avait plus grand monde pour rameuter les troupes et organiser la bataille. Et il avait ce mot : « On n’entend plus de grande voix !... »

De prime abord, j’ai été enclin à souscrire à cette observation qui rejoignait le sentiment largement partagé et souvent exprimé aujourd’hui (y compris par moi-même à mes moments de fatigue), qu’il n’existe plus aucune autorité, spécialement en matière de philosophie politique et sociale, qui puisse convaincre le plus grand nombre et moins encore s’imposer par la force du discours, la vérité des idées, la justesse des analyses, la beauté des sentiments, la noblesse des aspirations et tout ce qui est de nature à emporter l’adhésion d’un esprit critique. J’étais tout près de me lamenter à mon tour qu’on n’entendît plus résonner de nos jours, la voix d’un Voltaire, d’un Rousseau, d’un Hugo, d’un Marx, d’un Zola, d’un Jaurès, ni même celle plus proche d’un Sartre, ou d’un Bourdieu, ailleurs que dans des colloques de doctorants qui n’en finissent plus de dérouler les bandelettes de leurs momies.

Mais j’ai soudain réalisé que j’étais peut-être bien en train de retomber dans une des innombrables variantes de l’illusion scolastique, en l’occurrence celle qui consiste à croire que l’histoire telle qu’elle est vécue au jour le jour par ses acteurs est la même que celle que les historiens écrivent et réécrivent des années, voire des générations ou même des siècles plus tard. Je me suis avisé qu’aux différentes époques où tous ces grands esprits s’adressaient à leurs contemporains,ils avaient eu plutôt du mal, en règle à peu près générale, à se faire entendre. Le sort de la plupart de ceux qu’un siècle ou deux après on honore du nom de prophètes est d’être de leur vivant ignorés, moqués, chassés et parfois même trucidés. Grandes voix, peut-être, dans le meilleur des cas, mais plus sûrement vox clamantis in deserto.

Par conséquent, affirmer comme notre essayiste qu’on n’entend plus de grande voix, c’est transformer en constat général et définitif, quasiment en jugement d’essence, une observation qui se vérifie peut-être empiriquement ici et maintenant, mais pas nécessairement partout ni toujours.

En supposant toutefois que dans un pays comme le nôtre, nous n’ayons plus aucune probabilité de voir surgir un Aristide d’Athènes, de rencontrer un Socrate, de suivre un Moïse, de côtoyer un Jésus, d’entendre un Mahomet, ou même de tirer de sa retraite un de Gaulle, est-il si sûr qu’il faille s’en désoler ? Cela ne pourrait-il être un indice que le genre humain a réussi à progresser un peu quand même et que, comme le notait Marx, nous commençons à émerger de la préhistoire et de l’âge de l’humanité asservie.

Si on a besoin de la voix des bergers (et des chiens) pour s’écarter du précipice, faire fuir les loups et retrouver la bergerie, c’est qu’on est resté soi-même un mouton bêlant, ou, pire encore, un mouton aphone. Le silence des grandes voix n’est-il pas le signe que là où la démocratie est advenue, le citoyen enfin adulte, lucide et responsable, n’a plus besoin d’être sermonné et tenu par la main comme un enfant ?

Et d’ailleurs n’y avait-il pas quelque injustice à reprocher au peuple son manque de résistance, en ces temps précisément de « gilets jaunes » et de remous « populistes », où semble s’esquisser un rejet du système ? La plus grande des voix n’est-elle pas celle de tout un peuple qui se rassemble et qui chante « Il n’est pas de sauveur suprême… Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes…» ? On peut toujours rêver, non ?

Telles furent les réflexions que ma lecture suscita dans mon esprit, et leur caractère plutôt réconfortant aurait pu apaiser un peu mon inquiétude si n’avait subsisté, solidement ancrée dans un repli de mon cerveau, cette certitude terriblement douloureuse et dérangeante qu’aujourd’hui comme jamais, dans une France américanisée, commercialisée et macronisée jusqu’à la moelle, nous sommes toujours capables de laisser un Aristide mourir dans la misère, de condamner un Socrate à boire la ciguë, de crucifier un Jésus, de rouer un Calas en place publique et d’expédier un Dreyfus à l’Île du Diable, et qu’il y aurait encore des volontaires par milliers pour aller exterminer les méchants que leur désigneraient Washington, l’Otan et la presse des banquiers et des fabricants d’armes.

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en mai 2019.

Du même auteur, dernier livre paru, Pour une socioanalyse du journalisme, Agone, coll. « Cent mille signes », 2017.