Au jour le jour

Le son de la lutte armée

Dans un entretien avec le musicologue Luis Velasco-Pufleau, Jean-Marc Rouillan évoque le lien qu'entretient la musique avec son engagement politique depuis Mai 68, de la place qu'il attribue à la musique dans la mémoire des luttes politiques.

Musique et politique : de 1968 à Action directe

— Dans ton livre Je regrette, tu racontes qu’à une époque tu jouais de la guitare et de la basse électrique [1]. Quel rôle a eu la musique dans ton engagement politique et dans le choix de la violence armée ?

— Il faudrait revenir tout à fait au début de mon engagement, parce que mon engagement politique en 1968 est précédé par un engagement musical. La musique, la littérature, la poésie et la culture underground des années 1960 ont été centrales dans mon engagement. Jouer de la musique c’était faire de l’underground en prévision de quelque chose, en prévision d’un affrontement. Mais cela ne pouvait pas satisfaire l’engagement qu’allait prendre ma vie. Finalement, 1968 est arrivé et je suis passé de la musique à l’engagement politique. (C’est complexe et ne peut être délié.) Ensuite, l’engagement armé a pris sa source dans la même culture que le mouvement punk et le mouvement autonome. Pour moi, comme pour les autres membres d’Action directe, la musique, la littérature, la poésie et la peinture ont eu une importance cruciale dans notre action armée.

— De quelle façon ton écoute de la musique a-t-elle donné sens à l’affrontement à venir ?

— Quand j’étais gamin, l’écoute d’une chanson a été un choc. J’écoutais devant le jukebox la chanson Gloria de Them, un groupe irlandais des années 1960. Après le solo de cette chanson, il y a une reprise où tu sens vraiment qu’il va se passer quelque chose, qu’il faut qu’il se passe quelque chose. Quand j’écoutais cette musique, je me suis dit : « Dans nos vies, il va se passer quelque chose. » La vague musicale anglaise a précédé 1968, elle l’a formé culturellement mais elle l’a précédé dans l’expression : « On est la génération du babyboom et on ne va pas se satisfaire d’être commandés pas les vieux, d’être toujours en gris. » Cette idée, c’est la musique qui l’a exprimé. En parlant d’une histoire d’amour, les Them ont dit : « On va faire bouger le monde. »

— Puis Mai 68 a matérialisé les changements que tu attendais.

— La musique a fait partie de cette attente de la généralisation du conflit, dans lequel j’allais prendre ma part. Avant la première manifestation que j’ai faite en 1968, on attendait dans un bar en écoutant le jukebox pour aller répéter. Il y a un copain qui est rentré dans le bar et qui nous a dit : « Comment, vous allez répéter alors qu’il y a la manif ? On va aller se bastonner avec les flics. » Et on a dit : « Ok, on va se bastonner. » Après Mai 68, l’engagement militant a fait que je ne pouvais plus jouer de la musique. C’était un choix.

— Tu as donc « remisé ta guitare Fender » et abandonné tes « projets d’installation dans un squat de musicos près de Picadilly Circus » [2]. As-tu complètement arrêté de jouer de la musique après 1968 ?

— Je n’ai pratiquement plus joué, sauf dans les planques en Espagne au début des années 1970, quand je participais à la lutte armée contre la dictature franquiste. La plupart des camarades espagnols catalans avaient eu une vie musicale avant d’avoir une vie dans la clandestinité. Il y avait toujours des guitares et les gens en jouaient lors des soirées. Parfois, dans la journée, on jouait ensemble quelques accords, on chantait. J’avais une culture de la chanson contestataire antifranquiste à travers Paco Ibañez et aussi latino-américaine avec Quilapayun. À cette époque, on écoutait beaucoup de musique.

— Quelle était la musique que tu écoutais à l’époque d’Action directe ?

— La musique qu’on écoutait au début d’Action directe, dans nos meetings ou dans les autoradios de nos voitures en 1977-1978, était principalement du punk et un peu de rockabilly. On écoutait aussi des chanteurs, par exemple Léo Ferré, dont les paroles étaient proches de notre engagement militant. Mais surtout on écoutait du punk : The Clash, beaucoup plus que les Sex Pistols. On y retrouvait une politisation qui nous correspondait, la culture punk du « Do it yourself – DIY [Fais le toi-même] » a été décisive pour nous.

— Alliez-vous souvent écouter des concerts ensemble ?

— Oui, à cette époque on faisait des actions armées mais on n’était pas vraiment recherchés, donc on pouvait aller voir des concerts. Une de ces aventures musicales du noyau historique d’Action directe est quand on a été à Londres en juillet 1977 pour assister à un grand festival de rockabilly. On a vu Crazy Cavan et d’autres vieux groupes de rockabilly. Puis le soir on est allé au Marquee Club, où on a vu un concert des Pirates, l’ancien groupe de Johnny Kidd. L’année suivante, on a vu The Clash en concert à Paris [3].

— Quelle importance a eu ce concert pour vous ?

— Il a été important parce que c’était à l’époque du mouvement autonome. En 1978, on avait gardé l’esprit de freemusic, cette revendication issue de la fin des années 1960 de ne pas payer les concerts quand c’étaient des concerts montés par des grosses sociétés qui faisaient du fric avec la musique. Quand on est allé voir les Clash, on était environ trois cent autonomes et on avait dit qu’on allait rentrer en force. C’est à ce moment que Joe Strummer est sorti et a demandé ce qu’il se passait [4]. On lui a expliquait la situation, qu’on n’allait pas payer pour entrer les voir. Il nous a dit : « D’accord, dès qu’on commence la première chanson, ils vont ouvrir les portes et vous pourrez entrer. » C’est la première fois que j’ai rencontré Joe Strummer. La deuxième fois, c’était en 1981 (au début des années Mitterrand, quand Action directe était légal), il était à Paris pour un concert au théâtre Mogador et on s’est vus pour boire un café.

Résister à la marchandisation de la musique

— Cet épisode est en résonance avec un autre épisode de ton livre Je regrette, quand tu racontes ta volonté de « libérer la musique des marchands », en marge du festival de l’île de Wight en 1970.

— Notre génération de militants était habituée à la naissance des groupes dans les pubs ou les petites salles de concert. On prenait une bière et on écoutait de la musique, il y avait toute une ambiance. Puis est arrivé cette mode des grands concerts, au départ gratuits mais on s’est bientôt retrouvé derrière des gros investisseurs qui faisaient du fric avec ça. Il y a eu les premiers éditions du festival de l’île de Wight, mais je n’y suis pas allé, vu le prix des places et l’ambiance concentrationnaire de la musique : on faisait ça à la campagne et ils montaient un château fort en tôle pour protéger leur business. En 1970, il y a eu un appel de militants pour aller à l’île de Wight et obliger les organisateurs à rendre le festival gratuit. On s’est présentés et pendant quinze jours on a fait tous les soirs des bagarres avec les flics, avec les Hells Angels et avec les polices privées qui gardaient le truc. Jusqu’à faire que le festival soit gratuit. La musique libre était une lutte politique, on la concevait comme telle.

— Vous disiez non à la marchandisation de la musique tout en soutenant les musiciens.

— Les musiciens doivent pouvoir vivre de leur musique, c’est pourquoi on payait comme tout le monde quand il s’agissait de petits concerts, quand on savait que l’argent allait aux musiciens. Mais à Wight ou à Woodstock, c’étaient des grosses boîtes qui se montaient pour faire des festivals soi-disant libres, de paix et d’amour. Mais c’était pour faire du fric. Ça n’a pas été facile de lutter contre la marchandisation, le monopole de ces grandes sociétés qui ont compris qu’elles pouvaient faire énormément de fric avec le rock. Alors que c’était notre musique, la musique des pubs, la musique des petits concerts, la musique de nos meetings. Cette lutte s’est prolongée durant les années 1970 jusqu’à l’époque punk. Là, il y a eu une divergence. D’un côté il y avait la musique qui s’écoutait dans des grandes salles, comme à la Villette. Une musique emprisonnée, protégée par la police. D’un autre côté il y avait le punk, avec l’esprit Do it yourself. Les gens se disaient : « Moi aussi je peux jouer du punk. Donc on va refaire notre musique. Parce que celle-là ne nous appartient plus. Elle a été récupérée. » L’esprit de la freemusic, c'était de retrouver un espace commun avec les musiciens, comme dans les pubs britanniques au début des années 1960.

— Faire de la musique soi-même était un acte d’émancipation ?

— Oui, d’émancipation des personnes, et aussi de la musique. Parce que parfois les groupes ont déplacé les limites de la musique. Avec leurs cris, par exemple, c’était plus l’expression d’une rage que d’une musique issue de la soul ou du blues comme on avait l’habitude d’entendre.

— Quelle était la musique vous n’écoutiez pas, celle que vous ne supportiez pas ?

— On avait un terme pour la définir : la « soupe ». On ne supportait pas cette musique qui n'est plus qu’une marchandise. Par exemple, j’ai écouté les Rollings Stones jusqu’à 1972-1973. Après, ce n’est plus que de la soupe. Ils ont fait de la disco et d’autres choses pour faire du fric. Du moment où la musique ne sert qu’à faire du fric, il n’y a plus aucun message politique. Et pas que dans les paroles, aussi dans le son.

— Y avait-il d’autres groupes anglais que tu ne supportais pas ?

— Des groupes comme Cream, où jouait Eric Clapton. Clapton est quelqu’un que je n’ai jamais supporté, même quand il était avec les Yardbirds. Clapton faisait partie des gens qui puaient le « Je veux faire du fric, je joue de la guitare pour faire du fric ». Ce n’était pas quelqu’un qui accompagnait des luttes – d’ailleurs, plus tard, il a été un sympathisant des idées du National front et toutes ces conneries fascistes. Un peu comme David Bowie, il faisait des super chansons, mais ça puait trop le fric. Ça ne correspondait pas à l’engagement militant de notre génération.

— En rapport avec votre idéologie anti-impérialiste, associez-vous certains groupes à l’impérialisme étatsunien ?

— Je pense que du moment où des groupes ont vendu leur musique aux grands managers, leur musique a d’une certaine façon « impérialisé » notre culture. Même des groupes comme le Velvet Underground, ça puait trop le faux underground. Les groupes que j’ai suivis sont des groupes que j’ai vus dans des pubs ou dans des petits concerts.

Musique et violence armée

— À l’époque d’Action directe, écoutiez-vous de la musique avant vos actions armées ?

— Non, on n’écoutait pas de musique. Il y avait une concentration extrêmement forte, il y avait aussi la peur. La musique venait après, quand il y avait eu un coup de chaud, pour se décontracter ou pour faire descendre l’adrénaline. C’était les débuts du walkman. Il y avait donc des militants qui, après les actions armées, mettaient de la musique dans leur walkman. Mais ce n’était pas forcement la musique qu’on écoutait le reste de la journée. À ce moment-là, on écoutait par exemple du Pink Floyd ou d’autres choses plutôt « zen ». Parfois on écoutait aussi de la musique classique, du Mozart ou du Fauré, par exemple.

— Cette écoute était plutôt une écoute solitaire.

— Oui, quand quelqu’un avait besoin de la musique pour décompresser, il prenait un verre et le walkman, assis sur un fauteuil.

— Chantiez-vous après vos actions armées ?

— Pas vraiment, mais cela pouvait arriver. Récemment je suis allée à Rome et une camarade italienne m’a dit : « Tu te souviens quand, après une action, on chantait une chanson pop italienne ridicule… » En effet, je me suis souvenu qu’on la chantait à tue tête dans la voiture, pour rigoler.

— Le soir, y avait-il aussi des moments d’écoute collective ?

— Oui, bien sûr, mais elle n’avait pas la même fonction. Comme les appartements étaient souvent collectifs et que la consigne pour les clandestins était de ne pas sortir après 21 heures, le soir chacun mettait son 33 tours à tour de rôle. Le répertoire était plus varié, des vieux disques des années 1960, du punk ou du rock. Comme on ne regardait pas la télévision, c’était donc la musique ou l’écriture. La musique était quotidienne.

— Un autre caractéristique de votre lutte armée est sa dimension internationaliste, qui a pris la forme d’échanges et d’actions communes avec d’autres groupes armés européens (RAF, Brigades Rouges) ou du Moyen-Orient (OLP, kurdes). Partagiez-vous de la musique entre militants lorsque vous étiez dans un autre pays ou qu’il y avait des militants étrangers qui passaient chez vous ?

— Généralement, on écoutait la musique qu’écoutaient les militants de l’endroit où on était. Mais même si les échanges musicaux n’étaient pas quelque chose de central dans nos activités, ils ont eu une influence sur nos sphères musicales. Au début des années 1970 en Espagne, j’ai fait découvrir aux camarades catalans de la musique anglaise, pas celle qu’ils écoutaient dans leurs radios mais de la musique plutôt garage, les premiers T. Rex, par exemple. À l’époque de la fin d’Action directe, les militants allemands de la RAF écoutaient beaucoup de musique indus (Industrial Music), bien plus que le punk. Grâce à eux, j’ai découvert cette musique que j’ai commencé à écouter. On essayait de partager ce qu’on aimait.

— Quelles émotions associes-tu à la musique partagée à cette époque avec tes camarades ?

— Ces premières années de la lutte armée, au début des années 1970, ont été très dures, beaucoup de camarades sont morts dans cette période là. Mais en même temps, elles se caractérisent par une immense joie, une immense camaraderie entre les gens. Mes souvenirs avec la musique me rappellent qu’il y avait beaucoup de joie finalement dans toutes les périodes, avec les Italiens, avec les Allemands, avec tous ces gens qui étaient venus se battre à Paris.

Son et tactique révolutionnaire

— Dans ton dernier livre, Dix ans d’Action directe, tu consacres plusieurs pages aux écoutes que vous réalisiez de la radio de la police et au repérage des fréquences des unités spéciales. Tu affirmes que vos « méthodes de contre-vérification et le boulot d’écoute » vous ont donné souvent « une courte avance sur la répression » [5]. Pourrais-tu en dire un peu plus sur le rôle qu’a eu l’écoute dans votre lutte armée ?

— L’information a toujours un rôle crucial dans la lutte. Surveiller l’adversaire était une nécessité pour gagner cette bataille. Ils nous surveillaient et nous les surveillions. La guérilla a donc été forcée de créer une fonction de contre-surveillance des actions de la police. Grâce à des scanners radio (souvent fabriqués aux États-Unis mais que nous achetions en Suisse), nous avons réussi à intercepter toutes les communications de l’appareil de répression, même les plus locales. Jusqu’à ce qu’ils trouvent nos cahiers de surveillance, au bout de longues années, ils ne se doutaient pas de nos compétences. De nombreuses arrestations ont ainsi été déjouées, qu’ils croyaient dues à des taupes dans leurs propres services ou à des complicités dans l’appareil d’État.

— Finalement vous avez détourné un des moyens de surveillance les plus utilisés par des États : l’interception des communications.

— Totalement. Nous interceptions jusqu’aux communications du contre-espionnage, le DST et les brigades spéciales qui étaient chargées d’intercepter nos communications.

— Comment le son de la radio (de la police ou des radios libres) façonnait-il votre quotidien ?

— La majeure partie du temps, les appareils d’écoute étaient en fonctionnement dans les appartements et dans les voitures des commandos. Les sons de ces communications faisaient partie de notre quotidien, ou alors l’une ou l’un d’entre nous portait un casque. Les appareils scannaient les ondes principales de communication de la police. Avant les opérations, nous vérifiions qu’il n’y avait pas de membres des brigades spéciales dans la zone.    Pour les radios pirates aussi, il s’agissait d’obtenir de l’information. On suivait les émissions de débat du mouvement. Les gens savaient que nous les écoutions et, souvent, ils s’adressaient à nous directement, pour critiquer une action, une déclaration ou proposer quelque chose. Tout ceci constituait un son permanent et en direct qui rythmait nos vies militantes, comme le son de Paris, de la ville frénétique – notre sierra à nous…

Musique et mémoire des luttes politiques

— Pour toi, la musique peut-elle constituer une mémoire politique, une façon de ne pas oublier les luttes du passé ?

— La mémoire est un combat aussi bien pour la musique que pour les actes politiques eux-mêmes. Si on laisse la mémoire de notre combat politique aux mains de ceux qui ont gagné la bataille, il n’y a plus de mémoire, il n’y a que leur version des faits. Concernant la musique, si on ne va pas chercher jusqu’au fond de la musique de ces années-là, ça se résumera toujours à de la « soupe ». Je pense que notre génération a intégré la musique qu’elle a écoutée et produite, comme un acte politique. Ce qui n’est pratiquement plus le cas aujourd’hui. Je pense qu’il faut s'accrocher : c’est important d'expliquer ça aux nouvelles générations. Il faut combattre pour retrouver la mémoire de notre musique.

— De quelle façon la mémoire est-elle une condition des luttes politiques ?

— La mémoire fait partie de toute lutte révolutionnaire. Il n’y a pas de lutte révolutionnaire qui soit née spontanément (comme on le pensait de certaines maladies au XIXe siècle). La mémoire est un terreau qui t’amène à lutter : si tu connais bien la mémoire du mouvement révolutionnaire, tu y trouves de la force, tu y trouves de l’expérience et énormément d’autres choses. Il n’y a pas de lutte sans mémoire : si on perd la mémoire, on perd le sens de la lutte.

— De quelle façon la musique fait-elle partie de cette mémoire ?

— La musique a une histoire politique. Il y a des jeunes qui écoutent de la musique sans savoir d’où elle vient. Ils pensent qu’elle est née au sein de mouvements récents. Mais si tu connais la musique depuis les années 1960, tu comprends que certaines musiques découlent d’autres mouvements ou qu’elles ont des filiations avec des luttes politiques plus anciennes. Par exemple, il y a une histoire politique derrière le ska. Il est né dans des boites, à Londres, où on acceptait seulement des Antillais et des Irlandais, à qui on refusait l’accès dans des boites réservées aux Anglais. Donc, ils ont fait leur musique. C’est pourquoi The Clash avait aussi un penchant pour d’autres musiques, par exemple le reggae : Joe Strummer allait souvent dans ces boites de relégués, où se trouvaient les premiers skins [mouvement skinhead]. Tout cela n’est pas nouveau et demande une articulation et une compréhension politiques. La musique, c’est un combat permanent sous l’influence des luttes politiques.

— Tu penses que la dépolitisation de la musique va de pair avec la dépolitisation de la mémoire de ces luttes ?

— La « soupe » qu’on produit reproduit des produits commerciaux. Il n’y a plus rien, seulement de l’émotionnel. C’est comme un peintre qui fait seulement de la décoration pour ton salon, qui n’exprime pas quelque chose de fondamental. Il y a des groupes qui font toujours de la musique très proprette, pour ascenseur, de la musique décolorée : de la musique vide. Quand tu écoutes de la musique, il faut que tes sentiments aient une qualité de réflexion sur le monde.

— Cette réflexion sur le monde est provoquée par les paroles ou par la façon de jouer et d’interpréter la musique ?

— Les deux, même si parfois ça peut paraître contradictoire. Par exemple, la musique anglaise des groupes qu’on pouvait voir dans les pubs au cours des années 1960, comme les Them, les Small Faces, même The Who, parlent d’histoires d’amourettes et de petits trucs. Mais dans la musique, on sent l’affrontement, on sent la rage, on sent qu’on refuse le monde tel qu’il est. On criera au milieu du solo… L’expression de ce refus est très rageuse alors qu’on dit que ma petite amie doit arriver au rendez-vous deux heures après. C’est la musique qui parle, pas les paroles. En se réappropriant la soul, les Animals ou les Small Faces y ont rajouté une étincelle de rage. Ils y ont rajouté aussi un contenu de classe et l’espérance qu’il va se passer quelque chose.

Repousser les limites du possible

— Pour toi, cette musique a donc repoussé les limites de ce qui était possible.

— Oui, absolument. On sent au cours des années 1960 qu’il y a encore un barrage. Mais il est de plus en plus petit. Enfin, ça part en live avec Jimi Hendrix. Là, on fait ce qu’on veut. Musicalement, on fait ce qu’on veut parce qu’on en est capable. De la même façon, nous, en tant que mouvement politique, on s’est dit que les partis et les syndicats, ça nous fait chier. On se dit : on va faire d’autres choses.

— Comment cela s’est-il traduit dans votre expérience ?

— Dès qu’on s’est mis dans une lutte radicale face à un système mortifère, on a eu un air frais de liberté qui était incroyable. Il nous a suffi de rentrer radicalement en conflit, pour qu’on devienne presque plus grands, même physiquement, qu’on se redresse. On se dit : « tout cela est passé, ce monde est fini. Je ne veux plus y participer en rien, parce que toute participation à ce monde est mortifère ».

— Pour toi, Jimi Hendrix incarne cette rupture ?

— Il y a des prédécesseurs à Jimi Hendrix. Mais avec lui, dès le début, en 1966, on a senti que la porte était ouverte. Ce qui n’était pas possible quatre ans avant. Jimi Hendrix a dit : « C’est possible. On a décidé que c’est possible. » C’était une décision. Et Jimi Hendrix disait « Je suis libre » dans un solo de sept ou huit minutes. Puis des gens sont tout de suite arrivés pour vendre cette liberté. Des majors et des organisateurs des concerts. Ils ont joué avec ce sentiment de liberté pour le vendre à toute notre génération. Ils en ont fait des produits commerciaux. On a passé deux ou trois ans à acheter ça. Et après on s’est dit : « Non, là on s’est fait baiser. »

— Jusqu’au moment où d’autres refusent à nouveau de se soumettre au marché.

— Les punks incarnent ce renouveau, la nouvelle étincelle dans la musique autour de 1976-1977. Ils se sont dit : « On va pas tomber dans cette musique de “soupe”. On va faire la musique nous-mêmes, à la maison. » Ils ont voulu nous dire que tout le monde est capable d’être un membre des Sex Pistols. Partout allait naître des gens, des groupes, qui avaient envie de gratter sans être des grands musiciens. C’était une nouvelle liberté. Même si, après, cette liberté a aussi été récupérée.

— Le combat pour éviter la récupération est permanent…

— C’est vrai. Autant pour la musique que pour ce qu’a été Action directe. Tant que certains d’entre nous peuvent parler, on est irrécupérables. On a refusé de se vendre. Et tant qu’on peut contrarier une récupération politique, il est impossible de combler le fossé qu’on a creusé entre eux et nous. Il est toujours possible de nous présenter comme des fous (ou pire), de résumer tout ce qu’on a fait à très peu de choses, de tourner en dérision notre action. Mais tant qu’on est vivant et qu’on peut fournir notre propre récit, la récupération est très difficile.

— D’où l’importance de la mémoire.

— Oui, du combat pour la mémoire.

Jann-Marc Rouillan

Entretien de Luis Velasco-Pufleau (Maison des métallos, Paris, le 10 avril 2019), à paraître dans Transposition. Musique et sciences sociales, Hors-série no 2 (2020) "Music, Sound and Violence". Des extraits de cet entretien accompagnés par des vidéos sont accessibles dans le carnet de recherche Music, sound and conflict.

Musicologue, Luis Velasco-Pufleau est chercheur au Walter Benjamin Kolleg et à l'Institut de musicologie de l'université de Berne.

Notes