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Les chemins d’une victoire pour la gauche (I) Rien sans le bloc social populaire au centre de sa stratégie

Dans son livre sur les expériences de la gauche française au pouvoir (1924, 1936, 1947, 1981), Serge Halimi analyse l’étonnante facilité des socialistes à produire des soldats zélés du marché : comment expliquer cet apparent grand écart ?

— Il y a plusieurs réponses. Dans le cas des dirigeants politiques, l’une des explications est qu’ils ne croient pas vraiment à leur programme de rupture, quand ils en ont un. En 1981, par exemple, François Mitterrand avait radicalisé son propos pour des raisons largement tactiques : à la fois pour embarrasser son rival plus modéré Michel Rocard au sein du Parti socialiste, et pour couper l’herbe sous le pied d’un Parti communiste que Mitterrand voulait affaiblir. En un sens, sans aller bien sûr jusqu’à parler de « rupture avec le capitalisme » comme le PS en 1981, François Hollande se montrera bon élève de Mitterrand. Son discours du Bourget (« Mon seul adversaire c’est le monde de la finance ») et sa proposition d’imposer à 75 % les revenus supérieurs à un million d’euros par an ont en effet été délibérément formulés pour endiguer, en janvier 2012, le tassement de Hollande dans les sondages et la progression concomitante de Jean-Luc Mélenchon.

Dans un cas comme dans l’autre, la manœuvre a atteint son objectif : Rocard fut étouffé par Mitterrand et Mélenchon distancé par Hollande. Mais, forcément, l’attachement du président élu à une proposition à laquelle il ne croit pas vraiment (Mitterrand) ou pas du tout (Hollande) n’est jamais très solide. Dans ce dernier cas, Pierre Moscovici, directeur de campagne puis ministre de l’économie de Hollande, a lui-même admis (avec le cynisme qui caractérise ce personnage) : « Nous étions pressés d’enterrer cette ficelle électoraliste (de la tranche d’impôt à 75 %). Autant dire que nous n’avons pas été fâchés que le Conseil constitutionnel la censure. »

L’autre explication de ce « grand écart », et les deux peuvent se cumuler, c’est que les responsables politiques, une fois qu’ils parviennent aux affaires, sont « capturés » par la haute administration, celle des finances en particulier. Depuis une trentaine d’années, la « Rue de Rivoli » puis « Bercy », (les ministère de l’Économie et des Finances) sont devenus presque fanatiquement néolibéraux, monétaristes, « européens ». Une fois arrivés au pouvoir, les hommes politiques sont donc éduqués ou rééduqués si nécessaire afin qu’ils comprennent que la promesse de rupture qu’ils ont faite à l’électorat, et qui leur a valu d’être portés au pouvoir, est intenable, encombrante, qu’il faut donc s’en débarrasser. Les médias les encouragent dans cette voie, puisque, à leurs yeux, le reniement des engagements – ceux de gauche – est toujours une preuve de maturité, de retour sur terre.

Cette conversion explique le « grand écart » dont nous parlons de manière plus intéressante que la ruse ou le mensonge. Pour cette raison, j’y consacre beaucoup de place dans mon livre, depuis l’analyse du Cartel des gauches de 1924 jusqu’à une période beaucoup plus récente. Mais l’éventuel blocage ou sabotage de la haute administration peut être anticipé. Il l’a beaucoup été. François Mitterrand lui-même avait tenu des propos définitifs à ce sujet : « Quand on est porteur d’une espérance, quand on a gagné sur des engagements et qu’on veut les respecter, on se retrouve, dès qu’on essaie de faire bouger les choses, en face d’une nuée d’experts qui vous fichent sous le nez des tas de courbes en vous disant : “C’est impossible !” » Néanmoins, au moment d’arbitrer en faveur du virage de la rigueur, il a lui aussi écouté ces experts, qui disposaient d’appuis politiques importants au sein du PS et du gouvernement (le premier ministre Pierre Mauroy et le ministre de l’économie Jacques Delors) et de relais médiatiques innombrables. À partir de ce virage, en mars 1983, la messe est dite.

— C’est-à-dire ?

— Tout ce qui allait suivre était écrit ou presque, y compris les félicitations de la presse financière et l’amertume d’un prolétariat que la gauche au pouvoir s’habituerait ensuite à ignorer – et à sacrifier. Est-ce à dire que le combat est perdu d’avance ? Non. D’une part, les « experts » de Bercy, ça se forme et ça se change ; encore faut-il en avoir la volonté. D’autre part, leur nocivité est d’autant plus immense qu’il n’y a rien en face, pas de mobilisation populaire, pas de syndicats puissants. En juin 1936, quand les usines étaient occupées, tous les experts du monde n’auraient rien pu contre les congés payés et la semaine de 40 heures. Même la droite et le patronat, terrorisés, s’y sont ralliés massivement : la Chambre des députés a adopté les congés payés par 563 voix contre une… Ils ne figuraient pourtant même pas au programme du Front populaire.

— Vous avez dénoncé, dès 1996, l’instrumentalisation infamante du « populisme ». Depuis, les lignes ont sensiblement bougé : Iñigo Errejón (Podemos) l’endosse volontiers et Mélenchon a fait sien le « populisme de gauche ». Cet abandon progressif d’une stricte et traditionnelle lecture de classe, englobée sous la bannière de « la gauche », vous paraît-il cependant salutaire ?

— Le terme « populiste » est devenu omniprésent – on l’emploie à la fois pour Trump, Podemos, Thatcher et Mélenchon : il ne veut donc plus dire grand-chose. Au fond, à quoi sert-il ? Les « populistes de gauche » expliquent mal sur quels thèmes essentiels leurs idées se distinguent de celles qui traditionnellement furent celles de « la gauche ». Eux écartent ce dernier label en soulignant qu’il a été déshonoré par des gouvernements socialistes ayant gouverné à droite. Les exemples de ce genre sont en effet trop nombreux pour qu’on doive les rappeler. Mais, renonce-t-on au terme de « républicain » parce que Clemenceau fit tirer sur des ouvriers et fusiller les mutins de 1917 ? ou à celui de « socialiste » parce que Jules Moch a envoyé l’armée contre les mineurs en grève et que François Hollande osait encore l’employer voilà peu ? ou encore au terme de « communiste » en raison des purges staliniennes ? À ce régime-là, quel mot politique n’a pas été déconsidéré ?

Le terme « populisme » ne sortirait pas indemne non plus d’un tel examen. En France, il renvoie à la fois au général Boulanger, à Pierre Poujade et à Bernard Tapie. Plus généralement, « populisme » qualifie une humeur protestataire, une méfiance envers les « élites » qui brasse large, et qui la dispense de devoir arbitrer entre des intérêts potentiellement antagonistes. Ce qui permet d’agréger sous le vocable de « peuple » des groupes, des classes qui n’ont en commun qu’une immense colère et qui confient à un tribun charismatique la charge de l’interpréter. Cette imprécision, cette fluidité, ce flou, peuvent être tactiquement utiles dans la perspective de la conquête du pouvoir, mais ils deviennent sources de confusion ensuite [1].

Le concept de « populisme de gauche » est souvent associé à l’idée d’une vie politique qui opposerait les 1 % les plus riches (l’oligarchie) aux 99 % qui restent (le peuple). Or l’unité de ce peuple me paraît mythique et même factice. À supposer qu’elle se forme dans un moment révolutionnaire, elle se désagrégera sitôt que des mesures précises devront être prises par le nouveau pouvoir. Une fraction appréciable des classes moyennes préfèrera alors se solidariser avec les classes supérieures contre lesquelles un gouvernement de « gauche de gauche » devra agir s’il veut réaliser quoi que ce soit.

La forme actuelle de notre désespoir politique, c’est le refus d’une analyse de classe sérieuse parce que chacun craint qu’elle ne dévoile l’affaiblissement, la fragmentation et l’isolement des groupes sociaux autrefois porteurs de changement. D’où la tentation de mettre en avant des catégories très floues, fluctuantes mêmes (« liquides » diraient certains), rudimentaires mais rassurantes.

Je rejoins les populistes de gauche lorsqu’ils estiment qu’il faut recréer une conflictualité politique du type « Nous contre eux » afin de combattre les discours émollients du « Vivre ensemble », d’autant plus ineptes que les possédants ont déclenché une guerre sociale contre les salariés depuis au moins les années 1990. Mais il me semble que la constitution de coalitions autour d’intérêts et de programmes précis joue ce même rôle et permet d’en définir l’objectif.

— Dans votre préface au livre de Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, vous anticipiez le rapport Terra Nova de 2011, actant l’abandon des classes populaires et du monde ouvrier. Il n’est plus un scrutin sans qu’on ne rabâche pas le pouvoir d’attraction du Rassemblement national (ex-Front national auprès de ces derniers : peut-on encore renverser la donne ?

— En France, cet abandon des classes populaires fut surtout l’œuvre des intellectuels de la « deuxième gauche » qui, dès les années 1970, davantage encore après le virage de la rigueur de 1983, ont formé les cadres dirigeants du Parti socialiste et de la CFDT. Plus largement, à l’échelle de l’Europe et des États-Unis, les dirigeants sociaux-démocrates et démocrates ont également cherché, pour marquer leur « modernité », à se distinguer de leurs aînés, plus attachés à des politiques redistributrices et plus liés qu’eux au monde du travail. Ils ont concédé beaucoup de choses à la révolution conservatrice de Thatcher et de Reagan en espérant ainsi en réduire la puissance, la priver d’aliments en somme. Sur ce plan, il y a eu une vraie convergence entre, par exemple, Tony Blair, Anthony Giddens, la Fondation Saint-Simon et Bill Clinton, qui ont théorisé ce changement de cap à partir d’une analyse sociologique et politique se prétendant à la fois nouvelle et audacieuse.

Rappelons-en les grandes lignes. Strauss-Kahn, dont le parcours est révélateur – plutôt keynésien dans les années 1970-1080, puis ministre de l’Économie dans le gouvernement Jospin, enfin directeur général du FMI grâce à l’appui de Nicolas Sarkozy – publie en 2002 un livre important, La Flamme et la Cendre. L’ouvrage va anticiper la plupart des thèmes de la fondation Terra Nova. Il explique que les socialistes, au lieu de défendre le « prolétaire qui n’a que ses chaînes à perdre », devraient s’intéresser aux gens qui ont « hérité une culture, une éducation, parfois un tout petit peu d’argent, un appartement. Bref qui ne sont pas les plus malheureux, mais qui ne sont pas non plus les plus riches ». En somme, le principal vivier électoral de la « gauche de gouvernement » ne devrait plus être ni les 20 % du bas (les prolétaires), ni les 50 % les moins riches (les classes populaires). Ce sera par conséquent « le groupe central », une cible qui fut déjà celle de Valéry Giscard d’Estaing et qui s’est massivement mobilisée en 2017 en faveur d’Emmanuel Macron.

En 2002, Strauss-Kahn n’oubliait pas entièrement les pauvres. Il proposait de « s’en préoccuper, de les aider à vivre, de les former ». Mais « pour essayer de les amener vers les couches centrales ». En somme, il s’agissait de les domestiquer politiquement. Au point que Strauss-Kahn déconseillait de « s’appuyer sur eux, car la plupart du temps ils n’ont pas envie de participer à la vie politique ». Lui et les socialistes s’en méfiaient, comme on redoutait autrefois les « classes dangereuses ». Strauss-Kahn écrivait même : « Du groupe le plus défavorisé, on ne peut malheureusement pas toujours attendre une participation sereine à une démocratie parlementaire. Ses irruptions dans l’histoire se manifestent parfois dans la violence. »

Ainsi donc, au tournant du siècle, on observe une rupture essentielle : la social-démocratie européenne s’affiche dorénavant comme le parti de l’ordre social, du capitalisme libéral. Elle s’en satisfait ; mieux, elle le proclame. Elle entérine la domination des classes moyennes, de la bourgeoisie cultivée, mais en ajoutant de la parité et de la couleur dans la vitrine. Cette dimension « diversitaire » va apparaître avec plus de netteté encore au moment du rapport de Terra Nova qui proposera, en 2011, que « la coalition historique de la gauche centrée sur la classe ouvrière, en déclin » soit remplacée par « une nouvelle coalition, “la France de demain”, plus jeune, plus diverse, plus féminisée. Un électorat progressiste sur le plan culturel ». On privilégie ainsi le « culturel » au détriment du social, c’est-à-dire qu’on isole l’un de l’autre, en essentialisant « jeunes », « femmes » et « populations issues de l’immigration », comme si leurs particularités leur retiraient toute réalité sociale par ailleurs. Comme si l’augmentation des salaires et des garanties sociales, la lutte contre la précarité de l’emploi et les inégalités de revenus ne les concernaient pas au premier chef, en raison précisément du fait qu’ils sont plus défavorisés que les autres. Ainsi, les femmes, les jeunes, les minorités sont, par exemple, plus susceptibles d’être payés au salaire minimum et précaire. L’acceptation du capitalisme, le culturel avant le social, puis l’abandon du social : une fois parvenue à ce stade, il ne s’agit plus pour la social-démocratie d’une bifurcation, d’un accident de parcours, ni même d’une parenthèse – mais de son nouveau projet.

La social-démocratie oublie cependant que ce « groupe le plus défavorisé », essentiellement les ouvriers et les employées, parfois issus de l’immigration, constituent encore, dans la plupart des pays européens, près de la moitié de la population. Et des gens d’autant plus solidaires entre eux que les ouvriers épousent souvent des employées. Puisque la gauche s’en désintéresse, ils vont aller voir ailleurs, souvent en s’abstenant, mais aussi en votant de temps en temps pour une extrême droite qui leur semble d’autant moins compromise avec le pouvoir qu’elle ne l’a jamais exercé.

À mon sens, il n’y a pas de stratégie victorieuse pour la gauche, et pas de perspective émancipatrice tout court, si ce bloc social populaire – avec ses femmes, ses jeunes, ses immigrés – ne figure pas au centre de sa stratégie. Incidemment, le fait qu’on doive aujourd’hui énoncer un tel truisme n’est pas le signe d’une bonne santé intellectuelle. Il conviendrait donc à mon avis de s’intéresser en priorité à ce qui peut « changer la vie » de ce groupe majoritaire (la multiplication des biens publics ; l’extension de la gratuité dans l’éducation, la santé, les transports collectifs ; la lutte contre la précarité et contre un management qui « évalue » sans cesse ses salariés pour les placer en situation de concurrence permanente). Mais le préalable, c’est qu’on se situe dans une perspective anticapitaliste, et surtout pas qu’on se résigne à prolonger l’existence de ce système en le réformant, par exemple en le « verdissant » un peu, en le rajeunissant, en le « diversifiant ».

Le succès de l’extrême droite tient aussi à l’aversion qu’elle provoque de tous côtés, et au caractère hétéroclite des coalitions qui se recomposent toujours contre elle, ce qui conforte aussitôt son image de mouton noir, de force antisystème intransigeante et qui parle fort. C’est dire qu’une position de rupture ne constitue pas une lubie d’intellectuel coupé de la réalité. Elle peut certes découler d’un choix théorique né de la réalisation que le capitalisme n’est pas réformable parce qu’il détruit la société et la nature. Mais la radicalité de nos exigences répond avant tout à une situation d’urgence politique, à la course de vitesse engagée avec un adversaire redoutable, et que nous ne pouvons pas perdre.

(À suivre…)

Serge Halimi

Première parution de cet entretien dans la revue en ligne Ballast, sous le titre « Pas de convergence des luttes sans une perspective politique », le 15 octobre 2018

Du même auteur, dernier livre paru, Quand la gauche essayait, Agone, [1993, 2000] 2018.

Notes