Au jour le jour

En mémoire de la « République populaire de Longwy »

On commémore en ce moment dans le bassin de Longwy, le quarantième anniversaire du puissant mouvement social qui a transformé pendant plusieurs mois cette région en une « République populaire de Longwy » comme le signalait Le Monde du 23 mars 1979. Jeune enseignant dans un collège de cette ville, j’ai moi-même participé à cette lutte collective. À l’heure où les médias dominants ne cessent de dénoncer la « violence » des gilets jaunes, je voudrais rappeler ce qu’était la lutte des classes quand le mouvement ouvrier n’avait pas encore été démantelé par le capitalisme financier mondialisé.

La révolte des ouvriers de Longwy en 1979-1980 fut provoquée par l’annonce de la fermeture des usines sidérurgiques que les maîtres de forge avaient édifiées à la fin du XIXe siècle pour profiter du minerai de fer découvert dans un bassin situé au nord de la Lorraine, aux confins de la Belgique et du Luxembourg. Ce n’était pas uniquement pour leur emploi que se battaient les ouvriers, mais pour défendre leur identité collective, le sens qu’ils avaient donné à leur vie, dans cette région qui fut pendant près d’un siècle le premier arrondissement de France pour le taux d’immigration.

Dans un premier temps (de décembre 1978 à février 1979), un front unanime s’est formé pour rejeter le plan de restructuration. La population s’est rangée sous la bannière de l’intersyndicale CGT-CFDT-FO, élargie aux syndicats enseignants. Au même moment, une multitude de « comités de luttes » sont apparus spontanément, pour regrouper les travailleurs des trois frontières, les cadres des entreprises menacées, les commerçants, les jeunes (ouvriers et lycéens), etc.

Au cours de cette première phase, la manifestation qui a eu le plus d’impact dans la population locale fut organisée par le comité des « flammes de l’espoir » regroupant des enseignants, des parents d’élèves, et des militants associatifs. En janvier 1979, 12 000 enfants défilèrent sous cette bannière, emmenés par un petit garçon et une petite fille revêtus du costume traditionnel lorrain. Je me souviens que cette initiative ne fut pas très appréciée par les intellectuels de gauche, qui déplorèrent, depuis Paris, ses relents nationalistes. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’interroger sur les raisons du décalage qui existait entre les formes de résistance spontanément déployées par les classes populaires et les interprétations qu’en donnent les élites.

Cette phase initiale de la mobilisation emprunta les formes traditionnelles de la contestation : manifestations de rue, unitaires, massives et pacifiques, accompagnées d’un mot d’ordre de grève générale dans les entreprises. Cependant, confrontés à l’inflexibilité du pouvoir, les acteurs de la lutte optèrent rapidement pour des actions beaucoup plus radicales.

Le 30 janvier 1979, les militants de la CGT et de la CFDT séquestrèrent les cadres de l’usine de la Chiers. Ce fut le début des « opérations coups de poing » menées sous l’impulsion de la CFDT locale, destinées à attirer l’attention des médias. Certaines de ces actions eurent une dimension surtout symbolique, comme l’occupation du crassier et l’installation au sommet d’un panneau lumineux, « SOS-emploi », ou le vol de la coupe de France de football par un petit « commando » de militants. Néanmoins, la plupart des opérations furent beaucoup plus virulentes : déchargement de minerai de fer venu de Mauritanie sur la voie publique, occupations de la gare SNCF, du centre des impôts, de la sous-préfecture, du tribunal de Briey (pour s’opposer aux saisies), saccage des « grands bureaux » d’Usinor-Longwy, blocage des grands magasins. La population du bassin était constamment invitée à participer à ces actions qui s’accompagnaient de moments festifs. On diffusait des films et de la musique, des troupes de théâtre venaient parfois faire de l’agit’prop.

Présentées comme une réponse à la violence capitaliste et à l’intransigeance patronale, ces opérations coups de poing furent également décidées pour protester contre la façon dont les journalistes rendaient compte du mouvement. Le 24 février 1979, les militants occupèrent le relais de la télévision et diffusèrent la première émission télévisée « entièrement réalisée par les ouvriers ». Les moyens de l’époque étant encore fort réduits, cette émission se limita à la diffusion de diapositives sur la lutte.

Réprimées par les CRS, ces actions entraînèrent très souvent une riposte massive de la population. Le point culminant fut atteint le 17 mai 1979, lorsque les manifestants voulurent occuper à nouveau le relais de la télévision. L’intervention particulièrement « musclée » des CRS provoqua un véritable soulèvement populaire . Une voiture-radio parcourut les rues de Longwy pour ameuter les habitants. Les ouvriers quittèrent précipitamment les ateliers pour rejoindre les manifestants. Les affrontements dans la ville firent plusieurs dizaines de blessés (dont un journaliste), des officines de banque et de presse furent saccagées et les émeutiers allèrent jusqu’à attaquer le commissariat de police au bulldozer.

L’intensité de la lutte réactiva des formes d’action qui avait connu leur paroxysme dans la région au début de la guerre froide. Lors de la grève d’octobre 1948, exaspérés par le refus patronal de négocier, les ouvriers de la cokerie de Micheville décidèrent de ne plus assurer les mesures de sécurité. Pour la première fois depuis 1905, la CGT légitima le sabotage. Les CRS firent irruption dans l’usine pour rétablir les mesures de sécurité. Aussitôt, alertés par les sirènes, des milliers d’ouvriers accoururent. Une bataille rangée, qui dura plusieurs heures, éclata. Les CRS furent encerclés et désarmés ; des dizaines d’entre eux furent blessés.

L’après-midi de ce 8 octobre, à Longwy, un grand nombre de femmes, dont l’épouse du dirigeant syndical local, Marcel Dupont, enlevèrent le directeur de l’usine de Senelle-Maubeuge et trois ingénieurs qui ne furent relâchés que le soir. « J’ai été poilu en 1914, affirma le directeur, mais je n’ai jamais eu si peur. »

Pendant des mois, on ironisa dans les cités ouvrières sur ces CRS atteints disait-on de « michevilitte », devenus « tout pâles », suite à la correction administrée par les travailleurs. Mais la répression fut féroce. Des dizaines de militants furent licenciés, onze femmes, qui faisaient partie du « commando » ayant séquestré pendant quelques heures le patron et les ingénieurs, furent elles aussi condamnées par la justice. Toutes étaient mères de famille, femmes d’ouvriers, françaises et immigrées. Marcel Dupont fut condamné à dix jours de prison ferme, privé momentanément de ses droits civiques et chassé de son poste de président de la caisse de Sécurité sociale.

En 1979-1980, le thème de la « violence » fut largement exploité par les journalistes. Ce fut d’abord la presse locale qui la dénonça. Les grands médias parisiens prirent le relais au moment de la manifestation du 23 mars 1979, la « marche sur Paris » organisée par l’intersyndicale et qui rassembla les ouvriers de toutes les bassins sidérurgiques de France. Ce fut l’une des plus puissantes manifestations dans la capitale depuis Mai 68. L’inquiétude palpable du gouvernement face à cette montée en puissance du mouvement social incita le gouvernement à le discréditer par avance. Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT, l’ayant lui-même présentée comme une entreprise téléguidée par le PCF (en dénonçant la « marche des cantonales »), le Premier Ministre Raymond Barre enfonça le clou à la télévision le 5 mars 1979 : « Je me réjouis de l’appel des leaders syndicalistes responsables face à la montée de la violence. »

Comme c’était prévisible, cette immense manifestation se termina par des actes de vandalisme attribués à des « casseurs », qui firent bien sûr la une des journaux télévisés du soir et des quotidiens du lendemain. Le Républicain lorrain titra : « la marche sur Paris gâchée par des émeutes gauchistes. » Le 25 mars, il présenta les casseurs comme les « héritiers de Mai 68 », des « jeunes chômeurs », « voyous », « loubards », « incontrôlés, indiens, zombies, intellos, militaros en lutte contre l’ordre établi ». Au niveau national, la palme revint à L’Aurore, un quotidien de droite qui n’existe plus. Il dénonça « la lie des bas-fonds que la manifestation de Séguy, Marchais, Mitterrand a permis de sortir des égouts ». La CGT eut beau démontrer le rôle que les forces de l’ordre avaient joué dans ces provocations (en interceptant l’un des casseurs qui portait sur lui une carte de police), le mal était fait. Les sondages montrèrent l’impopularité croissante du mouvement. La tentative de grève générale dans toute la sidérurgie lancée par la CGT fut un échec.

Finalement, la forme d’action la plus réussie et la plus durable fut celle des « radios libres » ; d’abord celle de la CFDT, puis celle de la CGT, « Lorraine cœur d’acier », qui eut un immense impact dans la population du bassin. Inauguré le 17 mars 1979 dans le hall de l’Hôtel de Ville de Longwy-Haut, le studio était placé sous la garde d’un énorme Don Quichotte sur son cheval, fabriqué dans un atelier d’Usinor avec du matériel récupéré. Grâce à son principal animateur, le journaliste communiste Marcel Trillat, le succès de la radio fut énorme, conséquence de l’absence totale de censure. La radio devint ainsi à la fois un moyen et un enjeu de lutte. L’association regroupant les « amis de LCA » mobilisa ses troupes contre le brouillage des ondes et les CRS ne parvinrent jamais à investir les lieux. Des personnalités éminentes, venues de toute la France et même de l’étranger, participèrent à des émissions. Ma directrice de thèse, Madeleine Rébérioux, vint parler de Jaurès aux ouvriers du bassin. Marcel Trillat m’ayant invité à animer une rubrique intitulée « Passé/Présent », c’est grâce à LCA que j’ai appris à causer dans un micro.

La raison principale de cette popularité était dû au fait que, pour la première fois dans la région, toute une population qui avait été totalement privée de parole jusque là, put enfin s’exprimer. Au-delà des revendications économiques, c’était la question de la dignité et de la démocratie directe qui étaient devenues l’enjeu majeur de ce conflit social.

Le succès de ces nouvelles formes de luttes entraînèrent un divorce de plus en plus visible entre les acteurs locaux et les dirigeants des organisations syndicales et politiques. Dès le début des « opérations coups de poing », les leaders nationaux de FO et de la CFDT les déplorèrent. Ce clivage fut particulièrement net à la CFDT. La section de Longwy était dirigé par Robert Giovannardi, un militant apprécié de tous dans le bassin, qui était resté fidèle à la tradition anarcho-syndicaliste du mouvement ouvrier, alors qu’en mai 1979 la direction nationale de la CFDT avait approuvé la stratégie de « recentrage » proposée par Edmond Maire. La sidérurgie fut ainsi l’un des terrains privilégiés pour l’élaboration des « plans alternatifs » concoctés par ce syndicat réformiste avec la collaboration d’intellectuels comme Pierre Rosanvallon, qui était à l’époque le conseiller politique d’Edmond Maire.

À la CGT, le clivage fut plus tardif, mais tout aussi virulent. Dans ce syndicat aussi, les dirigeants locaux, notamment Jean-Claude Brûlé et Michel Olmi, étaient très appréciés par les ouvriers. Néanmoins, la liberté de ton de la radio LCA finit par indisposer les dirigeants de la confédération qui décidèrent d’y mettre fin.

Le même décalage apparut sur le plan politique. Le livre Vivre et lutter à Longwy (Maspero, 1980) que j’ai co-écrit avec Benaceur Azzaoui, OS d’origine marocaine et militant CGT à Usinor-Longwy, avait pour but d’ouvrir un débat à l’intérieur du parti communiste (dont j’étais membre à l’époque) sur le divorce qui s’était produit au cours de ce mouvement social entre la base et le sommet du parti. Après avoir souligné l’échec des formes traditionnelles de luttes et le succès des opérations coup de poing, j’écrivais : « Le manque de réflexion collective sur ces questions est aussi l’une des raisons des difficultés actuelles du mouvement ouvrier. » Hélas, quarante ans plus tard, on en est toujours au même point !

Le parti socialiste fut également mis sur la sellette. Le contexte étant alors marqué par les progrès de l’union de la gauche, François Mitterrand participa « à titre individuel » à la manifestation organisée le 12 janvier 1980 à Metz. À Longwy, le comité de luttes animé par la CFDT critiqua cette initiative en mettant en garde la population du bassin : « Les politiques de droite et de gauche veulent nous récupérer. »

Élu président de la République en mai 1981, François Mitterrand vint à Longwy en octobre en promettant que l’activité sidérurgique serait maintenue. Mais trois ans plus tard, ce fut la gauche qui acheva le travail que la droite avait commencé. En mars 1984, cette mise à mort suscita de nouvelles actions violentes dans le bassin et le saccage du local du PS. Longwy devint ainsi un exemple emblématique du fossé qui n’a cessé de se creuser par la suite entre la gauche et les classes populaires ; illustré par la montée de l’abstention et des bulletins nuls lors des dernières échéances électorales.

Gérard Noiriel Texte initialement paru le 6 février 2019 sur le blog de l'auteur « Le populaire dans tous ses états ». Du même auteur, sur le même thème, à paraître : Immigrés et prolétaires. Longwy 1880-1980, Agone, 2019.