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Les noces d'Amazon et des patrons français de l'édition

C'est en 2012 qu'Amazon aurait, première mondiale, participé à une manifestation littéraire. Naturellement, la firme choisit la capitale historique de la littérature. Chaque année depuis, le stand du leader planétaire de la vente en ligne s'étend un peu plus au milieu du Salon du livre de Paris. Sans doute pour rassurer les inquiets, Antoine Gallimard déclarait : « Notre partenaire n’est ni Apple ni Google, mais Amazon. » Est-ce vraiment rassurant ? Fondateur de la librairie Ombres blanches à Toulouse, Christian Thorel rappelle les enjeux à Vincent Montagne, président du Syndicat national de l’édition et du troisième plus grand groupe éditorial français, Média-Participations.

Nous fêterons dans deux ans le quarantième anniversaire de la Loi sur prix unique du livre. Monsieur le Président, vous saurez faire cela dignement, et trouver les mots pour « commémorer », les mots de la communication, tels que trop souvent dépourvus de contenus.

Pour ma part, si l’occasion m’en avait été donnée, j’aurais volontiers, le 2 novembre dernier, fêté les quarante ans de la publication du petit « libelle », La Fnac et les livres, de Jérôme Lindon, un livre d’engagement s’il en fut, mais surtout un manifeste pour alerter, et pour rendre un avenir possible aux éditeurs, aux auteurs, aux livres, en permettant aux libraires de conserver leur place impérative, incontournable, dans l’économie des livres, et dans la société des lecteurs.

Vous le savez, le propos et l’analyse étaient tellement vrais, et tellement compromettants pour la Fnac, qu’une action en justice d’André Essel, son fondateur, le fit condamner et en fit retirer la diffusion. Trop tard, le message était passé, la « résistance » s’opérait, les convictions étaient aiguisées, particulièrement chez les hommes politiques, François Mitterrand et Jack Lang en tête. C’est à eux que nous avons dû une décision si productive pour l’avenir de notre secteur.

Mais c’est surtout à des convictions, à des analyses, à des projections, que nous devons d’être encore voisins dans la diversité de la production éditoriale, d’être amis aussi, parfois, d’être « partenaires », pour faire plus moderne. Du temps où tout était plus artisanal, plus risqué, il fallait compter sur les engagements, sur les discours, et sur les actes. À la fin des années 1970, nous entendions et suivions, en premier ceux du « patron » des Éditions de Minuit, mais aussi et tout près de lui, celui des « patrons » du Seuil, Jean Bardet et Paul Flamand.

J’interviendrai le 4 avril prochain dans un colloque sur « Le Seuil d’après 1980 », organisé par l’université de Nanterre. Je suis chargé d’y rappeler cette période d’engagement à travers le sujet « 1981. Le Seuil au milieu du gué ». Des engagements éditoriaux aux engagements commerciaux. J’y évoquerai notamment ce moment de renversement en matière de diffusion, lorsque Jérôme Lindon décida de rejoindre Le Seuil et de créer avec la maison de la rue Jacob une structure qui fut exemplaire pour la réflexion sur les liens avec les librairies, sur le renouveau des modes de faire savoir, et aussi de distribution.

Lors des années 1980, Le Seuil et Minuit surent agréger autour d’eux les meilleures des maisons, les plus beaux catalogues, pour les partager avec les librairies indépendantes, particulièrement avec le réseau qui se reconstitua dans les années 1980, grâce à une nouvelle génération, la mienne. Ce fut fait grâce à la loi sur le prix unique, et aux initiatives qui la suivirent. Le Seuil, sa présidence et sa direction commerciale, furent une force politique pionnière, avant que d’autres maisons ne rejoignent le combat après le vote de la loi, ou parfois très tard.

Vous êtes, depuis bientôt deux ans, propriétaire de cette maison, et légataire de son histoire. Vous êtes aussi, en tant que président du Syndicat national de l’édition, la plus haute autorité représentative de votre profession. À ce titre, vous avez une responsabilité sur l’image renvoyée par les actions de votre nouvelle et prestigieuse maison, comme par votre syndicat. Vous avez accepté la présence de la société Amazon en plein milieu du Salon du livre de Paris, comme une évidence.

Si j’en crois ce qu’on m’en rapporte, vous avez installé une entité qui compromet les relations entre auteurs et éditeurs en faisant la promotion de l’auto-édition, reléguant ainsi l’action des éditeurs à l’exercice d’une autorité financière et intellectuelle dépassée. C’est un peu « se tirer une balle dans le pied », que de faire une place aussi spectaculaire à ce qui est l’exercice principal de la société Amazon, la prédation.

Je lis donc cette présence comme une capitulation, comme une soumission à un ordre qui contrevient aux engagements conjugués de nos professions. Et à une histoire commune. Cela me semble constituer même un évènement qui met en question votre part d’héritage de l’histoire du Seuil.

J’ai accepté en janvier l’invitation qui m’a été faite, fraternellement, d’être aux côtés d’Olivier Cohen pour saluer, sur la grande scène du Salon du livre de Paris, le travail de sa maison avant de me rendre compte que je ne pourrais me rendre à ce rendez-vous car requis à Toulouse par une journée consacrée au couple Cécile Reims-Fred Deux, deux écrivains et artistes majeurs d’un demi-siècle désormais oublié mais dont nous aimons dans notre librairie préserver les traces.

Ceci est un signe de la fidélité aux choses et aux personnes que nous aimons. Et comme nous sommes aussi fidèles à Olivier et à ses auteurs, nous sommes venus. Ainsi, Nicolas Vivès, magnifique libraire de littérature de nos Ombres blanches, a représenté auprès d’Olivier et de ses invités ce que nous voulons conserver à tout prix ici, à Toulouse, une « politique des auteurs », le projet d’un « catalogue », d’une « maison ». Il a défendu pour l’Olivier une histoire, des auteurs, une ligne, et donné un signe de la pérennité de nos engagements, et notre volonté de « résister » à un nouvel ordre.

C’est là notre ambition, c’est là notre orgueil, il en faut pour défendre nos passions.

Je suis donc heureux, de mon côté, de n’avoir pas fait le voyage, de n’être pas venu une nouvelle fois à ce rendez-vous de la Porte de Versailles, souvent si bruyant, mais qui devient aussi le lieu d’un silence assourdissant, et d’une défaite, d’une « capitulation ». Cela m’aura évité la honte d’être sous les auspices à venir d’une domination acceptée d’un nouveau maître, un nouveau maître dont il faut rappeler qu’il s’est exclu lui-même de son appartenance à notre pays, à notre République, à nos valeurs.

Christian Thorel

Texte initialement paru, sous le titre « La présence d'Amazon à Livre Paris, “​​​​comme une capitulation”, sur Actualitte.com, le 19 mars 2019.

Fondateur de la librairie Ombres Blanches (Toulouse), auteur de À propos du Seuil. Une histoire exemplaire, Ombres blanches, 2017.