Au jour le jour

« Amianto » (II) Le travail de mon père

Alberto Prunetti raconte l’histoire de Renato, né en 1945 à Livourne. Soudeur dans les raffineries et les aciéries italiennes depuis l’âge de quatorze ans, Renato s’empoisonne lentement au travail : il respire de l’essence, le plomb lui entre dans les os, le titane lui bouche les pores de la peau, et finalement, une fibre d’amiante se glisse dans ses poumons. En contrepoint de ce récit tragique, l’auteur rapporte ses souvenirs d’enfance en Toscane ouvrière, où les années 1970 furent une décennie de luttes sociales.

Quand j’étais petit, la maîtresse me demandait quel était le travail de mon père, et j’ai vite appris à répondre « tuyauteur », même si je ne comprenais pas ce que ça voulait dire. C’était pour cela qu’il rentrait à la maison un week-end sur deux en combinaison verte, avec des vêtements sales. Puis j’appris un autre terme : metalmecanico, c’est-à-dire « ouvrier métallurgiste ». Ça, je le comprenais mieux, parce que ça me semblait proche du métier de mécanicien, mais avec un peu plus de blindage. C’était un travail spécial, ou c’est ce qu’il me semblait, parce qu’il se faisait au loin.

Je ne me sentais nullement diminué d’être fils d’ouvrier, parce qu’à l’école, dans le primaire et le secondaire, nous étions tous fils d’ouvriers (du moins dans ma section : il y avait trois sections à l’école, dans l’une allaient les rejetons des professions libérales, dans l’autre les ouvriers et dans la troisième les fils de paysans et les recalés de la classe des ouvriers). Mais les papas de mes camarades de classe travaillaient à Piombino, aux aciéries ou à l’usine Casone de Scarlino, ou chez Montecatini, comme tout le monde continuait à l’appeler bien que ce soit devenu Montedison. Là, le travail était plus facile et ennuyeux, disait Renato. Lui, les usines, il les démontait et les remontait en un jour, ou du moins c’était ce que je racontais à mes camarades qui avaient des papas aux trois-huit dans le haut fourneau.

C’était un privilège, de mon point de vue. Et peut-être l’était-ce vraiment, mais ça avait son revers, parce que c’était un travail encore plus usant, plus nocif, marqué par une mentalité plus étroitement stalinienne : aristocratie ouvrière, travailleurs spécialisés, satisfaits des salaires plus élevés et moins rebelles que les ouvriers-masses qui émergeaient dans les années 1960 et 1970, plus disposés à l’absentéisme, au sabotage, à la critique de l’idéologie du travail. Mais ce sont là des discussions embrouillées et, là-dessus, des années plus tard, bien des années plus tard, Renato et moi, on ne s’entendait pas du tout.

En tout cas, non, je ne me sentais pas diminué. Les malheureux, pour moi, pour nous, fils de l’usine, c’était les enfants des riches. Les bourges. Ceux qui ne pouvaient pas sortir de chez eux parce qu’au parc ils ne savaient pas jouer au foot et se faisaient cogner et dominer. Qui devaient s’habiller « bien comme il faut » et rentrer propres. Qui n’avaient pas de frondes ni de sarbacanes et ne se familiarisaient pas avec le cross sur les collines de scories ferreuses. Qui ne faisaient partie d’aucune bande de quartier, comme les Eagles du hockey ou les Bronx de Cassarello ou le CCC, le Cercle paysan (contadino) de Capannino. Il n’en serait pas toujours ainsi : peut-être qu’à 15 ans, nous serions à bicyclette ou à pied et certains déjà au travail alors que les autres, ils auraient d’abord la mobylette, puis la moto et les vacances à l’étranger. Mais entre 7 et 14 ans, le contrôle hégémonique du territoire de la cité-usine nous revenait.

À nous, les enfants de ceux qui étaient chez Casone ou aux aciéries d’Ilva, ou plutôt, comme on disait, d’Italsider. Des enfants des « Napolitains », en fait des habitants de Campanie montés en Toscane pour peiner dans les entreprises du bâtiment qui chevauchaient le boom de la construction et du tourisme de masse, et vivaient entre Senzuno et Cassarello. Et des enfants d’ouvriers détachés, comme moi. De ceux qui se déplaçaient dans le circuit national d’Ilva et rebondissaient entre Piombino, Tarente et Gênes et qui, tous les deux ans, revenaient à Follonica. Divisés en bandes, habitués à se terrer dans le quartier 167, avec ses grands HLM neufs, où les garçons du coin avaient construit, sous les oliviers épargnés par les bulldozers, des baraques semblables à des cités lacustres, suspendues sur les bifurcations des branches. Ou bien, comme ça m’arrivait le plus souvent, avec une base dans les fours de fusion en ruine de l’ex-Ilva, notre usine qui s’étendait autour de l’école et du terrain de foot goudronné, où nous nous barricadions, en veillant à ne pas marcher sur les seringues abandonnées par les toxicos, ou à ne pas rencontrer Alvaro. C’était un vieillard bizarre, peut-être un des derniers ouvriers congédiés après la fermeture d’Ilva à Follonica. Il paraît qu’il vivait dans le four San Ferdinando de la forge […].

Un jour, il disparut et on ne le revit plus jamais. Peut-être l’avait-on enfermé dans un hospice quelconque. Mais les rêveries fébriles d’un enfant suivent d’étranges analogies. Pour moi, il avait été avalé par une de ces machines abandonnées qui se trouvaient encore dans les fours délabrés de l’ex-usine d’Ilva. Des engins que je pouvais aller voir dans la bibliothèque en fer, comme nous appelions l’établissement communal, qui avait été installée dans un énorme four de la forge et où étaient exposées des machines en fonte d’aspect sinistre, en même temps qu’une collection d’insectes transpercés par une aiguille et conservés derrière une vitrine, et qu’un corbillard en bois à traction équestre. La boucle était bouclée. On vous broyait avec les machines puis on vous clouait comme un lépidoptère et, à la fin, on vous faisait des funérailles avec le corbillard. De fait, influencé par des discours entendus, j’en rêvai souvent, de l’enterrement du vieux dingue.

Moi, je suis petit et ils croient que je ne peux pas comprendre. Mais je les entends parler. Ils parlent de ceux qui sont aspirés dans les engrenages et les rouleaux des laminoirs, hachés par les cylindres qui écrasent les rubans d’acier. De ceux qui sont brûlés par une coulée incandescente échappée des voies d’une installation de fusion. De ceux qui sont encastrés dans un ruban transporteur avec la qualification de « corps étrangers », dont la présence est signalée par un moteur qui « force ». De ceux qui ont le crâne écrasé par une presse ou défoncé par des tubes qui explosent. De ceux qui sont brûlés dans la salle des pompes d’une raffinerie pendant qu’ils raccordent les tuyaux.

Ce sont des récits qui ne me surprennent pas. Déjà en CE2, je me souviens d’avoir vu disparaître un de mes camarades de classe, Bruno, du jour au lendemain : nous nous sommes dit au revoir comme d’habitude, en nous disant salut, certains de nous voir le jour suivant, avec cette conception du temps étendu que seuls les enfants peuvent avoir. Bruno ne revint pas à l’école parce que son papa, ouvrier aux aciéries, avait été tué à l’usine, assassiné par la mégamachine qui vomissait de l’acier en fusion. Mes souvenirs sont confus : je n’allai pas aux funérailles, mais ma mère fit une visite à la sienne et m’emmena avec elle. Mais ils ne nous laissèrent pas entrer chez eux et je ne revis pas Bruno. Il avait 7 ans et, pour moi, ce n’était pas son père qui était mort ce jour-là. À l’usine, c’était lui qui était mort.

Alberto Prunetti

Extrait de Amianto. Une histoire ouvrière, ouvrage d'Alberto Prunetti traduit de l'italien par Serge Quadruppani, Agone, 2019, p. 24-28.