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Pour une éducation au politique par l'École

« L'abstention, premier parti des 18-25 ans », tirait Le Monde en mars 2017. Une abstention qui aurait atteint un niveau historique chez les jeunes aux dernières législatives. Et pour Le Figaro d'avril 2017, « une nouvelle fois, les jeunes plébiscitent les extrêmes » – les 18/34 ans auraient voté à voire 30 % pour Jean-Luc Mélenchon et 25,7 % pour Marine Le Pen. Le vote Front national serait « celui qui rassemble le plus les jeunes » en 2017, et on se souvient qu'en 2015 un sondage donnait un votre massif des 18-30 ans pour le parti des Le Pen.

Sans exagérer la confiance dans ces sondages, ni suivre les commentaires hasardeux qu'ils engendrent, on doit pour le moins, s'interroger aussi sur les conditions actuelles de sensibilisation et de socialisation politiques de la jeunesse de ce pays.

Éliminons immédiatement la courte vue qui renverrait à l’école une quelconque responsabilité dans la négligence de l’enseignement d’une éducation civique. Trente ans derrière nous, c’est exactement le moment de la relance par le ministre Chevènement d’une immense mobilisation pour la transmission des valeurs de la République. C’était en 1985, le pays, en pleine crise économique, s’interrogeait sur les modalités d’intégration d’une jeunesse immigrée qui grinçait fortement des dents sur sa non reconnaissance dans l’espace public, dans le champ politique, et qui dénonçait déjà les réalités et la violence de sa relégation. Après avoir hésité sur les modalités de prise en compte de ces demandes par l’école, le ministère avait finalement opté pour la foi dans les valeurs de la République et dans une identité nationale que tous les petits élèves, français ou pas, apprendraient à aimer et à adopter.

La politique d’intégration par l’École se fixe alors pour longtemps et campe sur la certitude des effets performatifs d’un récit nationalo-républicain. Qu’on qualifie cette politique de gauche ou pas, peu m’importe ici. Le fait est que la matrice s’est fixée, il y a trente ans donc, et qu’elle correspond à la forme de socialisation et de conscientisation politiques de la jeunesse qui, nous dit-on, quand elle vote (puisqu'elle s'abstient massivement) a voté Front national, quand elle votre pas pour l'« autre extrémisme ».

Éliminons aussi l’hypothèse naïve que seuls les bancs de l’école construisent politiquement une jeunesse. Il y a, pour le meilleur et pour le pire, d’autres canaux et lieux qui participent à cette construction ou castration d’un désir politique. Il y a la rue : aux mains de la réaction de droite depuis les manifs pour tous. Il y a les médias : aux mains tantôt des garants de la démocratisation de bêtise sur fond de « temps de cerveau disponible », tantôt à celles de la fabrique d’une politique-spectacle, pâle mise en scène d’égos aussi boursouflés qu’impuissants à proposer le réenchantement d’un avenir politique enkysté dans le calendrier électoral. Il y a la magie des réseaux sociaux qui entretiennent la douce illusion d’une communauté de connivences générationnelles (quand nous nous entassions dans des chambres de bonnes) malheureusement aussi pénétrés par les vautours conspirationnistes fournissant grâcieusement la juste dose de paranoïa. Et il y a désormais la peur, le carburant le plus néfaste de l’inscription au monde.

La conjoncture posée, la marge de manœuvre du choix politique semble plus que réduite : 64 % des jeunes ne seraient pas allés voter en 2015 contre 52 % en 2017. Loin de moi l’idée de corréler abstention et dépolitisation. L’abstention est aussi pour certains le geste politique de rejet de toute proposition. Nous en sommes donc là, à devoir réenchanter le cheminement politique de notre jeunesse autrement que par la fascination pour la haine comme principe d’organisation.

Considérons donc que l’école aurait sa petite touche à mettre dans cet immense chantier. Quelle éducation au politique pourrait-elle inventer ? La première condition serait de sortir au plus vite de l’incantation des valeurs de la république comme thérapeutique. On peut toujours choisir le médicament au plus large spectre pour masquer les pathologies, mais la prescription montrera très vite ses limites.

Les valeurs de la république sont bafouées depuis longtemps par ceux-là mêmes, les professionnels politiques, dont ces enfants apprennent quotidiennement à se méfier et dont ils considèrent que nous, enseignants, ne sommes que les pâles exécutants. Que vaut un cours d’éducation civique sur la lutte contre le racisme quand, quelques minutes plus tard, l’élève enthousiaste qui s’arrachait le bras à force de le lever, se trouve sommé de montrer ses papiers pour cause de coloration épidermique suspecte ? Est-ce si difficile de se représenter la violence de ce désenchantement ? Que vaut une laïcité incantatoire comme principe d’organisation des différences sociales et culturelles quand la réalité ségréguée des quartiers et établissements rend invisibles toutes ces différences ? Que vaut le discours de la générosité républicaine quand les services publics désertent un à un certains territoires ou quand les enfants qui nous font face n’auront jamais accompagné leurs parents privés de droit de vote près d’un isoloir ?

On aura beau recouvrir l’éducation civique de morale qu’elle restera beau principe et lettre morte tant qu’elle ne recoupera pas une réalité sociologique et politique palpable. Il faut donc le dire sans nuance : quotidiennement, l’École ment à ses enfants.

À tout ceci, les grincheux du récit national offrent une solution tout aussi illusoire et délétère. « Apprenons à aimer la France », disent-ils, et tous les exclus du système trouveront place dans sa générosité naturelle. Les débats récurrents sur les programmes d’histoire en reprennent toutes les antiennes. Et sur ce point, les experts auto-proclamés de l’École ont eu gain de cause, faisant reculer de toute thématique justement susceptible d’ancrer un enseignement de l’histoire dans réel palpable en ouvrant les frontières, en quittant le nombrilisme franchouillard et en faisant retour sur des pages sombres ou claires susceptibles de rendre lisibles et évidentes la présence de multiples identités sociales et culturelles dans la société d’aujourd’hui : le passé colonial depuis les traites et l’esclavage, l’histoire de l’immigration, l’histoire du monde, mais aussi l’histoire économique et sociale, celle des luttes d’anonymes, des mobilisations, des révoltes et révolutions, des moments politiques de fébrilité collective qui rendent mieux compte de ce qu’est une société que l’éloge fixiste et hors-sol de la grandeur nationale.

En nous rejouant le couplet angoissé de la « repentance » ou du « politiquement correct », les contempteurs des programmes d’histoire ont fait le choix, une fois encore de bâillonner une partie des héritages désormais ad vitam - et ne leur en déplaise- constitutifs de la population française.

Les mêmes bougons s’en prennent aussi à la pédagogie. Ils n’y voient que la marque d’une dénaturation des savoirs et, partant, de l’autorité si jubilatoire des enseignants. Comprenez bien ceci : la pédagogie a été pensée dès la Révolution française comme un instrument de justice sociale. Quiconque la fustige en l’affublant d’un « isme » méprisant porte en creux le projet d’une société élitiste et discriminatoire. Qu’il y ait des dérives et des zèles dans l’apologie de la « pédagogie » est une chose (il n’y a aucune raison qu’elle échappe à la crétinerie ambiante), mais tout projet d’une École vraiment égalitaire ne peut se passer d’une réflexion et refondation pédagogiques. Car la pédagogie est intrinsèquement politique en ceci qu’elle rend légitime l’expérimentation in situ de compensation des divers handicaps et qu’elle met en pratique la nécessité de conjurer le sort de la panne de l’ascenseur social.

On l’aura compris, la gageure est de taille. Une éducation au politique passe d’abord et avant tout par l’épreuve au quotidien des pratiques anti-autoritaires et de justice dans les classes. Elle ne peut se contenter de la foi dans les vertus performatives d’un récit nationalorépublicain qui fabrique de l'illégitimité pour une partie des élèves. Elle se doit au contraire de rendre visibles les actes des hommes et femmes ordinaires du passé, de tous les lieux et de tous les temps, pour légitimer l’existence d’une puissance d’agir.

Plus que de « vivre ensemble », il s’agit d’apprendre à « agir ensemble », au-delà des couleurs de peau et du poids du compte en banque ; agir pour et agir contre ; agir avec la conviction d’être de ce présent là, et non seulement d’être en permanence re-présentés.

Laurence De Cock

Une première version de ce texte est parue dans Aggiornamento, le 7 décembre 2015.

De la même auteure, vient de paraître aux éditions Agone : L'Histoire comme émancipation – avec Mathilde Larrère, et Guillaume Mazeau.