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Réflexions sur « 1984 » (3)

Quel genre de connaissance nous donne 1984. Ce roman est la description d’un monde fictif qui nous fait voir sous une nouvelle perspective le monde réel. Il nous apprend à voir certaines transformations du langage ou certains processus psychologiques et intellectuels comme totalitaires et destructeurs de l’humanité en nous ; il nous apprend à voir l’humanité elle-même comme périssable et destructible. 1984 veut ainsi éduquer notre capacité de jugement moral et politique.

N’en déplaise à Kundera, il s’agit bien d’une connaissance, mais elle ne saurait s’énoncer sous forme de propositions ; ce n’est pas un savoir propositionnel. C’est une capacité à voir la société, les hommes et soi-même sous une perspective nouvelle. Récit de fiction, le roman ne saurait construire une image du monde que nous puissions comparer avec lui. Un roman ne décrit pas, à proprement parler, le monde réel. Mais il construit son monde fictif comme une image à travers laquelle le monde réel peut être vu et mieux compris. Le roman est un appareil optique au moyen duquel le lecteur peut décrire à nouveau le monde où il vit.

1984 ne contient pas de propositions susceptibles d’être vraies ou fausses, qu’elles soient particulières comme dans un livre d’histoire ou un article de journal, ou générales comme dans un traité scientifique ou un livre de philosophie. Il ne contient même pas le genre de considérations psychologiques générales ou de sentences morales dont certains auteurs classiques comme Stendhal ou Thackeray ponctuent leur récit quand ils sortent pour quelques phrases du monde de la fiction et s’adressent directement à leur lecteur. Dans 1984, on l’a vu, il n’y a pas de voix off du narrateur qui commente l’action.

On y trouve bien des propositions générales, mais celles-ci sont toujours prononcées ou pensées par l’un ou l’autre des personnages. Elles ne sont donc pas séparables du contexte dans lequel elles sont proférées, ni de la personnalité de celui qui les profère. Elles font partie du monde de la fiction, à l’intérieur duquel elles peuvent trouver confirmation ou démenti. Le roman met ainsi à l’épreuve les affirmations générales de ses personnages. Mais décider du résultat de cette mise à l’épreuve est toujours, en dernier ressort, l’affaire du lecteur. Ainsi, il est clair pour tout lecteur que le roman confirme la maxime de Winston « La liberté est de pouvoir dire que “Deux et deux font quatre” », et qu’il dément son affirmation initiale qu’aucun pouvoir ne peut pénétrer à l’intérieur de la tête d’un individu ni modifier ses sentiments. Mais c’est le lecteur instruit par le roman qui en juge ainsi. C’est lui qui, le livre une fois refermé, s’il accepte d’être changé par sa lecture et s’il choisit d’adopter sur le monde la perspective du roman, reprendra peut-être à son compte telle ou telle affirmation sur la liberté.

Le roman lui-même ne soutient donc ni thèse ni hypothèse ; il m’offre un élargissement et, éventuellement, une transformation de ma vision du monde. Il m’ouvre, par exemple, à la vision dérangeante d’un monde où les humains peuvent croire ce qu’ils savent être faux sans être pour autant des menteurs ou des cyniques. À partir de là, j’aurai à juger chaque fois si les O’Brien que je rencontre sont de vulgaires menteurs ou des virtuoses de la double pensée. Et, bien entendu, mon jugement pourra être vrai ou faux ; et il y aura des critères pour cela. Le roman, lui, m’offre simplement un réaménagement de mes concepts : outre les cas où quelqu’un est sincère et les cas où il ment, il y aura désormais pour moi les cas où il a recours à la double pensée.

Le genre de connaissance politique et morale que nous donne le roman diffère donc profondément de celle que pourrait nous donner une théorie politique. Ce n’est pas du tout une connaissance théorique.

Cela ne signifie pas qu’Orwell nie l’importance des théories et des débats d’idées en politique. Tout au long de sa carrière de journaliste et d’écrivain politique, Orwell n’a cessé de rendre compte d’ouvrages de réflexion politique – comme ceux de Burnham, de Russell, de Borkenau, de Koestler et de beaucoup d’autres. Et il collectionnait systématiquement toutes les brochures politiques qu’il pouvait trouver. Il a écrit lui-même des essais politiques comme « Le lion et la licorne » ; et il a en publié un certain nombre, écrits par d’autres, comme la collection des « Searchlight Books » qu’il co-dirige en 1941-1942. À partir de 1941, il a collaboré très régulièrement à la grande revue intellectuelle de la gauche radicale américaine, Partisan Review, et maintenu des échanges nourris avec ce qu’on a appelé le « trotskisme littéraire » aux États-Unis [1]. Mais il est également vrai que lui-même n’a jamais été marxiste, ni attiré par le marxisme ; il ne s’est jamais intéressé à l’économie et il pensait que la collectivisation des moyens de production, si elle est une condition nécessaire du socialisme, peut aussi conduire au pire des esclavages – comme le montre l’exemple de l’Union soviétique. Il s’est toujours défié des philosophies de l’histoire et de toutes les théories qui prétendent savoir où va l’humanité. Plus fondamentalement, pour lui, ce ne sont pas des théories qui peuvent fonder les options politiques fondamentales de chacun mais sa propre expérience de la société et des hommes. Ce qui a fait d’Orwell le socialiste radical qu’il a été de 1936 à sa mort, c’est son expérience de l’oppression coloniale en Birmanie, celle de la vie quotidienne de la classe ouvrière du nord de l’Angleterre à l’époque de la grande crise, et celle de la fraternité révolutionnaire vécue avec les combattants antifascistes de la guerre d’Espagne.

Le discours théorique est un discours sur, un discours de l’extérieur.

   Le discours théorique est le discours de quelqu’un qui se place hors de ce monde pour le décrire, soit qu’il n’y habite pas, soit, s’il en est un habitant, qu’il essaie de faire comme s’il n’en était pas un, en s’extrayant autant que faire se peut de son monde et de tout monde. Le roman, lui, est un discours dans, un discours qui nous donne un point de vue de l’intérieur. Il nous fait habitants d’un monde fictif pour nous faire mieux comprendre la situation qui est la nôtre en tant qu’habitants du monde réel, et, dans le cas de 1984, en tant qu’habitants d’une société moderne où prolifèrent les germes totalitaires. À cet égard, le roman est un instrument d’éducation politique particulièrement approprié puisque, quand nous avons des jugements politiques à porter sur tel homme ou tel événement, notre situation est celle d’un habitant de ce monde, pas celle d’un théoricien.

Le roman offre ainsi au lecteur des paradigmes de choix et de conduites, mais ces exemples ne sont pas pour autant à suivre. Bien qu’il ait certaines qualités, Winston n’est certainement pas un héros positif comme il devrait l’être si 1984 était un roman de propagande. Ainsi lorsqu’il accepte d’entrer dans ce qu’il croit être une organisation oppositionnelle secrète appelée « La Fraternité », il se déclare prêt à devenir un terroriste et à commettre les forfaits les plus noirs comme jeter de l’acide sulfurique au visage d’un enfant.

Tout le chapitre est la parodie d’une scène de conspiration avec serviteur muet et pacte diabolique (encore qu’à en juger par certaines formes contemporaines de terrorisme, on peut se demander si, bien qu’elle ne soit pas réaliste, cette scène n’en est pas moins vraie). Elle est manifestement destinée à montrer comment, dans un système totalitaire, les opposants les plus déterminés sont poussés à agir selon la même logique inhumaine que le système qu’ils prétendent combattre et sont incapables d’imaginer une autre fraternité que celle de la terreur.

Le roman cependant n’approuve ni ne condamne explicitement ce choix de Winston, mais, par la simplification outrancière qu’il opère, il fait comprendre la logique des actions dans un tel univers à un lecteur qu’il met en situation. Celui-ci n’est pas spectateur impartial, mais acteur potentiel.

Un discours théorique est un discours qui s’efforce de tenir à l’écart toute émotion.

   La connaissance romanesque, au contraire, est une connaissance par les émotions. Prenons un exemple simple. Le lecteur croit, comme Winston, que lui et Julia, la jeune femme qu’il aime, ont trouvé un espace d’intimité et de secret dans une petite chambre que leur loue un vieil antiquaire et où ils sont persuadés d’échapper enfin à la surveillance de Big Brother. Soudain, la police fait irruption et le lecteur découvre alors, en même temps que les héros, que depuis le premier jour, toute leur vie dans cette chambre a été surveillée, filmée et enregistrée, et que le soi-disant vieil antiquaire était en réalité un jeune policier déguisé. Le sentiment qu’éprouve alors le lecteur est un sentiment d’oppression, le sentiment qu’un tel monde est un piège sans issue. Ce sentiment est évidemment celui qu’éprouvent les habitants d’une société totalitaire réelle, et c’est un élément constitutif de tout monde totalitaire. Un monde totalitaire ne consiste pas seulement en un système de propagande et d’appareils de pouvoir ; c’est aussi tout un ensemble de sentiments et d’émotions caractéristiques, spécifiques. Ce sentiment d’être pris au piège est même pour les habitants d’un tel monde totalitaire la forme de connaissance la plus juste qu’ils aient de ce monde : intellectuellement, ils ne le comprennent pas ou en sont les dupes ; émotionnellement, ils le ressentent comme une menace permanente pour leur intégrité personnelle, et ce sentiment est justifié. En faisant éprouver ce même sentiment au lecteur, le roman le fait accéder à une forme de compréhension authentique de l’univers totalitaire, et il produit ainsi bel et bien une connaissance.

Certes, un traité pourrait contenir la phrase : « Les habitants d’un monde totalitaire éprouvent un sentiment d’oppression : ils vivent ce monde comme un gigantesque piège. » Mais le lecteur d’un tel traité ne saurait pas plus ce que c’est qu’éprouver ce sentiment déterminé d’oppression qu’un aveugle ne sait ce que c’est que voir des couleurs. Seul le roman peut le décrire et le communiquer à quiconque n’habite pas un monde totalitaire. Il est inséparable des faits et gestes des habitants d’un tel monde et, en me décrivant les sentiments de personnages fictifs qui habitent un tel monde, le romancier me fait éprouver ce sentiment et me le fait donc connaître comme mon sentiment.

Il s’agit bien là d’une forme de connaissance, non pas à travers une idée mais à travers une émotion. En lisant 1984, j’acquiers une connaissance émotionnelle du totalitarisme qu’aucun traité de science politique ou de philosophie politique ne saurait m’apporter, et qui est essentielle pour la formation de mes propres jugements.

Le discours théorique est un discours impersonnel d’où s’exclut celui qui l’énonce.

    Tout au contraire, la connaissance que nous apporte 1984 relève de la connaissance de soi. C’est une connaissance sur nous-mêmes, lecteurs du roman. Celui-ci nous dit à tous, et notamment aux intellectuels, et plus particulièrement encore aux intellectuels de gauche :

« Apprenez à vous voir vous-mêmes comme des hommes qui préférez croire ce qu’une théorie ou des idées vous dictent plutôt que ce que vos yeux voient et ce que votre bon sens vous dit.  » Apprenez qu’à nier comme vous le faites les vertus du sens commun, vous facilitez les dictateurs. Pire, vous vous faites vous-mêmes dictateurs des esprits. » Apprenez à vous voir comme des O’Brien en puissance. Vous avez la chance que vos débats d’idées n’aient la plupart du temps que des enjeux spéculatifs. Mais si vous aviez le pouvoir, tout le pouvoir, qu’en feriez-vous ? Qui seriez-vous ? » Et celui qui, dans le chaos des idées et de l’histoire, se cramponne à ce que ses yeux lui montrent et à son bon sens, celui que vous méprisez et traitez de naïf, d’humaniste, de petit bourgeois ou d’homme du sens commun, apprenez à le regarder comme le dernier rempart de l’humanité et de la civilisation, apprenez à le considérer comme le dernier homme. »  Apprenez ainsi à voir les rapports entre les intellectuels de pouvoir et l’homme de la rue à travers l’affrontement entre O’Brien et Smith : l’intellectuel de pouvoir aura toujours le dernier mot, mais c’est l’homme de la rue qui a raison. »

Cette question des rapports entre l’intellectuel et l’homme ordinaire hante depuis les années 1930 la pensée politique d’Orwell, mais aussi toute sa réflexion sur la littérature. Dans son grand essai sur Dickens, un de ses chefs d’œuvre, il écrit : « L’homme de la rue vit toujours dans l’univers psychologique de Dickens, mais la plupart des intellectuels, pour ne pas dire tous, se sont ralliés à une forme de totalitarisme ou à une autre. D’un point de vue marxiste ou fasciste, la quasi-totalité des valeurs défendues par Dickens peuvent être assimilées à la “morale bourgeoise” et honnies à ce titre. Mais pour ce qui est des conceptions morales, il n’y a rien de plus “bourgeois” que la classe ouvrière anglaise. Les gens ordinaires, dans les pays occidentaux, n’ont pas encore accepté l’univers mental du “réalisme” et de la politique de la force [2]. »

À la différence des classes populaires, mais aussi des classes dirigeantes, les intellectuels anglais, de gauche comme de droite, ont cédé pour Orwell à la fascination pour la puissance. En septembre 1946, qui est le moment exact où il entreprend 1984, il écrit : « Les réalistes nous ont conduit au bord de l’abîme, et les intellectuels, chez qui l’acceptation de la politique de puissance a tué d’abord le sens moral puis le sens de la réalité, nous exhortent à aller de l’avant sans faiblir [3]. »

Et, à la lecture de l’essai intitulé « James Burnham et l’ère des organisateurs », qui condense toute sa pensée politique à la même époque, on comprend que le monde cauchemardesque de 1984 représente, pour lui, ce à quoi ressemblerait en fait la réalisation des rêves de la plupart des intellectuels de gauche : « C’est seulement après que le régime soviétique est devenu manifestement totalitaire que les intellectuels anglais ont commencé à s’y intéresser en grand nombre. L’intelligentsia britannique russophile désavouerait Burnham, et pourtant il formule en réalité son vœu secret : la destruction de la vieille version égalitaire du socialisme et l’avènement d’une société hiérarchisée où l’intellectuel puisse enfin s’emparer du fouet [4]. »

Les intellectuels ne sont pas spontanément démocrates. Contrairement à l’image qu’ils ont souvent d’eux-mêmes, ils sont particulièrement vulnérables aux processus psychologiques et idéologiques totalitaires. Parce qu’ils sont des hommes de mots, d’idées et d’arguments, il leur est particulièrement facile de perdre le sens de la réalité et de renoncer au sens moral commun, à la common decency, à cette honnêteté commune que défendait Dickens. Par exemple, dans un poème intitulé « Spain », Auden exaltait la vie quotidienne des militants antifascistes en Espagne, le temps sacrifié en distributions de tracts et en meetings interminables, le risque qu’ils prennent de mourir au combat, bien sûr, mais aussi « L’acceptation consciente de la culpabilité dans le nécessaire assassinat. » Orwell commente ainsi ce vers : « L’expression “le nécessaire assassinat” ne peut avoir été employée que par quelqu’un pour qui l’assassinat est tout au plus un mot. En ce qui me concerne, je ne parlerais pas aussi légèrement de l’assassinat. Il se trouve que j’ai vu quantité de corps d’hommes assassinés – je ne dis pas tués au combat, mais bien assassinés. J’ai donc une idée de ce qu’est un assassinat – la terreur, la haine, les gémissements des parents, les autopsies, le sang, les odeurs. Pour moi, l’assassinat doit être évité. C’est aussi l’opinion des gens ordinaires. […] Le type d’amoralisme de M. Auden est celui des gens qui s’arrangent toujours pour ne pas être là quand on appuie sur la détente [5]. »

C’est aux intellectuels qu’Orwell adresse 1984, pour les mettre en garde contre eux-mêmes, mais aussi à l’homme de la rue, pour lui redonner confiance en lui-même et en son propre jugement contre les intellectuels de pouvoir : « Le parti vous enseignait à rejeter l’évidence de vos yeux et de vos oreilles. C’était son commandement ultime, le plus essentiel. Winston sentit son coeur lui manquer à la pensée de la puissance démesurée qui était déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du parti, dans un débat, le remettrait à sa place avec des arguments subtils qu’il serait incapable de comprendre, et plus encore de contrer. Et pourtant, il avait raison ! Ils avaient tort, il avait raison. Il fallait défendre les évidences, les platitudes, les vérités. Les truismes sont vrais, accrochons-nous à cela ! Le monde physique existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est liquide, tout objet lâché est attiré par le centre de la terre. [6]. »

La question décisive en politique n’est pas de savoir si on dispose de la théorie vraie. Les théories politiques sont faillibles, partielles, et elles peuvent facilement devenir des instruments de pouvoir et de domination. La question décisive est de savoir comment, dans le monde moderne, chacun, même s’il est un intellectuel, peut rester un homme ordinaire, comment il peut conserver sa capacité de se fier à ses sens et à son jugement, comment il peut préserver son sens du réel et son sens moral.

Si, pour écrire son grand livre politique, Orwell choisit la forme du roman, c’est aussi parce que celui-ci, genre populaire et genre non-théorique, est particulièrement approprié pour faire valoir, contre toutes les dialectiques, la perspective de l’homme ordinaire.

Le discours théorique s’adresse à l’entendement exclusivement.

    Le roman, lui, s’adresse à la volonté. Soit cet énoncé théorique que j’emprunte à Hanna Arendt : « Le sujet idéal du règne totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l’homme pour qui la distinction entre le fait et la fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre le vrai et le faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus. [7] » Cet énoncé, tout à fait identique aux conclusions qu’on peut tirer de 1984, exige de son lecteur qu’il le comprenne, mais il n’appelle de sa part aucune réaction morale. Elle pourrait d’ailleurs figurer aussi bien dans un « Manuel du parfait dictateur postmoderne ».

Mais quand il lit dans 1984 le grand discours dans lequel O’Brien proclame que le parti, bien supérieur en cela aux communistes et aux nazis, « recherche le pouvoir pour le pouvoir, et rien d’autre [8] », le lecteur peut être partagé entre des impressions et des réactions multiples et contradictoires : admiration pour cette démonstration brillante et angoisse devant les perspectives qu’elle lui découvre, fascination pour cette logique implacable mariée à une force tout aussi implacable et répugnance devant ce cynisme brutal et satisfait, désir trouble de trouver une assurance définitive à l’abri de ce pouvoir parfait et sentiment que le seul parti honnête est celui de Winston qui écoute ce discours enchaîné à son lit de torture. En même temps qu’elle suscite l’extériorisation de ces sentiments contrastés, cette page force le lecteur à les ordonner et à choisir son camp : elle lui apprend, dans une situation fictive, à s’abstenir d’admirer la puissance et à prendre le parti du faible. Et c’est une éducation importante car, comme l’écrit Orwell, « s’abstenir d’admirer Hitler ou Staline ne devrait pas demander un énorme effort intellectuel. Mais il s’agit en partie d’un effort moral [9] ».

Kundera a raison : Orwell n’est pas Kafka. Et il n’est pas Joyce non plus. Mais cela, Orwell le savait parfaitement, et il n’a jamais cherché à écrire le même genre de romans qu’eux en beaucoup moins bien. Il n’a pas essayé de marcher sur la ligne de crête des grands écrivains qui ont fait évoluer le roman européen par leurs inventions techniques et par les domaines nouveaux qu’ils lui ont ouvert. Il a voulu faire autre chose, quelque chose que Kundera, avec beaucoup d’autres, juge impossible : un roman politique, un roman qui contribue en tant que roman à former le jugement et la volonté politiques de ses contemporains. À en juger par la prégnance des mots et des images que 1984 laisse dans l’esprit de ses millions de lecteurs et par les réflexions qu’il continue aujourd’hui de nourrir, il est difficile de croire qu’il n’a pas réussi.

Jean-Jacques Rosat

Dernière partie de la première des Chronique orwelliennes (Collège de France, 2013), « Éducation politique et art du roman », ce texte issu d’un exposé présenté le 17 décembre 2003 au Collège de France (dans le cadre du séminaire de Jacques Bouveresse), dont une version abrégée est parue in Sandra Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine (PUF, 2006).

Notes
  • 1.

    Sur tous ces points, lire John Newsinger,La Politique selon Orwell, Agone, 2006.

  • 2.

    George Orwell, « Charles Dickens » (1939),Essai… I, op. cit., p. 573-574.

  • 3.

    George Orwell, « Le gradualisme catastrophiste » (1945),Essais… IV, op.cit., p. 27.

  • 4.

    Ibid.

  • 5.

    George Orwell, « Dans le ventre de la baleine » (1940),Essais… I, op. cit., p. 643-644.

  • 6.

    George Orwell,1984, op. cit., p. 119.

  • 7.

    Hanna Arendt,Le Système totalitaire, Seuil, 1972, p. 224.

  • 8.

    George Orwell,1984, Traduction Celia Izoard, Éditions de la Rue Dorion (Montréal), p. 406.

  • 9.

    George Orwell, « James Burnham et l’ère des organisateurs » (1946),Essais… IV, op. cit., p. 221.