Au jour le jour

Les termes de bêtise

Tous les termes de bêtise ne sont pas synonymes. La plupart sont évaluatifs et non pas descriptifs : ils indiquent une dépréciation dans le jugement de celui qui les porte.

Seuls « idiot », « imbécile » ou « crétin » ont acquis le statut descriptif de catégories médicales ou psychologiques. Être bête n’est pas nécessairement être abruti ou brute, ou buse. On peut être bêta, ou buse sans être un butor. On peut être ballot, lourdaud ou benêt sans être pour autant cloche ou cruche, sans qu’il soit très aisé de voir les différences : une cloche se laisse sonner, une cruche est fragile comme le débile – « debole », que Vattimo a élevé au rend de « pensiero ». « Con » mériterait un traité. C’est l’adjectif maximal : il implique tous les autres, mais les autres ne l' impliquent pas. Un con n’est ni un simple crétin, ni un idiot, ni une gourde ou une godiche, mais un con qui ne serait pas un crétin ou un idiot serait un drôle de con. En revanche, être gourde ou godiche, crétin ou idiot n’implique pas qu’on soit un con. « Con » n’a pas d’équivalent aisé d’une langue à l’autre : « tonto » en espagnol n’a pas tout à fait le même sens que « con (« Besa me, tonto », c’est « Embrasse-moi, idiot »), « moron » n’est pas tout à fait « asshole », lesquels ne sont pas tout à fait « cons » (« asshole », c’est plutôt « connard »).

On a appliqué la thèse de Sapir-Whorf aux noms de couleur, pourrait-on l’appliquer aux noms de connerie [1] ? Je ne crois pas : de même que la raison est universelle, la bêtise est universelle, c’est peut-être même le paradigme de l’universalité. On dit souvent qu’on ne peut pas en faire de théorie car elle est trop diverse et fluctuante, voire insaisissable. Mais c’est faux. Il y a une essence de la bêtise, qui ne varie pas.

Beaucoup de termes de bêtise désignent un manque ou un déficit : « faible d’esprit », « débile », « enfoiré ». Mais certains termes de bêtise peuvent impliquer une certaine intelligence : si l’on est bonhomme, ballot ou lourdingue, on n’est pas pour autant idiot, imbécile ou minus habens.

Certains termes désignent surtout la crédulité : « gogo » ; de même « nunuche », « cucul » ou « tarte » désignent une certaine forme de ridicule, qui tient à la niaiserie. La niaiserie est une forme de bêtise aimable, bienveillante, qui apporte des bonbons.

Nombre de termes de bêtise désignent une faiblesse partielle – « cloche », « cruche », « dadais », « nigaud » – sans impliquer un manque complet d’intelligence, à la différence d’autres termes qui indiquent une privation quasi complète : « âne », « buse », « oie », « patate », « bécasse ». Il est intéressant de noter, outre les termes animaliers qui consonent avec la bêtise, que presque tous désignent des dispositions, non pas seulement temporaires (ballot, maladroit, lourdingue), mais permanentes, c’est-à-dire des caractères (moule, benêt).

Certains termes réfèrent essentiellement à une forme d’incapacité à l’émotion épistémique, qui est le contraire de l’étonnement et de la curiosité : stupide (qui vient de « stupor ») veut dire hébété, ahuri, brute. Certains termes désignent une inaptitude à la perception, comme « buse » ; d’autres des maladresses pratiques, comme « godiche », « balourd », « lourdaud », « gourde »). D’autres termes désignent plutôt une inaptitude au raisonnement et au jugement, comme « obtus ».

Enfin, il y a une différence importante entre la bêtise involontaire et la bêtise volontaire : un sot n’est pas tant un crétin ou un imbécile congénital que quelqu’un qui ne respecte pas les valeurs de l’esprit et les ignore volontairement. Un sot est souvent vaniteux et fat ; et la vanité est une forme de bêtise morale. Un innocent, par définition, ne fait pas le mal volontairement, mais il y a des bêtises qu’on presque dire réfléchies ou conscientes d’elles-même. Un butor n’est pas un idiot, c’est plutôt quelqu’un d’insensible à autrui, un impoli. On peut avoir de l’esprit et être bête – quand on est bel esprit – et être intelligent et manquer d’esprit. Un homme stupide n’est pas pour autant malhonnête, ni, en ce sens, blâmable, mais il y a des formes de bêtise savante, distinguée et vaniteuses, qui sont des formes de malhonnêteté et de vice. On atteint alors la forme la plus profonde de bêtise : celle qui dévalorise consciemment et librement l’esprit. C’est ce vice, la sottise, qui se rapproche le plus de la folie. Le fool n’est pas crazy, ni mad. Il cultive sa propre sottise. Il a bien en commun avec le baratineur (bullshitter) et le snob.

Enfin, la bêtise se prête différemment aux genres artistiques. Elle engendre des poèmes (La Dunciade, La Fontaine ) des romans et des personnages (Pantagruel, Homais, Bouvard et Pécuchet, Sturm), des soties et des satires (Lucien, Juvénal, Swift, Voltaire), des essais (Musil, Valéry, Roger), des éloges (Erasme, Jean Paul) des pièces de théâtre (Aristophane, Plaute, Molière, Racine, Labiche, Feydeau, Ionesco, Stoppard), des chansons (Brel, Brassens), des films sur la connerie. Mais, à ma connaissance, aucun traités philosophiques ou scientifiques. Il y a des opérettes sur la bêtise (L’Opéra de quat’sous, Offenbach) mais à ma connaissance pas d’opéra.

La bêtise est très présente dans la religion (pourquoi ?) et elle est même une figure des Évangiles. Il y a la fameuse parole du sermon sur la montagne sur les pauvres en esprit, qui a fait couler bien de l’encre. Nicodème (Jean 3) est-il un idiot ou un sot ? un faux ou un vrai naïf ? Quoiqu’il en soit, si, en colère dans un embouteillage ou un accident automobile, je lance à un autre conducteur : « Vas donc, eh Nicodème ! », je doute qu’il saisisse. Ce sera alors un con.

Pascal Engel

Texte initialement paru le 18 juin 2016 sur le blog de l'auteur, « La France byzantine », sous le titre « Inépuisable sujet ». Sur le même thème, lire ses textes dans « De la sottise à la bêtise, et retour » et sur « Le bréviaire de la bêtise ».

Du même auteur, directeur d'études en philosophie à l'EHESS, à paraître aux éditions Agone : Les Vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle.

Notes
  • 1.

    En référence aux travaux des anthropologues et linguistes américains Edward Sapir (1984-1939) et Benjamin Lee Whorf (1897-1941), pour qui le langage a des effet sur la perception et la représentation du monde – thèse dont la version radicale fournit des arguments au relativisme culturel. [ndlr]