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Le cauchemar de la réélection de Trump et les moyens de le conjurer

Imaginons l’inimaginable. Imaginons la manière dont Donald Trump pourrait être réélu à la présidence des États-Unis. Il est certes très impopulaire, et c’est le plus grand bouffon que nous ayons jamais vu à la Maison-Blanche, mais il réussit à déshonorer sa fonction presque tous les jours…

Il insulte notre intelligence avec ses fanfaronnades. Il s’appuie sur des stéréotypes raciaux et fait cause commune avec les bigots. Il a réussi à offenser d’innombrables gouvernements étrangers. Il n’a aucune idée de ce qu’un président est censé être ou faire et il ne sait pas (peut-être heureusement) comment gouverner. Parmi les rares choses qu’il a réussi à accomplir, presque toutes sont nocives.

Eh bien, imaginez-le reconduit au pouvoir par une population enthousiaste, lui donnant quatre années supplémentaires pour insulter, offenser et adopter des mesures encore plus nocives. Sache, lecteur, que cela pourrait bien se produire. Nous savons que c’est possible parce que cela s’est déjà produit auparavant. Régulièrement, des présidents largement méprisés se font réélire. Des hommes considérés comme incompétents, insensibles, séniles ou racistes retournent au pouvoir, et sont même canonisés une fois qu’ils se sont retirés dans la lumière dorée du soleil couchant post-présidentiel, absorbés par le nettoyage de leurs pinceaux ou la peinture de portraits à l’huile [1].

Il existe de nombreuses voies vers une réhabilitation de ce genre pour Trump. Imaginez-le, tel Reagan, soulevé par une vague d’adulation publique ; l’économie tire à plein régime ; une noria de navires de commerce de toutes les nations encombre le port de New York; les feux d’artifice explosent dans le ciel et Trump annonce que l’Amérique est de retour, triomphante.

Ou bien imaginez-le, tel George W. Bush, jurant de se venger après une attaque terroriste sur le sol américain. Il se lance dans une guerre contre une nation turbulente mais isolée, les médias se rassemblent autour de lui – « Il a finalement atteint la maturité d’un leader » – et, une fois la victoire certaine, il atterrit en jet sur le pont d’un porte-avions, vêtu d’une combinaison seyante : mission accomplie.

J’avoue que, pour le moment, il est difficile de concevoir comment Donald Trump pourrait prendre ce virage. Chaque jour, les enquêteurs qui le traquent se rapprochent un peu plus. Chaque jour, il tweete quelque chose de stupide. Chaque jour, il y a une nouvelle révélation – une possible liaison avec une star du porno, une nouvelle histoire délirante de rémunération –, du genre de celles qui auraient coulé les administrations précédentes. Par ailleurs, les présidents que j’ai mentionnés ci-dessus étaient des politiciens compétents, conseillés par des hommes et des femmes habiles et retors. Reagan et Bush avaient tous deux une connaissance de base de ce que les électeurs attendaient traditionnellement de leurs politiciens et de la façon de procéder pour y répondre. Trump n’a même pas cette connaissance basique. Son élection en 2016 n’était guère plus qu'un geste obscène d’une population utilisant un candidat pour exprimer sa colère. Et, alors que les Américains semblent se lasser de l’instrument qu’ils ont employé – au moins à en juger par la cote de popularité de Trump –, l’homme lui-même n’a pas vraiment tendance à transcender le personnage qui l’a fait élire. Comment la nation pourrait-elle le renvoyer à Washington pour un second mandat ?

Voici l’exercice : imaginons la manière dont Donald Trump pourrait se maintenir au pouvoir. Nous prenons pour acquis (peut-être à tort) qu’il veut se maintenir au pouvoir, parce que le job l’amuse ou l’excite suffisamment pour qu’il souhaite rester à la Maison-Blanche. Nous supposons en outre qu’il n’est pas sous le coup d’une procédure d’empeachment, qu’il ne mène pas le pays dans une guerre désastreuse, et qu’il ne n’a pas recours à un coup d’État militaire, mais qu’il utilise dans sa campagne toutes les méthodes standard dont peut disposer un politicien américain. Et qu’il gagne. Encore.

Pour avoir une meilleure idée de la façon dont un tel scénario pourrait se dérouler, il suffit de se référer à la fin des années 1990, quand tout allait bien et que l’Amérique était heureuse sous la présidence de cette canaille de Bill Clinton. Pendant son deuxième mandat, la cote de popularité de Clinton tournait autour des 60 %, atteignant parfois 70 %. Ces chiffres vertigineux, rappelons-le, sont survenus après que sa liaison avec la stagiaire de la Maison-Blanche Monica Lewinsky a été découverte et alors que la Chambre des représentants déclenchait une procédure de destitution. L’ironie de tout cela n’a échappé à personne : ces tartuffes de politiciens détestaient Bill Clinton, mais le public américain adorait le sympathique obsédé du bureau ovale.

L’extraordinaire popularité de Clinton ne s’expliquait cependant pas simplement par une réaction contre les hypocrites du Congrès. Ce ne sont pas non plus les éléments constitutifs du clintonisme – l’ALENA, par exemple, ou la déréglementation des télécommunications – qui ont enflammé l’imagination des masses. Non. Si les gens aimaient Bill Clinton, c’est surtout parce que l’économie se portait très bien. Il était arrivé à la tête de l’État après une grosse récession, mais sous sa présidence l’essence était bon marché et les marchés boursiers atteignaient des sommets. Le Dow Jones, qui dépassait à peine les 3 200 au moment où Clinton a pris ses fonctions, a franchi les 10 000 en mars 1999. Le Nasdaq, l’indice miracle de la décennie, est monté encore plus vertigineusement.

Refusant de gâcher une si belle situation, la Réserve fédérale a maintenu les taux d’intérêt relativement bas, alimentant l’euphorie de la nouvelle économie. C’est là que le pays est devenu fou. Grâce à une nouveauté appelée Internet, l’humanité était entrée dans une ère nouvelle. L’information était désormais parfaite, le cycle économique était suspendu, l’essor se poursuivrait indéfiniment, les faibles et les défavorisés de ce monde adopteraient le libre-échange et le marché les pousserait tendrement vers l’avenir. Ben voyons. Cet enthousiasme délirant était si répandu à l’époque que même un économiste austère et responsable comme Kevin Hassett – qui préside actuellement le Conseil des conseillers économiques de Trump – a co-signé un livre surexcité intitulé Dow 36 000.

C’était bien sûr une bulle – pour ne pas dire une arnaque et une escroquerie. Peu de temps après le changement de siècle, tout cela se briserait dans une impressionnante série de scandales financiers et de faillites. Et même tant que la bulle a duré, ses bénéfices ont été prodigués principalement aux riches. Pourtant, il s’est vraiment passé quelque chose pendant le boom de la fin des années 1990, quelque chose de réel, quelque chose qui expliquait la popularité de Clinton : les salaires des travailleurs ordinaires ont augmenté. Pendant l’ère Clinton, le chômage est resté si bas pendant si longtemps que, pendant un moment, les employeurs ont dû lutter pour attirer les travailleurs plutôt que de se démener pour rejeter leurs revendications. En effet, la fin des années 1990 a été la seule période depuis le début des années 1970 où les salaires des travailleurs ordinaires ont augmenté en termes réels. D’où l’atmosphère de prospérité universelle qui semble encore envelopper le boom de Clinton dans l’esprit du public.

Non, le boom n’a pas duré. Et non, ce n’était pas vraiment Clinton qui l’avait provoqué. Joseph Stiglitz, le président du Conseil des conseillers économiques de Clinton, a décrit les décisions politiques qui ont précédé la croissance économique de la fin des années 1990 comme une série d’« erreurs heureuses ».

L’équipe de Clinton, dans le récit de Stiglitz, a enchaîné les manœuvres malencontreuses – courir après un budget équilibré, déréglementer les banques –, mais par chance les choses se sont arrangées d’elles-mêmes. Le lendemain de son élection de 1992, Clinton a déclaré qu’il « se concentrerait comme un rayon laser sur cette économie », et voilà qu’il semblait obtenir des résultats. Le culte de Clinton était né.

Tout ceci était le prélude à ce qui se passe aujourd’hui.

Lorsque les membres de l’establishment des experts évaluent le bilan de Donald Trump en tant que chef de l'exécutif, ils évoquent généralement ses remarques mesquines, ses nombreux mensonges, ou encore son enthousiasme tapageur pour les suprématistes blancs et les dictateurs étrangers. Ils sont bien conscients que l’économie accélère sous sa présidence, mais cela ne figure pas vraiment dans leurs calculs – ils déposent cet article dans un bac distinct. Après tout, comme chacun sait, Trump ne peut décemment pas s’attribuer le mérite du lent et long retour vers la prospérité qui a suivi la crise de 2008. Il est arrivé au pouvoir il y a un peu plus d’un an seulement, et quand bien même, on ne lutte pas contre le chômage en se chamaillant avec des joueurs de la NFL [ligue nationale de football américain] ni en fulminant contre une fantasmatique vague de délinquance liée à l'immigration.

Que Trump n’aie aucun droit à s'attribuer la gloire du boom économique actuel n'empêche cependant pas qu'il le fasse. Déclarant que la vigueur de l’économie l’avait rendu « imbattable » pour la réélection, Trump a suggéré en décembre que son slogan pour 2020 pourrait être : « Comment va votre 401(k) [2] ? » Au moment où j’écris ce texte, le taux de chômage est à son niveau le plus bas depuis 2000, et à l’un des taux les plus bas jamais enregistrés. Les gens qui avaient quitté le marché du travail désespérés au cours de la récente récession semblent y retourner. La confiance des consommateurs est élevée. L’économie fonctionne à ce que le Wall Street Journal appelle son « plein potentiel », ce qui signifie que la production réelle est légèrement supérieure aux estimations théoriques de la production maximale possible. Les prix des actions sont également élevés, même après la vive secousse subie par le marché au début du mois de février.

Mais l’actionnariat – même quand il vient du fond de retraite tant vanté de Trump – est loin d’être le meilleur moyen de mettre de l’argent dans les mains des gens ordinaires. Il faudrait une augmentation des salaires, comme on a pu le voir brièvement à la fin des années 1990, et plus souvent avant 1973. De nos jours, cependant, les salaires stables ou en baisse sont une caractéristique commune des économies occidentales : avec des syndicats faibles et tout un arsenal à la disposition des employeurs pour tirer les salaires vers le bas, les retombées des booms économiques sont depuis de nombreuses années réservées aux seuls actionnaires.

C’est là que notre histoire prend une curieuse tournure. Trump, malgré toute son ignorance, semble en être conscient. La dénonciation de la stagnation des salaires, habituellement associée aux économistes de gauche et à l'AFL-CIO, a été l’un des principaux points du programme des deux candidats au cours de la campagne de 2016. C’était aussi le point central de l’une des grandes vantardises de Trump. Il l’a promis : sous sa présidence, « la prospérité augmentera, la pauvreté diminuera et les salaires commenceront enfin à augmenter, et ils augmenteront rapidement ». Comme la plupart des déclarations trumpiennes, c’était probablement des conneries. Des mots creux, prononcés avec véhémence, ne signifiant rien. Après tout, les gens qui paieraient ces salaires plus élevés seraient les copains milliardaires de Trump, les mêmes personnes qu’il a nommées à son Cabinet et arrosées de réductions d’impôt. Augmenter les salaires impliquerait que les gros PDG renoncent à leurs salaires indécents, les actionnaires à leurs dividendes spéciaux ; bref que les magnats renoncent à tout ce qu’ils aiment. Quant aux choses évidentes et directes que le gouvernement pourrait faire pour aider les travailleurs – augmenter le salaire minimum ou faciliter l’adhésion des travailleurs aux syndicats –, elles ne sont pas au programme pour des républicains qui tiennent le Congrès.

Mais Trump pourrait bien avoir tout de même sa hausse de salaires. Actuellement, le marché du travail est tellement tendu que Walmart, une entreprise célèbre pour avoir adopté une ligne dure sur la paye des employés, a estimé qu’elle devait augmenter son salaire de départ de 9 $ à 11 $ de l’heure. (Les républicains se sont bien sûr immédiatement attribué le crédit de ce cette hausse.) Un article paru dans le New York Times en janvier signalait que les employeurs du Wisconsin étaient tellement désespérés de ne pas trouver de main-d'œuvre qu’ils embauchaient des criminels condamnés alors qu’ils étaient encore en prison. Les données montrant une hausse des salaires étaient suffisamment convaincantes pour provoquer une forte correction des cours des actions en février.

Ce que ces éléments suggèrent, c’est que compte tenu de la situation actuelle, il ne faudra pas grand-chose pour que cette économie aie des retombées positives pour les gens ordinaires. Ou du moins semble en avoir. Un petit coup d’accélérateur suffirait. Donald Trump comprend très probablement cela, ainsi que le lien entre l’augmentation des salaires et la route d’un Bill Clinton vers la popularité présidentielle. Même avec un Congrès républicain aussi obtus, il y a beaucoup de choses qu’il pourrait faire sur le terrain économique pour que les travailleurs ordinaires voient leur sort s’améliorer – juste assez, et pendant juste assez longtemps, pour qu’il puisse se faire réélire. Je soupçonne que nous entendrons bientôt des propositions qui iront exactement dans ce sens.

La carte la plus évidente que Trump pourrait jouer est celle de son fameux « plan infrastructures » de 1 500 milliards de dollars d’investissement, une carte qu’il a déjà beaucoup jouée pendant la campagne et qu’il a ressortie du placard pour son discours sur l’État de l’Union en janvier. Supposons que le plan qu’il propose soit de déverser environ 80 % du financement sur les gouvernements des États, les administrations locales et le secteur privé. C’est loin d’être la meilleure façon de reconstruire les infrastructures d’un pays, bien sûr ; mais cela aurait certainement un effet positif (bien que temporaire) sur les salaires à un moment donné. Si un tel plan devait être mis en œuvre, selon l’expert en infrastructures Michael Likosky, « nous connaîtrions une pénurie de main-d’œuvre et un taux de productivité plus élevé ». Ce qui aurait une conséquence : « Les salaires augmenteraient. »

Un effort moindre pourrait tout aussi bien faire l’affaire. Dans Nixonland, un livre sur l’époque du Vietnam que la critique a acclamé, Rick Perlstein rappelle comment l’administration Nixon a essayé d’améliorer l’économie pour la saison politique 1972 en stimulant largement les dépenses fédérales, mais sans rien faire qui puisse entraîner de controverse (c’est ainsi que, par exemple, le département de la Défense a acheté d’un coup « deux ans de papier hygiénique ») [3].

Nous pourrions aussi imaginer des programmes d’investissement dans les infrastructures plus modestes et localisés, avec des coûts limités, mais ayant un potentiel politique important. Prenons les divers plans en cours destinés à remédier aux problèmes d’approvisionnement en eau propre à la consommation de Flint, une ville de l'État sinistré du Michigan, qui pendant des décennies a été synonyme de souffrance de la classe ouvrière noire et blanche – deux blocs électoraux extrêmement importants. Imaginons, comme l'a conjecturé l’un des principaux politiciens démocrates, les conséquences d'un effort massif de l'administration Trump en ce sens, provoquant le débarquement d’une armée de monteurs de canalisations bien payés dans le centre du Michigan.

L’équipe du président pourrait aisément se prendre à rêver de mini-New Deal similaires pour d’autres localités désindustrialisées des États du Midwest, qui sont aujourd'hui la clé de voûte de la présidence. Non seulement de telles propositions rallieraient des votes démocrates au Congrès (hé, bipartisanisme !), mais elles feraient aussi beaucoup pour contrer la réputation raciste de Trump – un point clé pour qui a l’intention de gagner des élections dans un pays qui devient chaque année de moins en moins blanc.

Ensuite, il y a le libre-échange. En 2016, quand le candidat Trump s’est rendu à Flint, il a fait une remarque caustique sur les malheurs de la ville : « Avant, les voitures étaient fabriquées à Flint et vous ne pouviez pas boire l’eau du robinet au Mexique. Et maintenant, les voitures sont fabriquées au Mexique et vous ne pouvez pas boire l’eau de Flint. » Trump a imputé ce renversement à l’ALENA, le premier accord économique néolibéral – et l’une de ses cibles préférées pendant ses discours de campagne.

Trump semblait vaguement comprendre que la stagnation des salaires était liée aux accords commerciaux. (« Mes réformes commerciales augmenteront les salaires, créeront des emplois, injecteront des milliards dans notre pays », a-t-il déclaré dans un discours dans l’Ohio en 2016.) Il a probablement entraperçu que, quels que soient les détails de ces accords, ils fournissent toujours aux employeurs une arme qu’ils peuvent brandir face aux travailleurs : la menace de délocaliser les emplois. De fait, au fur et à mesure que l’économie s’est redressée, les entreprises américaines ont délocalisé à un rythme toujours plus rapide.

Et si Trump essayait sérieusement de mettre un terme à ces procédés ou s’y opposait par un geste fort – et symbolique –, ou même se contentait d’en dire du mal ? En l’occurrence, l’ALENA est en cours de renégociation, et nous pourrions bien voir Trump utiliser ces négociations pour faire une ou plusieurs de ces choses. Le président, toujours prompt à mettre le feu au village pour mieux le sauver, menace actuellement de faire échouer l’ensemble de l’accord : « Beaucoup de gens ne réalisent pas à quel point il serait bon de mettre fin à l’ALENA ; le meilleur accord qu’on puisse obtenir est de mettre fin à l’ALENA. » Mais même si l’ALENA est finalement reconduit presque à l’identique, Trump pourrait utiliser les négociations pour dissuader les employeurs de délocaliser des emplois – ou il pourrait choisir au hasard une entreprise ayant ce genre de pratique et la frapper d’une lourde amende. Ce qui pourrait changer l’équation des salaires. Encore une fois, il faudrait peu de chose, étant donné le climat économique actuel, pour avoir un impact.

Bien sûr, tout cela suppose que Trump était sincère dans ses discours de 2016 : qu’il veut vraiment être le « milliardaire en col bleu » du pays et arrêter ce qu’il a décrit, dans sa célèbre (quoique étrange) comparaison, comme un « carnage américain » d’« usines rouillées, éparpillées comme des pierres tombales dans le paysage de notre pays ». Cela suppose également que Trump sait que les intérêts des milliardaires et ceux des travailleurs ne sont pas réellement convergents [4].

Évidemment, aucune de ces deux hypothèses n’est raisonnable. Une des croyances les plus profondes du conservatisme moderne est que les travailleurs et les dirigeants partagent un lien mystique : ce que les travailleurs veulent plus que tout, c’est avoir pour patron un milliardaire cinglé, un type qui n’a pas peur de brailler : « Vous êtes viré ! » Au moment où j’écris ces lignes, les républicains célèbrent toujours la promulgation de la loi de 2017 sur l’emploi et les réductions fiscales, une aubaine colossale pour les actionnaires et les directions d’entreprises. Le sénateur Chuck Grassley, républicain de l’Iowa, a jugé bon d’expliquer avec élégance aux classes moyennes une des dispositions de cette loi : « Je pense que la suppression de l’impôt sur les successions valorise les personnes qui investissent, par opposition à ceux qui dépensent jusqu’au dernier centime dans l’alcool, les femmes ou le cinéma. »

Malgré cela, et sans avoir besoin de faire quoi que ce soit, Trump peut quand même obtenir la hausse des salaires dont il a besoin pour un second mandat. Il pourrait même avoir encore plus de chance que Clinton. Après tout, voilà déjà quelques années que Barack Obama et Janet Yellen, l’ancienne présidente de la Réserve fédérale, ont mis en branle de quoi pousser l’économie à fonctionner à plein régime. Si les choses continuent comme ça, Trump pourrait être en mesure de tenir ses promesses. Comme me le disait Josh Bivens, économiste à l’Institut de politique économique (proche de la gauche) : « Si nous restons à ce niveau de chômage pendant quelques années, vous commencerez à voir des salaires augmenter. »

Bien entendu, la Fed pourrait décider que la croissance des salaires implique l’inflation et que les taux d’intérêt doivent être relevés, ce qui, d’ailleurs, est la position habituelle des conservateurs. Mais à court terme, cela semble improbable. Yellen, à l’instar de ses prédécesseurs Alan Greenspan et Ben Bernanke, a préféré laisser la locomotive économique prendre de la vitesse.

Lorsque Trump a nommé Jerome Powell pour lui succéder en novembre, il a clairement choisi un yellenite favorable à la croissance plutôt qu’un faucon de l’inflation classique.

Une partie des « trumperies » que je viens de décrire pourrait obtenir de vrais résultats. D’autres mesures auraient des effets provisoires. D’autres encore n’auraient, au-delà des apparences, aucun impact. Mais une seule d’entre elles suffirait à déclencher ce phénomène mortifère : la réélection de Trump – tout en consolidant le nouveau parti républicain dans sa version soi-disant prolétarienne, celui dont Steve Bannon rêvait qu’il « gouvernerait une centaine d’années ».

Avant de refermer ce magazine, de ricaner cyniquement et d’avaler une gorgée de gin, réfléchissez un instant aux phantasmes politiques et culturels qu’une économie en plein essor et des salaires à la hausse engendreraient – comme à la fin des années 1990 au moment de la frénésie technologique et pendant les années 1980 avec le marché haussier. Peut-être que Donald Trump, propulsé à la présidence en 2016 par un acte de protestation de ceux qu’il a appelés les « hommes et femmes oubliés de notre pays », semblera en réalité s’être battu pour eux. Comme pour Bill Clinton, avec sa monomanie économique, cela donnera l’impression que Trump a tenu ses promesses : une économie enfin favorable à ses partisans. Pour une fois, se diront-ils, la politique a porté ses fruits.

Imaginons maintenant un scénario différent. Nous sommes en 1974, et l’inflation est hors de contrôle. L’essence est si chère que l’économie est fragilisée. Le président républicain, qui ne vit que pour attiser les divisions de la société, est évidemment un escroc, et les dénégations proférées par sa ses partisans – dont le nombre ne cesse d’ailleurs de diminuer – ne convainquent personne. Ainsi une nouvelle génération de démocrates est-elle élue massivement au Congrès.

Pour actualiser ce scénario, imaginons que Robert Mueller ou tel autre enquêteur s’attaque à Trump avec un tas de preuves indéniables. La croissance du Dow Jones est enrayée, et les salaires n’ont pas bougé. Davantage d’usines ont rouillé. Davantage de journaux sont morts. Davantage de petites villes ont vu leur situation se détériorer, et les opiacés et méthamphétamines se répandent dans tout le pays. Le président n’a rien fait sinon détricoter les normes anti-pollution, dresser les uns contre les autres tous les groupes ethniques des États-Unis et réduire les impôts des riches. Personne ne croit un mot de ce que dit Trump, et le carnage américain se poursuit dans une accumulation de vies brisées.

Ce serait alors un jeu d’enfants pour les démocrates : ils balaieraient dans le caniveau cet homme grotesque et son parti dégénéré et fauteur de trouble. On voit même mal ce que Trump, en 2020, quand rien ne se serait amélioré pour les gens ordinaires, pourrait bien promettre pour échapper à cela. Qu’il a toujours l’intention de « drainer le marais », après avoir passé le plus clair de son temps à se baigner dedans pendant les quatre années précédentes ? Qu’il n’aura besoin que d’un mandat de plus pour relancer l’industrie houillère déclinante ? Qu’il rendra l’Amérique « encore plus grande » ?

Dans une telle configuration, il pourrait sembler aisé pour les démocrates de vaincre les républicains de Trump. L’enthousiasme serait certainement de leur côté. Le camp libéral aurait plus de forces que pendant les quatre ans précédents. Des novices en politique se porteraient candidats aux élections à travers tout le pays. Les démocrates seraient largement en tête dans presque tous les sondages.Et pourtant, même dans cette configuration, je ne leur donnerais que de faibles chances de finalement gagner.

Pourquoi ? Parce que le combat politique se mène avec le parti que l’on a, pas avec le parti que l’on aimerait avoir. Et le Parti démocrate que nous avons aujourd’hui n’est pas particulièrement adapté à la mission fondamentale de battre Donald Trump.

Il est vrai que les instincts de combat des démocrates ont été attisés par l’ascension de Trump, et c’est une bonne chose. De moins en moins de libéraux américains vénèrent le bipartisme, comme ils l’ont fait pendant la majeure partie des dernières décennies. Au lieu de cela, ils sont scandalisés. Ils sont horrifiés par ce qui s’est passé. D’ailleurs, les critiques contre la mauvaise gouvernance républicaine, auparavant considérées comme extrémistes, sont désormais perçues comme allant de soi [5]. Qu’une personne de qualité comme Hillary Clinton, qui s’est préparée toute sa vie à être présidente, puisse être battue par cet ignorant vulgaire et raciste – c’est impensable. C’est inacceptable.

Je comprends cette réaction. Je l’ai eue moi-même. Mais cela a conduit les démocrates dans un piège qui paraîtra familier à toute personne ayant une expérience des organisations de gauche : la haute estime du parti pour lui-même en vient à éclipser toute autre préoccupation. Parmi les leaders d’opinion autorisés du libéralisme, par exemple, la tâche de déplorer et de dénoncer le dictateur potentiel a remplacé celle tout aussi importante de chercher où le Parti démocrate a failli. En effet, les deux impératifs leur paraissent contradictoires – ils trouvent impossible de flageller Trump un jour et de s’examiner eux-mêmes le jour suivant. Des deux impératifs, c’est donc celui de se livrer à un examen de conscience qui se heurte à un mur, tandis qu’une rengaine lancinante, pleine d’intransigeance morale, remplit les pages « opinion » et les ondes des citoyens éclairés : une plainte perpétuelle d’agonisant face à Trump et à ses œuvres.

C’est regrettable, car ce qui s’est passé en 2016 mérite d’être pris un peu plus au sérieux. Ce pays de 320 millions d’habitants a été submergé par un raz-de-marée de rage populiste. Mais en même temps que l’hideuse explosion de bigoterie s’exprimaient aussi des préoccupation parfaitement légitimes concernant la désindustrialisation, l’oligarchie, le pouvoir des grandes banques, les mauvais accords commerciaux et l’abandon par les démocrates de la défense des intérêts des classes populaires. Je condense bien sûr beaucoup de choses ici, mais ce qui compte c’est que, malgré toute l’horreur qu’elle inspire, il y a des éléments de la révolte de 2016 que les libéraux devraient prendre en compte.

Mais la plupart des démocrates de premier plan sont incapables de comprendre ça. Ils ne savent pas quoi faire face à Trump et à ses partisans, tant le trumpisme transgresse violemment leurs normes de « professionnels » [6]. Il leur est désagréable de penser qu’ils devraient apprendre quoi que ce soit d’un clown tel que le président actuel - qu’ils devraient changer quoi que ce soit pour s’adapter à ses idées absurdes. Ainsi ont-ils cherché des dirigeants susceptibles de leur permettre de l’emporter sans rien faire différemment : une célébrité qui communiquerait mieux, un politicien qui saurait plus efficacement trouver le soutien de la base. Ils dévorent des articles sur le revirement d’électeurs de Trump qui demandent maintenant pardon pour leurs péchés. Ils blâment d’autres libéraux qu’ils jugent trop peu enthousiastes à l’égard du Parti démocrate. Par-dessus tout, ils rêvent d’un deus ex machina, un super-procureur qui porterait le glaive de la justice et renverserait les résultats malheureux de 2016 sans que quiconque soit tenu de se remettre en question le moins du monde.

Le prix à payer lorsque l’on emprunte cette voie est que cela encourage la passivité et l’illusion de la vertu. Les démocrates pensent que leur travail consiste à attendre que Trump soit éjecté poings liés du bureau ovale pendant qu’ils jetteront l’anathème sur lui et ses partisans. Ils n’ont pas besoin de convaincre qui que ce soit. Ils n’ont qu’à laisser rayonner leur vertu pour que tous la voient.

Il est vrai que c’est une position moralement satisfaisante, et qui pourrait même fonctionner. Peut-être qu’un procureur a bel et bien trouvé des preuves contre ce scélérat. Peut-être le flot de sentiments anti-Trump suffira-t-il à le vaincre : être contre lui pourrait être tout ce que les électeurs attendent d’un candidat pour les élections de mi-mandat au Congrès.

D’un autre côté, sur le vaste éventail des comportements sociaux, on en trouve peu qui soient plus répugnants que celui de riches se félicitant d’être vertueux. Pour le dire plus précisément, c’est une très mauvaise façon de reconquérir les électeurs ouvriers blancs qui sont responsables, plus encore que ne le sont les Russes, de la victoire de Trump. Pour mieux le comprendre, je me suis tourné vers Working America, une filiale de l’AFL-CIO chargée de recueillir l’opinion des habitants des quartiers populaires du pays. Karen Nussbaum, la directrice exécutive de l’organisation, est catégorique à ce sujet: « Si les démocrates continuent à se contenter de déblatérer sur Trump, ce sera le meilleur moyen le faire réélire ». S’opposer à l’ordre du jour du président est important, bien sûr, mais quand les démarcheurs de Working America frappent aux portes, ajoute-t-elle, ils ne pointent jamais du doigt les électeurs de Trump. « Nous ne leur disons pas : “N’êtes-vous pas désolé d’avoir voté pour lui ?” C’est bien la dernière chose qu'il faille leur demander. »

Les véritables préoccupations de ces électeurs, me dit Nussbaum, sont des problèmes de base tels que les emplois, les salaires, les écoles, la sécurité sociale – précisément les choses dont Trump a bruyamment prétendu se soucier en 2016. Évidemment, cette année-là, les démocrates ont fait exactement le contraire. Ils se sont identifiés à la mondialisation, aux accords commerciaux, à la Silicon Valley, s’adressant à la population en tant que représentants satisfaits de l’ordre économique triomphant. Or c’était là un vieux refrain, celui de la philosophie des années 1990, repris mécaniquement à une époque où personne n’y croyait plus.

Certes, les démocrates ont également promis de « briser les barrières » afin que les gens brillants puissent réussir indépendamment de la race ou du genre. Le système lui-même, cependant, a été jugé en excellente santé. Comme le président Obama l’a déclaré juste avant les élections : « Le progrès économique que nous réalisons est indéniable. » Ou, comme aimait à le dire Hillary Clinton : « L’Amérique n’a jamais cessé d’être grande. »

C’était le pire message à adresser à une énorme part de la population. Stanley Greenberg, un sondeur démocrate vétéran qui comprend le phénomène Trump mieux que beaucoup d’autres, m’a dit récemment que l’erreur des démocrates était de « vendre du progrès à une époque où les inégalités atteignent des niveaux record, où la souffrance est âpre et où les difficultés financières s’accumulent ». Pourtant, même après que les démocrates ont pu constater les limites évidentes d’une telle approche, ils ont considéré qu’ils ne pouvaient rien y changer. « Comment puis-je parler de leurs souffrances sans donner l’impression de critiquer le président Obama et son économie ? », demanda Hillary Clinton à Greenberg pendant la campagne (selon un article de 2017 écrit pour The American Prospect). « Je ne peux tout simplement pas faire ça. »

Le dilemme persiste à ce jour. Comment les démocrates peuvent-ils changer de cap sans paraître critiquer Obama ou les Clinton – ou, par extension, le délire néolibéral sur lequel repose le parti depuis les années 1990 ? La réponse est qu’ils ne le peuvent pas, et donc qu’ils ne le font pas. Ils préfèrent rester assis à attendre que Robert Mueller les sauve. Ils préfèrent compter sur le changement démographique pour qu’une majorité leur tombe du ciel. Ainsi, ils « ne font rien et attendent que le parti adverse implose », observe Bill Curry, un ancien conseiller du président Clinton, devenu l’un des détracteurs internes les plus virulents du Parti démocrate. « Ça a été leur stratégie pendant la majeure partie de ma vie adulte. Franchement, est-ce qu’on peut dire que ça a marché ? »

Curry poursuit ainsi sa critique : le parti, dit-il, a désespérément besoin d’en finir avec le culte de son glorieux passé : « Les erreurs du Parti démocrate sont les erreurs d’Obama et de Clinton. Prendre la responsabilité de ces erreurs signifie les en tenir pour responsables. Et tant de gens ont des sentiments si profonds et si positifs envers Obama et les Clinton qu’ils ne peuvent même pas supporter d’avoir cette conversation. » Sa conclusion est aussi brutale que celle entendue chez tant d’autres : « Trump gagne parce que les démocrates sont incapables de s’amender. »

Cela me paraît terrifiant, mais je soupçonne que pour beaucoup de libéraux prospères, la réélection de Trump ne serait pas une si mauvaise chose. Pour eux, il existe une alternative à la victoire politique : une utopie de la réprimande. Qui a besoin de gagner des élections lorsque chaque individu peut rétablir l’ordre social chaque jour sur Twitter et Facebook ? Lorsqu’on peut gronder, gronder, et encore gronder. C’est leur avenir, et cet avenir les satisfait : un doigt accusateur s’agitant devant un visage grincheux, pour toujours.

Je peins ici une image sombre, je l’admets. Si l’économie fait un bond en avant, ai-je conjecturé, Donald Trump a de bonnes chances d’être réélu. Mais même si les conditions économiques ne changent pas, si les démocrates persistent dans leur stratégie narcissique de professionnels indignés, ils n’ont que peu de chances de le chasser de son poste – après quoi ils seront sans doute surpris par une nouvelle poussée, encore plus dangereuse, de populisme de droite.

Ce sur quoi je veux insister à présent, c’est la façon dont le populisme de droite peut être vaincu de manière plus ou moins durable. Donald Trump ne m’apparaîtra jamais comme un président naturel ou inévitable – pas seulement parce qu’il est un grossier personnage qui essaie désespérément de dissimuler sa calvitie, mais parce que le populisme de droite est en lui-même une monstrueuse anomalie historique. J sais qu'il s’est considérablement renforcé depuis des décennies. De par sa nature même, cependant, il s’agit d’une substance instable, volatile, déchirée de contradictions : il s’attaque aux élites tout en réduisant les impôts pour les riches ; il prétend aimer les gens ordinaires tout en insultant certaines personnes pour être un peu trop ordinaires ; il vénère le travailleur tout en aggravant régulièrement ses conditions d’existence.

Je ne peux pas me réconcilier non plus avec l’espèce de libéralisme prospère et pieux qui prédomine de nos jours, cette idéologie de banlieue riche qui trouve facile d’aimer Google et Goldman mais peut se montrer carrément méprisante envers cette classe moyenne désespérée que le libéralisme était né pour servir. À mes yeux, les technocrates sans passion que ce libéralisme a choisis à plusieurs reprises comme ses dirigeants semblent aussi peu naturels que Trump lui-même.

Mais peut-être suis-je le seul, encore stupéfait que je suis par ce qui s’est passé lors de la nuit des élections en 2016. Rien ne me semble plus tourner rond en politique. Je persiste à penser qu’une société qui plonge dans l’inégalité la plus noire devrait se tourner vers la gauche; qu’un moment populiste devrait être le moment des démocrates; que l’agent naturel du mécontentement populaire devrait être le plus libéral des deux partis ; que le jour où nous donnerons un bon coup de pied au téléviseur, tout deviendra plus clair et les Américains verront clairement quelle sorte de charlatan est Trump ; qu’en janvier 2021 ils le disgracieront et l’éjecteront de la Maison-Blanche – un Herbert Hoover avec un autobronzant en spray, une erreur grimaçante que nous ne commettrons plus jamais.

Que pourraient bien faire les démocrates pour y parvenir ? Il y a quelque temps, j’écrivais des articles très sérieux exhortant le président Obama à faire ceci et cela au cours de ses dernières années au pouvoir. « Faites respecter les lois antitrust ! Condamnez la fraude financière ! » Aujourd’hui, cependant, le parti n’a aucun pouvoir national qui lui permettrait de prouver sa sollicitude à l’égard d'une classe moyenne en plein délitement. Les républicains l’ont presque complètement accaparée.

Ce qui reste aujourd’hui aux libéraux, c’est la prise de position et la déclaration publiques. Ils doivent bien sûr faire ce qui relève de l’évidence : trouver un moyen de tirer parti des incroyables erreurs politiques commises par Trump, qui dénigre inutilement presque toutes les populations possibles. « Il fait chier les gens à un rythme accéléré », s’est émerveillé Keith Ellison, le représentant du Minnesota, qui est actuellement vice-président du Comité national démocrate. Aussi terribles que soient les délires de Trump, ils ne peuvent avoir d’autre résultat que de mobiliser la base démocrate.

Récupérer ces électeurs est le défi tactique. La question plus vaste et stratégique concerne l’identité du Parti démocrate. Va-t-il continuer, comme l’y invitent les républicains, à verser de plus en plus dans le mépris de classe ? À se faire l’ami du financier éclairé, le champion du millénaire du silicium ? Ou bien les démocrates redécouvriront-ils leurs racines de porte parole de l’Amérique des cols bleus ? Pour moi, le bon choix n’a jamais été aussi évident. Pour beaucoup d’autres aussi. « Asseyez-vous avec des gens qui travaillent pour gagner leur vie » est la prescription d’Ellison. « Demandez-leur ce qu’ils veulent. Et vous gagnerez. »

En 1941, le président Franklin Roosevelt a exposé sa vision de l’histoire politique américaine, dans laquelle deux « écoles de conviction politique », les libéraux et les conservateurs, ont lutté sans relâche pour obtenir la primauté. Peu importe comment on l’appelait alors, écrit-il, le parti libéral « croyait en la sagesse et l’efficacité de la volonté de la grande majorité des gens, contre le jugement d’une petite minorité éduquée ou riche ».

Ce que Roosevelt n’avait pas prévu, c’est l’avènement d’un système de partis au sein duquel la ligne de fracture ne passe pas entre la majorité et la minorité, mais entre la petite minorité éduquée et la petite minorité riche. Comment aurait-il pu savoir que sa grande majorité serait divisée en deux et n’offrirait plus qu'un choix entre les technocrates éclairés d’un côté et les milliardaires mécontents de l’autre ?

Rassemblez cette grande majorité, et elle sera impossible à arrêter. Il n’y a qu’une seule politique gagnante dans une époque d’inégalité comme celle-ci, et cette politique est celle du parti de Roosevelt. Trump a gagné en faisant semblant d’être l’héritier du passé des populistes, jouant le rôle d’un réformateur mal dégrossi qui détestait les puissants et se souciait de la classe ouvrière. Aux démocrates à présent de lui contester cet héritage et de se réapproprier leur politique. Peut-être devront-ils licencier leurs consultants. Peut-être devront-ils tenir tête à leurs donateurs. Ils devront en tout cas trouver le courage de changer, rompre avec l’idéologie des années 1990, avec le catéchisme de la technologie, de la banque et de la mondialisation, dont tout le monde sait désormais qu’il n’est rien d’autre que le paravent d’une élite surplombante. Mais le temps est venu. L’histoire l’exige.

Thomas Frank

Article initialement paru dans le Harpers Magazine en avril 2018, puis publié dans Rendezvous With Oblivion, New York, Metropolitan Books, 2018.

Du même auteur, dernier livre paru en français : Pourquoi les riches votent à gauche, Agone, 2018.

Notes
  • 1.

    Allusion au fait que l’ancien président George W. Bush consacre une partie de sa retraite à la peinture. [nde]

  • 2.

    Système d’épargne retraite par capitalisation très largement utilisé aux États-Unis, tirant son nom de la section 401(k) de l'Internal Revenue Code, texte principal du droit fiscal américain. [nde]

  • 3.

    Rick Perlstein,Nixonland. The Rise of a President and the Fracturing of America, Scribner, 2008.

  • 4.

    Tout ce que j’ai dit ici suppose également que Trump devienne plus prudent et réfléchi dans le choix des gens qu’il insulte et dans la manière dont il les insulte - une chose pour laquelle il n’a pas montré beaucoup de compétences jusqu’à présent.

  • 5.

    Un exemple récent : en 2008, la thèse de mon livreThe Wrecking Crew [Les Démolisseurs]'', selon laquelle l’administration républicaine agissait de façon délibérément néfaste, était considérée comme absolument inacceptable. Par exemple, dans le New York Times, Michiko Kakutani a dénoncé le livre comme étant « extrêmement partisan, empreint d’esprit manichéen contre les conservateurs et le secteur privé ». En novembre 2017 en revanche, le titre et la thèse du livre étaient devenus des lieux communs au point de faire la couverture du magazine Time'' – du reste sans que je sois cité.

  • 6.

    Contre le sens usuel de ce mot en français, nous employons « professions » et « professionnels » pour traduire les termes anglais « “professions” » et « “professionals” ». Les professions correspondent en partie à ce qu'on appelle en français les « professions libérale », sans s'y limiter puisqu'on peut être employé et «professional ». Le prestige social – la “bonne situation” – est une dimension essentielle de ce statut ; le champ de compétence spécifique dans le domaine du savoir – l'“expertise” – en est un autre. De même, « professionnalisme », contre le sens usuel français là encore, désignera ici l'idéologie de la classe professionnelle. [ndt]