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Pourquoi les programmes d’histoire déchaînent-ils tant de passions ?

Il est rare que la publication d’un nouveau programme d’histoire, même lorsqu’il ne s’agit que de menus changements, ne suscite pas une controverse, désormais largement relayée par les médias. L’histoire passionne, dit-on. Et sans doute devrait-on s’en réjouir, nous qui l’écrivons et l’enseignons…

Mais voilà, la teneur des débats n’est pas toujours – loin s’en faut – à la hauteur de nos attentes. Surtout que, depuis quelques dizaines d’années, comme une ironie du sort, les praticiens sont peut-être ceux qu’on entend le moins sur le sujet. Quel autre métier que celui d’enseignant est à ce point confisqué par le spectacle médiatique ? Quelle autre matière que l’histoire fait l’objet d’une telle surveillance politique et sociale ?

On s’interroge souvent sur l'origine de la charge émotionnelle et politique de l’histoire et de sa transmission. Concernant l’histoire scolaire, les raisons sont à chercher dans la mise en place d’une instruction publique nationale à la fin du XIXe siècle. L’heure est à la construction de la nation. L’école publique doit servir à la fois la cause de l’éducation des masses et l’inscription dans les institutions d’un sentiment national français commun susceptible de dépasser les appartenances locales.

La France de la fin du XIXe siècle est une mosaïque : du Nord au Sud, les enfants ne partagent parfois ni la même si la même culture. L’école est chargée d’agir comme un creuset, particulièrement l’école primaire, et ce bien avant les lois Ferry de 1881-1882, qui ne viendront souvent sanctionner que ce qui en place. Dans ce cadre-là, quelques disciplines sont profilées pour servir cette grande cause – politique, s’il en est. Parmi elles, la géographie et son acolyte, l’histoire.

C’est à ce moment, et pour le même dessein, que les deux disciplines se nouent. Le sentiment national français devait passer par l’apprentissage d’une histoire partagée et d’un territoire : l’Hexagone et les possessions coloniales. C’est à ce moment que l’histoire scolaire prend la forme de ce qu’on nommera beaucoup plus tard « roman national », une (belle) histoire qui se déploie depuis « nos ancêtres les Gaulois » et court sur les siècles jalonnés par d'héroïques personnages exemplaires et par des évènements marquant la lente épopée nationale vers toujours plus de progrès.

Après la défaite de Sedan en 1870 contre les Prussiens, le projet éducatif se double d’une finalité patriotique, voire revancharde. Cette France dont ils découvraient l’histoire glorieuse et les frontières naturelles, les enfants devaient apprendre à l’aimer, pour la défendre. On connaît alors la phrase d’Ernest Lavisse, historien et auteur de célèbres manuels scolaires : « L’histoire ne s’apprend pas par cœur, elle s’apprend par le cœur. » Dès lors, la vérité historique passe au second plan : l’enseignement de l’histoire est mise au service d’une passion pour la grande France, et il faut pour cela développer une batterie d’artifices susceptibles de déclencher cet attachement indéfectible chez les enfants : identification aux héros, récitation de résumés des grands évènements, entrée dans la grande aventure commune de l’histoire de la grande France comme on entrerait aujourd’hui dans un film d’action.

Les porosités avec la fiction sont telles qu’on lisait un manuel de primaire comme un beau livre plein d’histoire(s). Il est donc clair que la dimension intellectuelle était largement reléguée au second plan, pour le primaire du moins, là où passeront bientôt tous les enfants. Dans le secondaire, les questions se posent différemment : longtemps réservé aux élites, le lycée (de la sixième à la terminale), qui assumait son caractère hyper sélectif (il était naturellement payant), pouvait dès lors quitter la sphère enfantine et la fiction pour faire endosser à l’enseignement de l’histoire une véritable fonction critique et politique. C’est quelque chose qu’on oublie souvent : très tôt, les historiens responsables des programmes d’histoire du Secondaire ont assumé la dimension politique de la discipline ainsi que sa fonction critique.

Historien de l’école méthodique, Charles Seignobos affirmait par exemple en 1906 devant de jeunes enseignants que « l’histoire étudie des évènements humains, où sont engagés des hommes vivant en société. Comment l’étude des sociétés peut-elle être un instrument d’éducation politique ? Voilà une première question. […] L’histoire étudie les faits passés, qu’on n’a plus le moyen d’observer directement, elle les étudie par une méthode indirecte qui lui est propre, la méthode critique. Comment l’habitude de la méthode critique peut-elle être appliquée dans l’éducation politique ? Voilà la troisième question »; avant d’insister plus avant sur l’urgence d’une ouverture aux autres peuples « en obligeant l’élève à regarder de plus près, le professeur l’amènera à découvrir en quoi l’usage d’un peuple diffère de l’usage des autres peuples ».

On comprendra, à la lumière de toutes ces missions assignées à l’enseignement de l’histoire que celui-ci s’accompagne de vifs débats dont la teneur révèle en creux les enjeux politiques les plus saillants du moment. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, par exemple, on accuse les programmes d’histoire d’avoir joué un rôle dans la diffusion d’un esprit guerrier. L’historien Olivier Loubes a montré comment, tout au long des années 1920, le pacifisme devient ainsi une valeur dominante des programmes.

La Seconde Guerre mondiale, elle, soulève des enjeux aussi lourds que la responsabilité de l’école dans la banalisation du racisme. Sous l’égide de l’UNESCO, des dispositifs internationaux travaillent à des contenus d’enseignement en prise avec les luttes antiracistes, auxquelles s’articuleront des réflexions sur les pratiques pédagogiques. C’est l’âge d’or des associations pédagogiques militantes, littéralement gonflées d’adhérents. La revue Les Cahiers pédagogiques voit le jour en 1945. Inspection, enseignants du primaire et du secondaire y publient ensemble, se répondent, se disputent et avancent de concert (un temps bien révolu).

On sait également le rôle de Mai 68 dans les réformes scolaires. On connaît peut-être moins la place des comité d’action lycéens (CAL), où étaient réclamée une refonte totale des programmes d’histoire, jugés indigestes, ennuyeux et, surtout… dépolitisés. La soif de politique apparaît dans de nombreux textes des CAL publiés dès 1968 au éditions du Seuil sous le titre Les lycéens gardent la parole. Quant à l’école primaire, les succès des pédagogies actives et alternatives ont donné lieu à une forme inventive (mais décriée) d’histoire scolaire incluse dans une « pédagogie de l’éveil », méthode transdisciplinaire basée sur les expériences concrètes et l’appréhension du familier plutôt que des grands récits jugés trop éloignés des préoccupations des petits.

Il n’est donc pas un moment, dans l’histoire de l’enseignement de l’histoire, où la matière n’ait été débattue dans des cadres impliquant l’institution, les historiens de métier, les enseignants hors ou dans des associations, et les élèves. Dans les années 1930, l’historien Marc Bloch, co-fondateur de l’École des Annales, et l’inspecteur général Jules Isaac s’interrogeaient lors de réunions savantes (dont nous avons les compte-rendus) sur l’opportunité d’une histoire par « échantillonnages » (disait Bloch) plutôt qu’une histoire au déroulé chronologique, continue, lisse, purement évènementielle. De même, ce dernier plaisait pour un enseignement « des civilisations » plutôt qu'une histoire franco-centrée. Les débats semblaient houleux, mais ils ne sortaient guère des ministères ni des universités.

Les choses changent considérablement dès la fin des années 1970, et plus encore dans les années 1980, qui connaissent une véritable politisation de la question de l’histoire scolaire. Cette rupture s’explique par une nouvelle mise en tension des finalités de l’enseignement de l’histoire en contexte de crise économique et de renouveau de questions qu’on qualifierait aujourd’hui d’« identitaires ».

[Dans la classe de l’homme blanc[1], porte sur ce basculement et ses effets sur les programmes. Issu de ma thèse, ce livre retrace la participation de l’institution scolaire à ce qu’on appelle la « culturalisation de la question immigrée » et sur les manières avec lesquelles les programmes scolaires, analysés comme instruments de politique publique, tentent de répondre aux nouvelles interrogations soulevées par la présence désormais permanente des enfants de l’immigration coloniale et post-coloniales dans les classes.

Les sociologues ont montré comment, au tournant des années 1980, une grille de lecture culturelle est venue se substituer à la grille de lecture sociale de l’immigration. Dans ce contexte, la propension intégratrice de l’école et son socle républicain se trouvent bousculés : si l’universalisme républicain consiste à dépasser les différences culturelles par la citoyenneté, comment alors continuer à intégrer tout en reconnaissant des spécificités culturelles aux enfants dans les classes ? Les programmes doivent-ils s’adapter ou rester indifférents aux nouvelles identités constitutives des classes ? Jusqu’alors, les enfants (d’)immigrés étaient plutôt pris en charge par des dispositifs comme les ELCO (enseignements aux langues et cultures d’origine), destinés à accompagner doucement leur retour ; ils étaient donc mis à l’écart de la scolarité commune ; la situation devient toute autre dès lors qu’ils sont destinés à rester.

Les archives du ministère de l’Éducation, dépouillées pour mon travail, témoignent des tensions qui traversent alors une école soucieuse de poursuivre sa mission républicaine. La période politique est par ailleurs très tendue entre les premiers succès du Front national et les violences policières à l’origine des échauffourées dans les quartiers – comme aux Minguettes en 1983. Peu à peu se construit l’idée qu’il existe un « problème de l’immigration », qui résulte des défauts d’intégration. L’École se trouve donc acculée à proposer ses propres pistes d’apaisement. Comment faire en sorte que ces enfants trouvent leur place dans un récit historique commun ? On le voit, la tension est quasi insoluble : comment prétendre une indifférence aux différences inhérente à l’universalisme républicain abstrait tout en arguant de la présence d’entités particulières pour réécrire ce récit ?

L’affaire est d’autant moins simple qu’en 1979-1980 l’historien populaire Alain Decaux avait lancé dans Le Figaro magazine un cri d’alerte pour fustiger, en une du magazine, la pédagogie de l’éveil en primaire : « On n’enseigne plus l’histoire à vos enfants ! » De quoi alerter jusqu’à la campagne présidentielle débutante et provoquer colloques, articles, commissions de spécialistes. L’enseignement de l’histoire fait même la une d’autres journaux. Nous en avons l’habitude aujourd’hui, mais c’est alors totalement nouveau. Les termes du débat présentés comme inédits recycle en réalité des questions récurrentes : chronologie vs thématique, échelle nationale vs mondiale… Mais le politique s’en mêle tant que les programmes passent sous stricte surveillance, surtout les contenus d’enseignement susceptibles de nourrir les crispations.

L’un d’eux commence à poser question : le fait colonial. C’est celui dont j’ai choisi de suivre les pérégrinations dans ma thèse. Je l’y définis au sens large, à savoir la colonisation du XVIe siècle au XXe siècle, pour y inclure notamment la problématique majeure de l’esclavage. Depuis les années 1980, et en lien avec le processus de culturalisation décrit plus haut, la mémoire coloniale devient progressivement un outil de catégorisation culturelle. Si la « race » n’est pas encore un vocable des sciences sociales en France, on perçoit déjà, derrière certaines manières de se revendiquer comme « descendants » d’esclaves ou d’indigènes, la volonté chez certains groupes d’inscrire leurs trajectoires dans le sillon d’un passé douloureux. Certains historiens vont parler de « guerre » ou de « concurrence » des mémoires. Je ne suis pas convaincue par cette terminologie, mais je montre dans mon travail les étapes progressives qui mènent à faire de la mémoire coloniale un sujet politiquement sensible. Surtout, j’interroge les résonances de ces débats sur l’écriture des programmes. Y avait-il vraiment un absolu déficit d’enseignement du fait colonial dans les prescriptions ? des non-dits, des tabous ? Il est vrai que l’enseignement du fait colonial porte en lui la critique même du modèle républicain. Pour une école soucieuse des valeurs républicaines, revenir sur ces pages sombres peut sembler difficile.

La réalité des programmes est plus complexe. L’enseignement de la guerre d’Algérie est, par exemple, beaucoup plus important au début des années 1980 que lorsque la question rejaillit dans l’espace public, en 2000, à propos de la torture. Tous les présupposés, notamment médiatiques, sur les difficultés à enseigner l’histoire coloniale sont battus en brèche par les quelques enquêtes dont nous disposons. En revanche, au fur et à mesure de la politisation et dramatisation de la question coloniale, ce contenu d’enseignement fait l’objet d’une surveillance particulière de la société et de l’institution. C’est à son propos, par exemple, qu’a éclaté la dernière polémique lors de la publication des programmes de collège au printemps 2015.

On a dû découvrir alors les prises de positions d’intellectuels déconnectés de l'école depuis des décennies mais très sourcilleux de l’avenir et des malheurs de l’identité nationale, dont on peut lire un échantillon chez Alain Finkielkraut : « Les nouveaux programmes ne se préoccupent absolument pas de faire aimer la France. Ils appliquent à la lettre le dogme de la critique sociale : le mal dans le monde résulte de l’oppression c’est l’inégalité qui est la source de toute violence. Le fanatisme islamique, autrement dit, est le produit de la malfaisance coloniale et de sa continuation postcoloniale. […] L’école des savoirs cède ainsi la place à l’école de la thérapie par le mensonge » (Le Figaro, 11 mai 2015)

On comprend que l’enseignement de l’histoire peut difficilement se départir toute charge politique. Elle fut encore très présente dans la dernière campagne présidentielle de 2017 – que l’on songe par exemple au programme du Front national qui mentionnait le retour au roman national, mais aussi aux prises de positions plus récentes de la présidente du Conseil supérieur des programmes (CSP), Souad Ayada, annonçant dans une tribune du Monde (22 août 2018) puis dans un magazine très conservateur (Causeur, 7 septembre 2018) que l’enseignement de l’histoire devait développer le sentiment d’appartenir à la nation.

Laurence De Cock

Une première version de ce texte est parue dans AOC en septembre 2018.

De la même auteure, à paraître aux éditions Agone : L'Histoire comme émancipation – avec Mathilde Larrère, et Guillaume Mazeau.

Notes