Au jour le jour

L'innocence à conquérir

II importe peu d'aimer ou non les romans de Robert Walser. C’est d’ailleurs, de façon générale, en littérature, une question frivole. Ce qui compte, c’est faire l’expérience par les mots d’une représentation, d’une organisation singulière du monde.

Chez Walser, ce qui est proprement saisissant, c’est la liberté avec laquelle il transforme les éléments d’une réalité quotidienne en éléments étrangers, et des événements à tout le moins surprenants en faits limpides. Ce n’est pas pour autant que Walser écrit du fantastique, au sens précis d’un genre. Il n’y a rien d’irrationnel dans son roman, rien de surnaturel : sinon que ses héros ne se soucient de rien d’autre que de leur vérité.

Robert Walser est un Suisse de langue allemande, né dans une famille nombreuse et pauvre, qui quitte l’école assez tôt et qui, « pour pouvoir se concentrer [sur ce qu’il écrivait], quittait chaque fois son emploi, étant évidemment convaincu que l’art est quelque chose de grand ». Son frère Karl devient le décorateur de Max Reinhardt, et un peintre célèbre. Lui-même publie coup sur coup Les Enfants Tanner, en 1907, à l’âge de vingt-neuf ans, Der Gehülfe, en 1908, et le très étonnant Institut Benjamenta en 1909. Puis il écrit des poèmes et des nouvelles qui paraissent en « feuilletons » dans les journaux. Son dernier livre, Die Rose, parait en I928. En 1929, il entre dans une maison de santé, très volontiers semble-t-il, sinon de lui-même, et restera ainsi « malade » jusqu’à sa mort en 1956 [1].

À l'exception des germanistes, il n'était guère connu ici, sinon peut-être des fervents de Kafka ou de Musil, qui tous deux avaient pour lui exprimé leur vif intérêt. Marthe Robert, qui a traduit l’Institut Benjamenta en I960, et en a préfacé la réédition en poche en 1981, rappelle d’ailleurs que Walser avait cinq ans de plus que Kafka : son contemporain, et contemporain de Rilke, Hoffmansthal et Musil. Mais la vague viennoise, ou plus largement austro-hongroise, qu’on a connue au début des années 1980, dans un sage respect de la géographie, n'était pas allée jusqu’au canton de Berne. Mais C'est qu’aussi Walser déconcerte. Parce que ce qu’il raconte se voue entièrement au projet d’annuler tout désir.

Simon Tanner a vingt ans. Il travaille, mais jamais longtemps. Il n’a « pas le temps de rester dans le même métier ». Chaque fois, il s’y met avec sérieux et puis s’en va. S’en va vagabonder. Simon est toujours content. En pleine nature, il s’émerveille. En pleine ville, il admire. Il est employé, il se réjouit d’être discipliné. Il est chômeur, il est charmé de sa disponibilité. Tout lui est offrande. Son frère Kaspar est peintre, sa sœur institutrice, un autre frère est fou, un autre homme de science et de devoir. Simon, seul, entreprend de n’être rien. « Je ne veux pas d'avenir, je veux du présent.» Il n’a rien, ne souhaite rien, sinon la perte de toute caractéristique et de toute préférence. Car il sait que « l’homme, même le plus simple, est éternel ».

Même quand il aime, Simon est heureux de voir son amour refusé. Ce qui passe, avec une violence amortie. tout au long du récit, c'est cette quête d’une mise à mort de ce qui, en soi, est demande, et donc éventuelle souffrance. Simon tend à la souveraineté du vide. « Je suis quelqu’un qui écoute et qui attend, rien d’autre, mais comme tel, parfait, et en attendant, j’ai appris à rêver. » Qui attend : n’importe quoi, tout ce qui se présentera. Sereinement. Avec pourtant une légère inclination pour ce qui blesse, à condition que cela vienne d’une femme.

Simon, domestique, est complètement réjoui ; comblé. Car il est là à l'apothéose de sa logique d'autoneutralisation et peut, finalement, proclamer, quand toutes les apparences indiquent le contraire : « C’est moi, moi qui ai humilié le monde, ce merveilleux visage que j’aime à la folie, le visage de la terre maternelle qui veut ma punition. » Autour de lui, au hasard des rencontres, ses frères, sa sœur, des gens croisés, retenus un instant, qui s’interrogent avec une froide ferveur sur ce qu’ils sont et le sens de leur vie. Ils ont entre vingt et trente ans, ils sont frappés d’amour, au premier regard, ils se présentent, ils se commentent avec une incroyable tranquillité.

Walser ne s’embarrasse pas de justification et le bon sens n’est pas son fort. Tout le roman est ainsi une succession de gens qui disent ce qui leur est essentiel et peuvent parfaitement disparaître ensuite. On n’est pas dans la vie, on est dans la vie de la vie. Il n’y a pas de ces gestes, de ces échanges qui font du roman une transposition acceptable du temps qui passe. Chez lui, on va d’éternité en éternité. Il n’y a pas d’histoire, d’intrigue, de dénouement. Mais à chaque rencontre, à chaque événement, nouveau travail, nouveau départ, le monde doit s’expliquer, les âmes s’énoncer. Les âmes… et non les personnalités. Il y a là un très curieux défi.

Walser n’a rien à faire de la psychologie. Il est uniquement fasciné par la présence au monde et par la douleur qu’elle entraîne. Et encore, même la douleur ne l’intéresse pas. Juste ça, le fait d’être là et traversé. Il ne cherche pas davantage de solution, une échelle de valeurs, une morale. Tout est acceptable. Il prône en actes l’indifférence, non pas le dédain, mais ce qui ne différencie pas. Il est dans la zone déroutante où naissent les poèmes : où seul apparaît le point de contact entre le dehors et le dedans. Il ne veut que le formuler, sans le colorer de sentiment.

Pour Walser, ce qui est incompréhensible ce n’est pas la mort, c’est la vie et ses exigences. Tous, dans Les Enfants Tanner, parlent beaucoup d’eux-mêmes, mais comme s’il s’agissait de quelqu’un d'autre. Ils sont incrédules. Ils sont étrangers à eux-mêmes, quoique intéressés et compétents sur le sujet. Tout comme il écrit un roman comme s’il était étranger à ses normes, mais sans hostilité. Il supprime tout ce qui l’ennuie, les motifs, les conséquences, s’autorise toutes les digressions puisqu’elles sont en fait le roman même, se moque complètement des codes. Tout est précis, et pourtant comme creusé d'absence. Alternent un temps bien rempli et des trous dont on ne saura rien.

Walser écrit l’infini de l’anéantissement, porté au cœur même de ce qui fait l’existence. D’un même mouvement. Ce qui le captive, c’est la folie qu’il y a à être, et donc, être ceci ou cela. C’est dire l’émergence incompréhensible de ce qui, en nous, nous relie au reste du vivant, ce qui constitue l’altérité, la béance même. Avec la plus grande simplicité.

Walser écrit le roman de l’innocence à conquérir et sait que c’est un combat toujours perdu. Ses héros raffolent d'être des « ratés » parce que c’est leur seule façon de réussir leur effacement. Walser est parfaitement perturbant.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans Révolution le 12 juillet 1985, p 34.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).

Notes