Au jour le jour

La transformation des médias à l’ère du numérique

Depuis la fin des années 1990, on assiste à de nombreuses mutations dans le secteur des médias. Avec l’avènement d’Internet, les modèles économiques et de gestion des médias classiques (télévision, radio, presse écrite) ont tous été transformés : de monomédias, ils se sont mutés en multimédias.

À cette mutation s'ajoute une évolution de la demande d’information : les supports sont différents et le rythme de diffusion et de réception de l’information s’est modifié, les consommateurs sont à leur tour producteurs et prescripteurs d’information via les réseaux sociaux : les médias sont des médias de flux continu.

Et le média traditionnel qui a été le plus bouleversé par ces changements est la presse. Une réalité que j’éprouve chaque année, lorsque je demande à mes étudiants de citer des titres de la presse quotidienne, seuls deux ou trois murmurent Le Monde ou L’Équipe ; et quand je demande s’ils achètent un journal papier, aucun ne me répond positivement.

On va donc se servir de la presse afin d’illustrer tous ces changements, pour en aborder ensuite les conséquences.

Transformation du modèle économique de la presse

Le nombre de quotidiens nationaux d’information générale est passé de vingt-huit en 1946 à huit aujourd’hui ; et le nombre de quotidiens régionaux de cent-soixante-quinze à environ cinquante-cinq. Ce constat chiffré se double d’une autre donnée bien réelle : le chiffre d’affaire de la presse écrite – et surtout des quotidiens nationaux ou régionaux – diminue. Et, de fait, les recettes totales baissent continuellement depuis 2000.

Plusieurs explications permettent d’éclairer cette situation. D’abord, la stagnation puis la baisse des ventes ; ensuite, l’arrivée en force de nouveaux entrants sur le marché de l’information : Internet et ses « pure players » d’information (Rue89, Atlantico, Mediapart, etc.), les quotidiens financés par la publicité (Cnews, 20 Minutes, Métro, etc.). Ensuite le développement de nouveaux outils qui permettent, entre autres, de diffuser de l’information (Twitter, Facebook, etc.).

Mais aussi la baisse des recettes publicitaires, qui touche fortement la presse écrite. Les annonceurs se sont reportés vers de nouveaux secteurs (Internet) et ont modifié leurs méthodes de marketing, engageant ainsi un cercle vicieux : le prix de l’encart dans la presse est en chute libre ; donc moins d’euros pour les quotidiens ; donc diminution de la pagination ; donc baisse des ventes ; et donc, bis repetita, chute des recettes publicitaires.

À ces premiers éléments s’ajoutent la transformation des modes de consommation qui suit le développement des smartphones et la primeur donnée à l’instant. Enfin (et surtout), une remise en cause par les lecteurs de la crédibilité des médias traditionnels. Pourquoi payer pour une information orientée ou biaisée ? Aujourd’hui, les « consommateurs » de médias expriment la volonté d’aller chercher une autre information, loin de celle diffusée par les canaux classiques.

Solutions envisagées

Pour sortir de ce marasme, les journaux ont opté pour des stratégies qu’on enseigne aux étudiants des écoles de commerce pour vendre du parfum ou du cassoulet.

La première recette est la hausse des prix. Libération, par exemple, augmente de 10 centimes chaque année (de 1,40 € en 2011, il est passé à 1,60 € en 2013 et 2 € en 2019). Mais rien n’y fait : les ventes dégringolent et les recettes également... Pour sa part, ‘’Le Monde’’ est aujourd’hui vendu 2,80 € et Le Figaro 2,60 €. La presse écrite papier est un bien de luxe.

La deuxième est de la numérisation des articles afin de capter des nouvelles publicités (sur Internet) et des nouveaux publics (usagers de portables et de tablettes).

La troisième, vouée à attirer les annonceurs, consiste à gonfler les diffusions. Pour ce faire, rien de plus simple : vendre le journal à 50 % de son tarif (ou l’offrir) à des grandes entreprises qui vont le donner gracieusement à leurs clients. On appelle cela « les ventes payées par des tiers » – constitués principalement} de compagnies aériennes et de grands hôtels.

Une dernière stratégie très prisée par les journaux pour amasser des pelletées d’euros consiste à multiplier les ventes liées ou les suppléments – en profitant des « contenus » additionnels : un DVD ici, un livre là, un almanach en fin d’année, etc. Le summum ayant été accompli par Libération", qui proposa à ses lecteurs un panier garni : « Tous les mois, la rédaction de Libération sélectionne un vin et cinq produits d’une région française à partir de 29,90 € par mois. Se faire plaisir ou offrir la LibéBox, c’est l’assurance de découvrir le meilleur de nos régions ! » Tous les moyens sont bons pour séduire le chaland : chez Libération'', on compte sur la gourmandise de (potentiels) lecteurs. Malin…

Dans le même esprit, il y a l’« arnaque du samedi », plus communément appelée par les éditeurs de presse, l’« édition du week-end ». Le samedi, entre le café en terrasse et les courses au marché, les lecteurs de quotidien consacrent plus le temps à acheter « la presse » que les autres jours de la semaine. Les journaux le savent, les annonceurs aussi…

On va donc vendre l’édition du week-end plus cher : Le Monde est ainsi vendu 4,50 € et Le Figaro 5,30€. Pour justifier cette hausse colossal, on ajoute un (ou plusieurs) supplément(s), qui permet(tent) de capter plus de pages de publicité. Au milieu de ces catalogues publicitaires – comme M pour Le Monde – se noient quelques articles sur les modes de vie des riches, sur les stars et sur la culture branchée.

Ce portrait de la presse en crise, qui n’est qu’un exemple, est bien plus qu’un simple révélateur de l’état du secteur des médias. Ce constat s’explique par la structure même de la production de l’information. Et si c’est la presse qui en souffre le plus, l’information sur les autres supports n’en sort pas mieux pour autant.

Conséquences

On remarque que des groupes industriels ou médiatiques, aux intérêts croisés, coproduisent des contenants et des contenus, se partagent les parts d’un gigantesque gâteau et bâtissent la courroie dorée entre capital et médias.

À cause de la libéralisation du secteur des télécoms, on assiste à l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché des médias, par le biais d’intégration verticale. Nous connaissions déjà l’intégration horizontale – qui consistait à racheter des médias analogues ou fusionner deux titres. Désormais, les nouveaux acteurs des médias sont les gestionnaires des « tubes » des « réseaux » : en l’occurrence Orange, Bouygues, SFR et Free.

La mainmise qu’opère {sur les médias} un personnage comme Patrick Drahi (propriétaire de SFR et douzième fortune française) en rachetant le Groupe L’Express, le quotidien Libération, RMC et BFM pose plusieurs problèmes.

Nous sommes ici au cœur d’une stratégie qui consiste à capter des sources différentes de publicité et à proposer des « offres groupées » aux consommateurs (abonnements Internet plus média) afin d’accroître le pouvoir d’influence de l’heureux propriétaire – un pouvoir qui n’est pas que symbolique. De ce fait, les journalistes sont en train de devenir des journalistes multitâches, qui doivent travailler sur différents supports (blogs, réseaux sociaux) en intégrant de nouvelles fonctions (son, images). Au rythme de l’information continue, ils doivent faire toujours plus vite et toujours plus bref – ainsi, la durée d’un long sujet dans un journal télévisé est actuellement de 90 secondes alors qu’elle était de trois à quatre minutes dans les années 1980.

Conséquence : précarité des journalistes produit une information précaire. Ce qui explique et justifie le scepticisme du grand public à l’égard des médias traditionnels, qui sont en réalité peu diversifiés et accumulent bourdes et erreurs. Sans parler de mensonges explicites.

Pour exemple, cette scène sur LCI le 20 octobre 2018. Antoine Léaument (chargé de la communication numérique de LFI) était l’invité d’un guet-apens. Face à lui une présentatrice et quatre chroniqueurs. Parmi eux, Dominique de Montvalon (ancien rédacteur en chef de L’Express, du Parisien ou du JDD, alors suivi par 35 000 personnes sur Twitter) qui dresse un portrait – à charge, forcément – de Jean-Luc Mélenchon. Suivi de cet échange ahurissant.

  • Montvalon : …une véritable fascination pour François Mitterrand, qui en avait d’ailleurs fait un de ses ministres de la formation professionnelle…
  • Léaument : Ce n’était pas François Mitterrand {mais} Lionel Jospin – si je peux me permettre.
  • La présentatrice : Oui, mais c’était sous François Mitterrand.
  • Léaumant : Non…
  • Montvalon ''(outré qu’on l’ait interrompu)' : Une véritable fascination… oh, vous commentez chaque mot !
  • Une autre journaliste ''(à Léaument)' : Ah, il n’était pas fasciné par François Mitterrand ?
  • Léaumant : Si si. Mais je ne savais pas que je n’avais le droit de vous couper.
  • Montvalon: Vous avez parfaitement le droit. On n’est pas dans une perquisition ici.

Cette scène banale de la vie des chaînes d’info continu révèle qu’une ânerie (Mélenchon ne fut jamais ministre sous Mitterrand) peut être assénée par un vieux briscard de l’information et confirmée par une animatrice inculte (Jospin ne fut jamais Premier Ministre de Mitterrand) sans être contestée par des journalistes politiques ni ensuite corrigée par la chaîne qui l’a diffusée.

Nous n’utiliserons pas le terme odieux d’«abrutis » pour qualifier ces experts politiques. Mais on peut s’interroger sur la responsabilité des journalistes et l’état général des médias.

Finalement, la création de quotidiens financés par la publicité, les mutations des entreprises de médias devenant multimédias et les déclinaisons à l’infini des chaînes « thématiques » ne sont qu’un paravent d’un pluralisme anémié qui continue d’ombrager les connexions et alliances entre les groupes : la pluralité des organes d’information n’implique pas le pluralisme de l’information.

Pour conclure, l’arrivée d’Internet a encore accru le développement et l’emprise} des groupes multimédias et industriels (apparus} dans les années 1980 et 1990. Sans règle, sans contrainte, ils tentent d’étendre leurs parts de marché dans tous les domaines (presse, télévision, radio, édition, Internet, etc.) pour accroître leur sphère de profit (souvent) ou d’influence (toujours).

La composition de ces grands groupes amplifie de fait leur puissance et pose la question de l’indépendance des politiques (qui « laissent faire », encore et toujours) par rapport aux médias et l’indépendance des journalistes par rapport à leur employeur.

Cette année, alors que CP-Production fête ses 20 ans, quelques-unes des personnes qui assistent à cet anniversaire n’étaient pas nées au lendemain des mouvements sociaux de 1995, ni lors de la création d’Acrimed (1996), ni de la publication des Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi (1997), ni de la sortie en salle du film de Pierre Carles Pas Vu Pas Pris (1998). La critique des médias a parcouru beaucoup de chemin. Et les médias ont changé. Mais le principal problème, lui, reste inchangé : les médias appartiennent toujours aux dominants, au sein de groupes toujours plus grands, et l’information est toujours le reflet de ceux qui la produisent.

Nous ne devons pas attendre vingt ans supplémentaires pour dire que ce sont pas toujours les mêmes qui gagnent. Désormais, c’est notre tour.

(À suivre…)

Mathias Reymond

Ce texte, qui synthétise plusieurs articles de l’auteur parus sur le site d’Acrimed, est issu de son intervention aux « Vingt ans de CP-Production », le 28 octobre 2018 à Sommières

Du même auteur, à paraître aux éditions Agone : « Au nom de la démocratie, votez bien ! » Retour sur le traitement médiatique des élections présidentielles de 2002 et 2017.