Au jour le jour

Les sans-voix à la porte de l’histoire

Aussi multiples que soient les différences entre la période révolutionnaire de 1789 et celle où les « gilets jaunes » invoquent les cahiers de doléances, une vision commune du monde semble traverser le temps…

« Puisque l’opinion publique est favorable à ce grand Parlement national, organisez-le, prenez l’initiative, très vite. Vous êtes le meilleur allié de la population, c’est ça que vous devez arriver à lui faire comprendre. » Ainsi Joël Pommerat fait-il parler le premier ministre à l’oreille de Louis XVI. Jouée depuis 2105, la pièce Ça ira (I). Fin de Louis, nous rappelle que l’histoire n’est jamais qu’un tombeau ouvert. Même recouverte de son lourd linceul de poussière, la Révolution française possède en effet cette faculté de s’engouffrer dans les anfractuosités de l’ordre présent.

Parmi toutes les références qui aident les « gilets jaunes » à se forger une nouvelle conscience politique, la Révolution française revient en effet avec un peu plus de force et d’insistance. Ainsi, les cahiers de doléances rappellent ceux qui, pendant l’automne et l’hiver 1788-1789, avaient été rédigés puis confiés aux députés des trois ordres, en vue des états généraux. Mais à l’heure d’Internet, de simples cahiers peuvent-ils jouer le même rôle politique qu’il y a plus de deux siècles ? Peuvent-ils être autre chose que des accessoires du roman national, cette fiction sans cesse rejouée et dont certains aiment à nous bercer dès que les horizons s’assombrissent ?

Les différences abondent. Nous ne sommes plus en monarchie absolue, et les privilèges de naissance ont été abolis. La liberté d’expression, les progrès de la scolarisation et la médiatisation de masse ont donné aux « gilets jaunes » des moyens autrement plus puissants pour s’exprimer. Rédigés à partir d’assemblées collectives partout réunies dans le royaume, les 60 000 cahiers de 1789 étaient d’autre part attendus comme un événement exceptionnel, gonflé d’espérances : les états généraux n’avaient pas été réunis depuis 1614. L’occasion de s’exprimer à l’échelle de la France entière n’avait tout simplement jamais existé.

Bien moins nombreux relativement à la population, les cahiers d’aujourd’hui relèvent d’une démarche plus volontaire, individuelle et marquée par la longue expérience de l’instrumentalisation de la parole populaire. C’est une différence notable : les classes populaires de 1789 n’étaient pas naïves mais, après tout, elles n’avaient jamais activement participé au gouvernement des hommes. Celles d’aujourd’hui portent les cicatrices d’une désespérance démocratique.

Et pourtant, par-delà le vernis des mots, une vision commune du monde semble traverser le temps. Comme en 1789, le mouvement de protestation n’exprime pas principalement les doléances des grandes villes ni de Paris, mais des campagnes périphériques. Rétablissement de l’ISF, augmentation du SMIC et des retraites, droit à la consommation, réduction des inégalités salariales et fiscales, taxation des GAFA : bien avant la lutte contre l’immigration, la justice fiscale et la justice sociale viennent toujours en tête des revendications. Comme en 1789, la critique du luxe, des abus des puissants et de la corruption politique rappellent que l’exercice du pouvoir s’accompagne de contreparties politiques et morales sans lesquelles le peuple est en droit de reprendre la souveraineté qui lui appartient.

Plus de deux siècles après les demandes du retour aux « usages » et au respect des « coutumes », les « gilets jaunes » ne prétendent pas non plus faire la révolution mais réclament de « rentrer dans leurs droits », dont ils s’estiment dépossédés. Car contrairement au mépris qui ne cesse de la disqualifier, cette parole venue d’en bas exprime une réelle intelligence politique. À la différence de 1789, le contrat qui est rompu n’est aujourd’hui pas tacite ni juste moral, il ne s’appuie pas uniquement sur des « traditions » : il est fort de droits démocratiques et sociaux chèrement acquis depuis la fin du XVIIIe siècle. Considérés, avec raison, comme les bases du bien commun, ceux-ci subissent les assauts du capitalisme, libéral ou conservateur, quant à lui martelé comme le seul futur possible.

Et pourtant, comme en 1789, cette parole politique qui choisit le cadre du passé pour se donner du courage, pour se parer aussi de la légitimité du patrimoine commun, court le risque de la manipulation. Recueillie et « traduite » par ceux qui savaient écrire, la colère paysanne de 1789 avait totalement débordé le cadre étroit de la fiscalité imposé par Louis XVI, mais elle avait ensuite subi de multiples filtrages avant d’arriver jusqu’à Versailles. Créés à l’initiative de l’Association des maires ruraux de France, destinés à être synthétisés dans un grand débat national organisé en toute hâte depuis le sommet de l’État, qui, quant à lui, évite la référence aux états généraux, les cahiers d’aujourd’hui risquent aussi de servir une forme de canalisation, de neutralisation, voire de trahison de la parole populaire. En 1789, cette stratégie avait entraîné une révolution. Si le contexte de 2019 est très différent, le recours aux cahiers témoigne en tout cas de la volonté des sans-voix de mettre le pied dans la porte de l’histoire.

Guillaume Mazeau

Texte initialement paru dans Le Monde le 19 janvier 2019, sous le titre « Le recours aux cahiers de doléances témoigne de la volonté des sans-voix de mettre le pied dans la porte de l’histoire ».

Du même auteur, à paraître aux éditions Agone : L'Histoire comme émancipation – avec Laurence De Cock, et Mathilde Larrère.