Au jour le jour

Un certain manque de tenue

Feignant d’avoir trébuché en descendant de leur Jaguar, de jeunes parvenus chinois s’exhibent sur Internet, affalés par terre, près de leur bolide, au milieu d’objets divers qu’ils sont censés avoir perdus dans la chute.

Tous ces objets font partie de ce qu’il est convenu d’appeler des « signes de richesse » (lingots d’or, billets de banque, bijoux, fourrures, cartes de crédit, etc.), richesse toute matérielle et extérieure, cela va de soi… Ces mises en scène délibérément provocantes tendent à se diffuser, en Chine et ailleurs, sous le titre éloquent « Je me vautre dans ma fortune ». L’exhibitionnisme grossier de cette jeunesse dorée susciterait, nous dit-on, dégoût et indignation chez beaucoup de leurs aînés, peut-être trop attachés encore aux vieux préceptes confucéens. On serait tenté de partager leur réprobation si on ne s’avisait que les critiques formulées contre ces mœurs bling-bling et m’as-tu-vu se trompent d’adresse, une fois de plus, à Pékin comme à New York ou Paris.

Que leur reproche-t-on en effet sinon une outrance qui dévoile un peu trop crûment ce qu’à l’ordinaire le système préfère tenir pudiquement voilé et qui constitue les parties honteuses du capitalisme en quelque sorte ? Le culte indécent de la richesse. Non pas seulement le goût effréné du lucre et de ses consommations, mais la jouissance suprême, celle de dominer les autres par l’étalage visible, tapageur et, comme par inadvertance, de son inégalable fortune. On a l’impression d’assister à un potlatch, un de ces déploiements rituels de munificence par lesquels les caciques des sociétés amérindiennes cherchaient autrefois à écraser leurs rivaux.

Comme le notait déjà Thomas More dans son Utopie, à quoi bon s’enrichir s’il ne vous « reste plus de malheureux à insulter et à traiter en esclaves » ? On croit que la richesse sert à bien vivre. Sans doute, mais bien vivre ne se réduit pas à jouir d’un bien-être personnel et d’un confort total, c’est aussi et même surtout, atteindre une forme de bonheur socialement conditionné dont le luxe réclame, pour être pleinement apprécié, d’« être relevé par les angoisses de la misère » accablant les autres. À quoi bon nager dans l’opulence si le spectacle de ses ébats, « si l’étalage de ses richesses ne devaient plus torturer l’indigence et allumer son désespoir » ? C’est cela la domination sociale. À tous ceux qui froncent le sourcil devant leurs débordements, les nouveaux Muscadins et leurs Merveilleuses pourraient rétorquer :

« Ben quoi, commencez par balayer devant votre porte avant de venir nous chercher des poux, soyez un peu cohérents pour une fois ! De qui donc sommes-nous les héritiers et les disciples ? Qui donc nous a incités à suivre cette voie, qui nous a payé des années de formatage dans les universités et les grandes écoles, avec des profs qui nous suggéraient d’aller préparer “un mastère aux States” ? Ah les pitres ! Pour faire de nous des winners accomplis, des entrepreneurs de start-up, des pragmanagers, des DRH, des traders, des communicants, des top executives, des créatures ne vivant que par et pour le bizness et le cash, le clergé de l’Église du Fric, à l’image des élites américaines.

» Nous, vos enfants, nous assumons franchement la logique de l’ordre que vous, nos parents et vos parents avant vous, avez accepté, soutenu et reproduit depuis des décennies, avec une aveugle obstination. Vous et les sépulcres néo-libéraux indéfiniment reblanchis à qui vous confiez les clés de l’État, vous n’avez eu de cesse que vous n’ayez partout libéré les capitaux et asservi les peuples. Ce que dans votre tartuferie de petits-bourgeois vaniteux, de classes molles et invertébrées tant politiquement que moralement, vous avez toujours rêvé de faire sans oser vous l’avouer, nous le faisons pour vous : nous nous vautrons dans notre fortune carrément, voluptueusement, ignoblement, au sens propre (si l’on ose dire) et nous nous affichons sur Internet !

» Et à bas les pauvres, et tous ceux qui ne sont pas contents ! Ne comptez pas sur nous pour emboîter le pas à cette bande d’étudiants français qui, au lieu de se préparer à monnayer au plus haut prix leurs diplômes de HEC, de l’X, de Normale Sup ou de l’ENA, ont publié récemment dans des médias (eux-mêmes vendus au Capital, comme le reste) une charte engageant ses signataires à ne pas mettre leurs talents au service d’activités ou d’entreprises insuffisamment attentives à une économie éthique et responsable et soutenable et équitable  et bla-bla-bla.

» Ah, les braves ahuris ! ah les gentils analphabètes ! ah les touchantes marionnettes ! ils ne se rendent pas compte qu’ils se mettent eux-mêmes au ban des élites modernes et se condamnent à aller grossir les rangs des gagne-petit qui “clopent et qui roulent au diesel”.

» Que ces bons apôtres ne démissionnent-ils en bloc de leurs écoles ? que n’en dénoncent-ils les enseignements toxiques ? que n’en font-ils des asiles pour migrants et SDF ? Laissons-les macérer dans leur culpabilité, ces larbins malheureux ! Nous, les nouveaux riches de Chine qui nous vautrons sur Internet, nous sommes une fois de plus à l’avant-garde de la civilisation universelle, nous sommes la nouvelle génération exactement façonnée par et pour le capitalisme mondialisé. C’est nous les vrais transhumains : nous ne savons déjà plus nous tenir debout. Nous sommes les mutants, les post-humains rampants. Regardez-nous, cessez de vouer une admiration fascinée aux Américains ! Tant qu’à être aliénés par le mode de vie capitaliste, choisissez sa version chinoise, imitez-nous, enrichissez-vous, jetez l’argent par les fenêtres, polluez à mort, étalez-vous à côté de votre Jaguar et entonnez en chœur cette variante de la ritournelle de Gavroche [1] :

T’as tout foutu en l’air,   Bravo grand Jupiter,   Hourra pour les patrons, Merci, ô grand Macron !

» Ainsi deviendrez-vous, chers petits Français, tout à fait vains, vides et vils, mais heureux de l’être, abjects mais justifiés et prêts à prendre la relève. »

Alain Accardo

——

Chronique parue dans La Décroissance en décembre 2018.

Du même auteur, dernier livre paru, Pour une socioanalyse du journalisme, (Agone, coll. « Cent mille signes », 2017).

Notes
  • 1.

    Sur l'air de «Je suis tombé par terre, / C'est la faute à Voltaire, / Le nez dans le ruisseau, / C'est la faute à Rousseau. » Victor Hugo, Les Misérables. [ndlr]