Au jour le jour

Vichy

Les discours de campagne de Nicolas Sarkozy ont fait très souvent allusion à Vichy, rarement à Pétain. La condamnation du régime est répétée, l’éloge de la Résistance constant, les textes opposent soigneusement l’État français à la République et ses valeurs, y compris la laïcité. Cette insistance vient contrebalancer la présence réitérée de thèmes qui sentent bon l’ordre moral, la France éternelle et autres marqueurs identitaires de la droite la plus conservatrice. Elle sert même à les estampiller « politiquement correct ».

Il serait donc faux de situer l'ancien président Sarkozy dans une lignée vichyste, d’autant que la Résistance revendiquait elle aussi Jeanne d’Arc et Vercingétorix, qu’elle était fondamentalement patriote, volontiers « morale » (voir l’épuration des collaborateurs après-guerre) et plutôt stakhanoviste. En fait, le discours sarkozyen s’inscrit dans la représentation gaullienne des années 1940, partageant la France entre traîtres et patriotes.

Réduit à des clichés, Vichy se confond avec la collaboration et même avec le collaborationnisme (la Milice, les auxiliaires français de la Gestapo) et avec la livraison des Juifs aux nazis. Cette conception très réductrice n’a guère de rapport avec l’historiographie, mais il est possible que les auteurs des discours n’en sachent rien. Un tel Vichy, dont la condamnation n’engage pas à grand-chose tant elle est commune, permet de se démarquer de l’extrême droite et de dédouaner la droite dont Nicolas Sarkozy se fait le champion en la distinguant de celle « de la IIIe République » qu’il qualifie de « réactionnaire et pétainiste » {Tours, 10.04.07}. Ce qui revient à oublier que la disqualification des droites, depuis la Libération, venait de leur compromission avec Vichy.

Vichy, c’est en effet l’émanation de toutes les droites, y compris libérales, ralliées par quelques hommes de gauche, tous témoignant de l’imprégnation nationaliste (le nationalisme étant la matrice du fascisme) et de la fragilité de leur attachement à la République démocratique.

Vichy, c’est la « divine surprise » d’une grande partie des élites militaires, religieuses et civiles, économiques et intellectuelles, de province comme de la haute fonction d’État, toutes ravies d’être enfin débarrassées des débats parlementaires, des partis, des syndicats, de tout ce qui faisait à leur sens l’« impuissance » d’un État qu’on allait pouvoir modeler et rendre efficace.

Vichy, ce sont à la fois les discours des passéistes de la « Révolution nationale » et les réformes technocratiques et dirigistes des « modernistes ». Vichy, c’est aussi un État policier, bafouant la justice et érigeant l’arbitraire administratif en règle, avec son cortège d’internements en camps, d’expulsions et autres mesures privatives de liberté.

Vichy, c’est un régime dont le ministre de l’Intérieur, Pucheu, avouait qu’il renouait avec les lettres de cachet, tandis que le garde des Sceaux, le « libéral » Joseph-Barthélémy, couvrait les pires dérives en se lamentant de son impuissance.

Vichy, c’est une politique d’exclusion visant à extraire du corps social, avec des formes diverses aux conséquences plus ou moins graves, les catégories considérées comme « dangereuses » : les étrangers (sauf ressortissants des pays de l’Axe), les Juifs, les communistes ou assimilés, les résistants, les francs-maçons, les élus mal-pensants.

Vichy, c’est une dictature fondée sur le charisme d’un personnage, obnubilé par sa popularité, enfermé dans ses certitudes, ignorant la séparation des pouvoirs et mettant les médias (qui n’en demandaient pas tant) à sa botte.

Nicolas Sarkozy a eu raison de répéter tout long de sa campagne que tous les Français n’ont pas été pétainistes et qu’on a abusé de la France « de » Vichy. Il est vrai que la France se trouvait avant tout « sous » l’occupant (le vrai maître) et « sous » Vichy, et, de plus en plus nettement, « contre » les deux. Il est aussi vrai que, depuis le retour de Laval à la tête du gouvernement en avril 1942, la légitimité du régime dans le pays était si faible que le pétainisme lui-même entra dans une crise dont il ne se relèvera pas et dont témoignèrent les protestations épiscopales contre les rafles de Juifs étrangers. Les spectaculaires manifestations antivichystes du 14 juillet 1942 en zone Sud furent un signe de ce rejet que bien d’autres signes confirment. Si Nicolas Sarkozy insiste sur la responsabilité de Vichy dans la livraison des Juifs aux nazis, c’est pour mieux condamner la repentance à laquelle Jacques Chirac s’est livré en 1995 en reconnaissant celle de la France dans ce crime. La ligne Sarkozy renoue avec la position gaullienne (et mitterrandienne) qui s’y refusait. Mais, en répétant que la France n’était pas responsable du génocide (ce qui est vrai), il exonère à bon compte de leur responsabilité tous ceux qui en ont été les complices et qui n’étaient ni des agents de la Gestapo ni des miliciens (la police de Vichy est cependant condamnée une fois, à Caen, le 9 mars 2007).

À force de marteler que la France n’était pas pétainiste, Nicolas Sarkozy donne l’impression de vouloir escamoter l’État français, comme si cet épisode gênait, et de revenir à un Vichy qui n’aurait été qu’une parenthèse dans l’histoire « glorieuse » du pays, soit une version de l’histoire que les recherches ont depuis longtemps rendue obsolète.

(À suivre…)

Jean-Marie Guillon

Extrait de Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France – les mentions entre accolades font références aux discours de Nicolas Sarkozy.

Du même auteur, dernier livre paru, Un même monde, Jacques Windenberger, parcours documentaire 1956-2008, Images en manœuvres, 2011