Au jour le jour

Maurice Barrès

Né en 1862, mort en 1923, l’écrivain Maurice Barrès a été aussi journaliste, député et sénateur. Après avoir fréquenté l’extrême gauche dans sa jeunesse, il devient l’un des chefs de file du camp antidreyfusard à partir de 1898, ce qui lui vaudra d’être accueilli par l’Académie française en 1907. Adepte du « culte du moi », Barrès a élaboré une « doctrine » nationaliste, largement diffusée dans le grand public, grâce à ses articles de presse, ses discours politiques et ses romans.

Retenons deux grandes caractéristiques du nationalisme barrésien. La première concerne le contenu de son discours. On peut le résumer ainsi : la France est en crise car une menace mortelle pèse sur son existence même. Pour conjurer cette menace, il faut défendre l’identité nationale contre les étrangers (incarnés à l’époque par les Allemands). Toute contestation de l’ordre établi – qu’elle soit sociale, intellectuelle ou autre – est présentée comme une attaque contre la nation, menée par des ennemis intérieurs à la solde de l’étranger. Jean Jaurès est ainsi accusé par Barrès d’attiser la lutte des classes pour ruiner la France. Les intellectuels dreyfusards qui dénoncent le tribunal militaire ayant condamné Dreyfus sont vus comme des agents prussiens ou des anarchistes qui cherchent à détruire l’autorité de l’État. Pour combattre ces entreprises subversives, ajoute Barrès, il faut consolider l’identité nationale en défendant les traditions ancestrales de la France ; principalement ses racines rurales et catholiques. La Lorraine, elle-même incarnée par Jeanne d’Arc, devient ainsi le symbole de l’identité nationale mobilisée contre les envahisseurs. Le nationalisme barrésien sert aussi à contester à la gauche le droit de parler au nom des classes populaires. Il prend la défense des « humbles », victimes des étrangers. L’antisémitisme vient légitimer ce discours en établissant une équivalence entre Juifs et capitalistes.

La seconde caractéristique du nationalisme barrésien réside dans la rhétorique qu’il déploie pour convaincre le grand public. Barrès reprend à son compte les techniques développées peu de temps auparavant par le journaliste Édouard Drumont, l’un des fondateurs de l’antisémitisme moderne. Sa « doctrine » nationaliste peut être lue comme un immense commentaire de l’actualité, fondée sur l’exploitation des faits divers et des tensions internationales. Son efficacité tient au fait qu’elle repose non sur une argumentation logique mais sur la mise en équivalence d’éléments empruntés au sens commun. Dreyfus est coupable parce qu’il est juif. Zola défend Dreyfus parce qu’il est d’origine italienne. Etc. Cette rhétorique ne peut fonctionner qu’en rejetant, au nom des sentiments (l’amour et la haine), toute discussion argumentée. Si on aime la France, on ne peut pas la critiquer.

Nicolas Sarkozy cite Barrès à deux reprises, dans son discours de Metz {17.04.07} puis de Rouen {24.04.07}, à l’appui de propos exaltant la religion catholique comme fondement de l’identité française. Néanmoins, alors que Barrès revendiquait l’étiquette de « nationaliste », Nicolas Sarkozy la récuse : « Comment, pendant si longtemps, avons-nous pu laisser confondre le patriotisme, qui est l’amour de la patrie, avec le nationalisme, qui est la haine des autres ? »

Il est vrai que, dans le discours sarkozyen, « la haine des autres » n’est énoncée que dans un langage euphémisé. À la différence de Barrès, Nicolas Sarkozy ne nomme jamais directement les ennemis de la France. Son discours s’inscrit néanmoins dans le prolongement du nationalisme barrésien car l’identité nationale est mobilisée, chez lui aussi, pour répondre à une menace venue de l’extérieur et relayée par des ennemis de l’intérieur (thème du « communautarisme » à la solde du « terrorisme islamiste »).

Le discours sarkozyen est surtout redevable à la rhétorique de Barrès. L’argumentation se réduit à des jeux de mots, du type « bout d’ficelle-selle de cheval », grâce auxquels le candidat de l’UMP établit des liens qui occultent les conflits et les enjeux politiques du passé. Par exemple, dans le discours de Metz, Jeanne d’Arc et la Vierge sont mobilisées pour relier Charles Péguy (chef de file des dreyfusards) et Maurice Barrès (chef de file des antidreyfusards) : « “Notre Père qui êtes au royaume des cieux, de combien de temps il s’en faut que votre règne arrive au royaume de France”, disait la Jeanne d’Arc de Péguy, la petite Lorraine qui s’est mise en tête un jour de libérer la France. […] Et sur la colline inspirée de Sion, Barrès priait d’un même élan du cœur la Vierge, la Lorraine et la France et écrivait pour la jeunesse française le roman de l’énergie nationale. » Dans le discours du 24 avril, cette rhétorique apparaît encore plus nettement. La litanie des phrases qui commencent par « Comment être à Rouen et ne pas penser à… » sert à constituer un Panthéon complètement disparate, dans lequel on trouve Corneille, Horace, Le Cid, Flaubert, Jeanne d’Arc, Jésus, Michelet et enfin Maurice Barrès. Ce bric-à-brac de références historiques est très symptomatique d’un mode de pensée qui illustre le degré zéro de l’argumentation.

Nicolas Sarkozy ne se proclame jamais explicitement l’héritier de Maurice Barrès, comme il le fait avec Jean Jaurès, alors même que son discours de campagne est beaucoup plus proche du premier que du second. Néanmoins, il a tenu à citer, parmi ses références, cet écrivain explicitement xénophobe et antisémite. À ceux qui se demandent pourquoi, le candidat de l’UMP a répondu dans son discours de Maisons-Alfort {02.01.07} : « J’assume tout, je prends tout en partage et j’en suis fier. » Dont acte !

(À suivre…)

Gérard Noiriel

Extrait de Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France – les mentions entre accolades font références aux discours de Nicolas Sarkozy.

Du même auteur, vient de paraître, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours