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Emmanuel Macron, ou L'Histoire sans le peuple

Souvent présenté comme le « président des riches », Emmanuel Macron apparaît surtout comme le porte-parole de son propre milieu social, la fraction la plus aisée des classes moyennes. Il estime que ces dernières ont été l’acteur central de l’histoire de France, et qu’aujourd’hui elles sont « les grandes sacrifiées de la mondialisation ». Propos d’autant plus surprenants que toutes les statistiques convergent pour démontrer que ce sont bel et bien les ouvriers qui ont été touchés au premier chef par les délocalisations, la précarisation de l’emploi et le chômage.

Ces propos illustrent des préjugés de classe qu’il pousse jusqu’à proposer explicitement aux Français sa propre trajectoire sociale comme modèle : « J’ai donc choisi ma vie. » Malheureusement, dans notre société, l’immense majorité des citoyens ordinaires n’ont pas les moyens de « choisir leur vie ». Les formes de domination qu’ils subissent leur imposent des contraintes qu’ils doivent affronter tous les jours, souvent dans l’angoisse du lendemain. La solidarité et l’action collective restent aujourd’hui les meilleures armes pour desserrer l’étau et faire en sorte qu’un jour, chacun puisse se sentir lui-même comme un autre.

Ces préjugés expliquent que, dans le livre-programme d’Emmanuel Macron, Révolution, les classes populaires n’existent pas. Le vocabulaire qu’il utilise est à cet égard très significatif. Les termes employés pour les nommer sont empruntés au langage forgé par l’Église médiévale : les « pauvres », les « modestes », les « démunis », « les faibles », etc. Le mot « ouvrier » n’apparaît pratiquement jamais. Les milieux populaires sont évoqués uniquement comme des problèmes à résoudre et non comme une richesse à mobiliser. Il n’est question que de familles monoparentales, de chômeurs sans logement, de jeunes mal formés, de travailleurs obèses. Les revendications populaires sont présentées comme des pathologies, dans un langage qui rappelle irrésistiblement La Comédie humaine de Balzac. Macron discrédite ceux qui dénoncent la « lèpre de l’argent » et l’« exploitation de l’homme par l’homme » en affirmant qu’ils sont animés par une « amertume critique ». Ceux qui l’accusent d’être le président des riches ne font, à ses yeux, qu’alimenter l’une des « passions tristes de la France, la jalousie ». Aigri et jaloux, le peuple français est également envieux. Tout en plaidant pour une république des connectés, Emmanuel Macron déplore malgré tout que l’Internet « montre aux plus pauvres le style de vie des plus riches, ce qui peut nourrir la frustration, voire la révolte ».

Cette vision misérabiliste aboutit à des contresens historiques. En prenant l’exemple de la « révolution industrielle », il évoque avec enthousiasme le « rêve productif » qui aurait été « au cœur de notre Histoire et de notre identité ». C’est peut-être vrai pour la fraction saint-simonienne du patronat, mais on ne peut pas généraliser ce constat à l’ensemble du peuple français. Aucun historien sérieux ne pourrait reprendre à son compte aujourd’hui l’expression « révolution industrielle » qui a été popularisée par Jean-Baptiste Say, le père des économistes libéraux, dans des écrits où il faisait l’apologie du machinisme anglais. Or, jusque dans les années 1880, l’Angleterre a servi de repoussoir pour la majorité des Français. Les résistances des classes populaires ont orienté notre économie vers une forme originale de développement longtemps fondée sur la pluri-activité entre l’agriculture et industrie, la petite entreprise, l’artisanat qualifié.

Convaincu que les innovations viennent toujours d’en haut (des managers, des actionnaires ou des ingénieurs), Emmanuel Macron ne peut pas comprendre le rôle que les classes populaires ont joué dans les mutations de notre histoire collective. Comme je l’ai montré tout au long d’Une histoire populaire de la France, c’est le lien social qui permet d’affirmer le caractère « populaire », c’est-à-dire les relations qui se sont nouées au cours du temps entre des millions d’individus assujettis à un même État depuis le xve siècle, et grâce auxquelles a pu se construire un « nous » Français. Les classes supérieures et moyennes ont été dans l’obligation de tenir compte des activités, des points de vue, des initiatives, des résistances, propres aux classes populaires, afin de mettre en œuvre des formes de développement autres que celles qu’elles avaient imaginées au départ. Et réciproquement, les représentations du peuple français que les élites ont construites au cours du temps, les politiques qu’elles ont conduites, ont profondément affecté l’identité, les projets, les rêves et les cauchemars des individus appartenant aux classes populaires. L’ignorance de cette dialectique fait qu’aucune des ressources qui ont été produites par les milieux populaires n’est évoquée dans le livre d’Emmanuel Macron.

Cette occultation explique aussi le choix des grands personnages historiques qui sont privilégiés dans son programme. Il affirme se situer à la suite de « tous ceux qui ont marqué l’histoire de notre pays », en citant Clovis, Henri IV, Napoléon, Danton, Gambetta, de Gaulle, Jeanne d’Arc, les soldats de l’An II, les travailleurs sénégalais et les résistants. Comme on le voit, le mouvement ouvrier et ses grandes figures n’ont pas leur place dans son Panthéon. Ni Jean Jaurès, ni Léon Blum ne sont cités.

(À suivre…)

Gérard Noiriel

Extrait de la conclusion d’Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours.