Au jour le jour

Tu veux que je te raconte

Avant d’expliquer ce qu’est (et ce que n’est pas) la littérature populaire, Évelyne Pieiller commence volontiers par parler d’où elle parle. En l’occurrence du temps où elle vivait, enfant, avec sa mère, au milieu des gens de peu, comme on dit, des « filles perdues, des malheureux, des pas-chanceux » qui ne lisaient par forcément de littérature, même populaire, mais qui en connaissait les histoires, et les aimaient, s’y voyait embellis – parfois armés. Cette littérature-là, c'est le romantisme du XIXe siècle français qui l’invente : « Rencontre fabuleuse entre les imaginaires des exilés de la Révolution, les orphelins de sa promesse de compléter l’humanité. »

Qu’est-ce que tu veux que je raconte sur l’accordéon ? C'est une histoire d’avant nous, l'accordéon, il nous vient de nos parents. Eux ils dansaient à la Boule rouge, ou l’été au Petit Robinson ; eux ils valsaient, il se faisaient des javas, des mazurkas, passez la monnaie, passez la monnaie et ça tournait.

Tu sais ce que ça veut dire, passez la monnaie ? C'est qu’à l'épo­que, pour danser, il fallait payer. Ça ne se faisait pas au forfait entrée­-consommation mais à chaque danse le chapeau passait, il y avait intérêt à se trouver un cavalier pas trop fauché.

C'est ça l’accordéon ; les talons aiguille, le trait qu’on se dessinait sur la jambe avec un crayon à sourcil pour faire croire qu’on avait des bas. Tout un coup de main à prendre, en espé­rant qu’il ne pleuvra pas, parce que, aller danser, souvent on le faisait à pied. Et le soir on rentrait les chaussu­res à la main, pas vraiment comme dans la Dolce Vita, parce que là les danseuses, c’étaient des ouvrières qui venaient pour le plaisir et la compa­gnie.

L’accordéon, c’est toutes ces histoires­-là , de quand on n'était pas né, mais il nous fait quand même pleurer. Piaf, quand elle chante « La fille de joie est triste au coin d’la rue là-bas. Son accordéoniste il est parti soldat ». Ah, c’est sûr, ça lui rentre dans la peau, par le bas, par le haut. Envoyez la musique, ça nous donne des frissons. Parce qu’on connaît tous ça, la peine, la peine qui danse, obscène, choquante, et, ah­, merveilleuse, la boule rouge tourne toute seule. Les danseurs quittent le bal, demain on travaille, on se donne des rendez­-vous. Pour conclure la soi­rée, l’accordéoniste, je t’assure, il a des doigts d’artiste, attaque Perles de cristal. C’est peut­-être rien que le piano du pauvre, mais tu entends­ un peu ce que c’est beau, ça coule, ça rebondit, on croirait l’eau d’une cas­cade.

Chez nous, à Paris, l’accordéon, c’est la chanson des gars en casquette des filles en cheveux, c’est le pavé et c’est le trottoir, toute la tendresse du 14-Juillet, dehors, avec les lampions et les confetti, et à l’accordéon Mon­sieur… On applaudit. Autrefois, on dansait à la Maxéville, on guinchait comme des fous ; aujourd'hui, c’est un cinéma.

Et les 1.000 Colonnes, tu connais ça, un autre café dansant immense. Les grands boulevards, rue de la Gaîté, voilà l’accordéon, les défi­lés et les bals, un bonheur rigolard et grave, une chanson qui peut devenir hymne, un chant de lutte qui peut devenir danse.

Le Bal à Jo, c’est juste derrière la Bastille, c’est la java bleue, la java la plus belle, celle qui ensor­celle, et qu’on danse les yeux dans les yeux. L’accordéoniste transpire ; normal, c’est un sacré boulot. Allez, chauffe Marcel, chauffe, au musette, on s’amuse, on tricote des gambettes, on fume de Américaines en les tachant de Rouge Baiser. Les portes de la nuit s’ouvrent pour l’ouvrier. Dehors un chemineau déploie son accordéon et joue pour lui, tout seul, en marchant lentement. Un vagabond ou un mendiant. À vot’bon cœur, m’sieurs’dam’. Accordé, cordéa, cordez donc l'aumône à l'accordéa, cordéon...

À l’Hôtel du Nord, eau et gaz à tous les étages, chambre à la journée, au mois, à l’année, un ouvrier italien ouvre la fenêtre et fait chanter son accordéon. À une terrasse des grands boulevards, un homme joue, une femme chante, il fait tran­quille, les amoureux sont émus, un clochard sur un banc écoute d’un air appréciateur.

Là-bas, très loin, au fond des bayous dangereux, un village cajun danse sur un accordéon qui a un drôle d'accent. Sous le chapiteau, un clown sur la piste embrasse son petit accordéon, et le petit accordéon fait une valse triste et brillante, et le clown tourne doucement, et les lumières tournent, et tournent sur le parquet les danseurs, et avancent les femmes graves.

Au milieu d’elles l’accordéoniste du village, elles sont le chœur, il est le coryphée. C’est la lutte et la dignité, l’accordéon chante ce qu’elles ressen­tent et ce qu’elles ne veulent plus. Ah, bella ciao, et bien sûr qu’on a la gorge serrée, c’est un film et c’est de la vérité. L’accordéon, on le tient dans ses bras, c’est lourd, c’est plein de reflets, et tous ces efforts pour qu’en sorte cette voix poignante et triste sous les envolées et l’excitation, ça fait de l’émotion, ce sont nos histoires à nous, une partie de notre légende.

Qu’est­-ce que tu veux que je te raconte d’autre, l’accordéon c’est difficile de réfléchir dessus, ça donne tout de suite des bouts de musique : « Tu me fais tourner la tête, mon manège à moi c'est toi. » Il y a eu tout un mépris, ah, c’est popu, c’est mélo, allons, c’est populaire, grandio­sement, et peu importent les questions de goût, car l’accordéon, tel qu’on me l’a légué, c’est le chant d’un peuple qui danse, fier de danser, fier d’être peuple. Moi, ça me fait, le cœur bougé, la mémoire en bataille, absolu­ment pleurer.

(À suivre…)

Évelyne Pieiller

Texte paru dans Révolution le 24 juillet 1983, p. 39.
De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître : Mousquetaires et Misérables. Écrire aussi grand que le peuple à venir : Dumas, Hugo, Baudelaire et quelques autres (Agone, mai 2022).