Au jour le jour

Sois gentil, Jeannot, tu règles et tu t’en vas

Bien longtemps avant de songer à écrire un livre sur les « mousquetaires » et les « misérables », un livre sur la littéraire à la mesure du « peuple à venir », Évelyne Pieiller avait déjà posé par écrit le cadre dans lequel elle allait en camper l’introduction. Le cadre, précisément, à partir duquel elle a découvert le monde, bien avant les livres : celui des cafés et du populo.

Les cafés de l’imaginaire sont bien plus réels que les pubs du boulevard Saint-Germain. On peut y rencontrer le grand Jérôme, Colette et ses talons aiguilles, le beau Serge, la petite Yvonne et ses ardoises. Et même si c’est faux, ici tout est vrai, c’est dans la tête que ça se passe…

Dans ce temps-là, c’était la fin des années 1950, tous les bistrots qui se respectaient avait une machine à café étincelante qui crachait de la vapeur, une première salle carrelée bleue, blanc, brun, des petits éclats triangulaires d’une tristesse discrète et une salle derrière où les hommes tournaient autour d’un tapis vert. C’était le début des juke-box et du billard américain, on n’appelait pas trop ça encore le flipper, le juke-box était énorme, rutilant, chromes et paillettes rouges, il y avait une forte excitation quand le « technicien » venait changer les 45 tours.

Ce n’était pas vraiment reposant, le juke-box. Il suffisait qu’un sentimental se fasse une passion pour un titre, et les habitués avaient de quoi craquer. Il y a en avait un qu’on redoutait avec affection, le grand Jérôme, quand il revenait d’une de ses expéditions mystérieuses, il s’installait droit au comptoir, et se passait sans trêve ni concession un charleston tout à fait sympathique mais qu’à la vingtième reprise on finissait par trouver infâme. Elle racontait, cette très périssable chanson, qu’elle s’« était fait couper les cheveux, comme une petite fille, gentille », etc. Jérôme s’exténuait la santé, avec taciturnité, bercé par son refrain trop aimé, et, tard le soir, quand tout le monde avait fui, chassé par le juke-box frénétique, il sortait avec précaution son portefeuille pour montrer des photos de son fils, comme un cadeau qu’il nous faisait, une fierté qu’il se gardait, et on disait, « Il est beau ton fiston, Jérôme, tu peux en être fier ».

Pendant ce temps, le chien méchant dormait sous le comptoir, et parfois s’offrait une fantaisie en posant haut les pattes sur une étagère, et en faisant tomber du bout du museau, avec délicatesse, une boite de sucres qu’il trainait dans son coin, pour les débarrasser élégamment, un à un, de leur papier, et se rendre malade d’indigestion de glucose.

C’était la grande époque du Byrrh, de la Suze et des perroquets, et on se rappelait déjà que, dans le temps, le Picon avait fait fureur, puis avait connu l’oubli. Civilisations, vous êtes mortelles… Au billard, sur le parquet ciré, les hommes pointaient avec un sérieux papal, le bleu crissait, le tapis vert n’avait pas une éraflure, la salle s’enfumait ; assis aux petits guéridons en marbre clair, lourds comme du plomb, les amateurs appréciaient la partie. Plus tard, bien après que le rideau de fer avait été baissé, se déroulaient parfois des parties de poker, chemise ouverte, manches retroussées, on n’avait pas le droit, ça faisait un peu d’électricité ; la patronne attendait derrière son comptoir bon sang, qu’on en finisse, qui est-ce qui se lève demain pour ouvrir à cinq heures, les éboueurs, il faut bien qu’ils se réchauffent un peu.

Ah ! les cafés, les bistrots, les bars, c’est l'aventure entre le skaï et les néons, ce sont de hauts lieux de la parole, où on vient se faire un semblant d’amitiés, de famille, tiens c’est Lulu, qu’est-ce que tu devenais qu’on ne te voyait plus ; les bistrots, les cafés, les bars, c’est le théâtre, où parfois on saigne et on pleure et se meurt pour de bon.

À cette époque-là, le zinc était vraiment en zinc, sur lequel on jetait, d’un grand geste menaçant, une lavette grise en disant « Et pour le beau Dédé, qu’est-ce que ce sera ? », et il y avait une barre pour poser les pieds quand on s’asseyait sur les hauts tabourets qui faisaient bien un peu night-club, enfin, qui essayaient. Et le formica, le plastique en folie, qui américanisaient nos estaminets, ne changèrent rien à l'affaire : Au Bon Coin, Au Beau Bar, ou Au Rendez-vous des postiers, on sert toujours des demis pression et on cause politique et conceptions de la vie. Le café du commerce, bien sûr et pourquoi pas. On s'y rode les idées, dans la chaleur de la controverse, on s’y affronte avec superbe, on s’y bat même parfois. La patronne essayera bien de dire, les mains dans les poches de son grand tablier bleu, pas de ça chez moi, allez régler ça dehors sur les trottoir, ça arrive, quelques coups de poing, et puis on s’arrange.

Les jours d’anniversaire, ou à la Saint-Jean, à la Saint-Jacques, les tournées sont bon enfant. Et parfois, il y a un qui revient de loin, ou qui a gagné au PMU, et qui crie, patron, une tournée générale, ça met de l’ambiance tout de suite, alors raconte, qu’est-ce qu’on arrose ? Et puis, il y a toujours les grandes figures, les grands drames, les rigolos. Celui-là qui faisait des démonstrations bizarres, qui laissaient comme un malaise, il cassait des verres et les avalait, petit morceau par petit morceau. Ou il s’engloutissait un long fil parsemé de lames de rasoir et les ressortait, la bouche en sang. Il faisait un peu ricaner, encore un qui ne fera pas de vieux os. Ou la grande Colette, qu’on demandait au téléphone, il fallait aller la chercher, elle habitait à côté, elle arrivait sur ses talons aiguille, oxygénée, impeccable, beaucoup de rimmel, qu’on vendait alors dans de petites boîtes oblongues avec une grosse brosse, on crachait dedans, et hop. La grande Colette, quand ça sonnait pour elle, tout le monde disait en se poussant du coude, allez au boulot, au turf, la grande, sans une once de mépris, il en faut des filles, ça ne fait de mal à personne, au contraire. Une gagneuse, on disait. Et son mari, le beau Serge, passait de temps en temps, l’air absorbé, la moustache noire et fine, les mômes du quartier baillaient d’admiration devant sa Versailles ; son frère était pompier, un beau métier, et leur sœur était sacrément gardée. On jasait. La piste du 421 attendait sur le comptoir, on s’en faisait un petit, rapide, on entendait des rires, des hurlements, des insultes, ce n’est pas de la veine qu’il a, celui-là, et la fille de la patronne s’arrachait du juke-box pour aller chercher, à toute allure, les baguettes qui manquaient pour les sandwiches maison. À midi, c’était le coup de feu, il fallait réchauffer les gamelles des ouvriers qui venaient déjeuner, quand ils repartaient, ça faisait du vide.

On en connaissait des histoires, des tristes, des pas croyables, celle de la petite Yvonne qui avait tellement peur d’accoucher parce que son mari voulait un garçon et qu’ils avaient déjà quatre filles, et quand elle avait eu encore une fois une fille, il l’a quittée, sans un mot ; ou celle de Lucie qui était au petit blanc dès six heures du matin, et se saoulait avec constance jusqu’à l’après-midi, puis rentrait chez elle, toujours gentille, elle avait eu de l’éducation, et une bonne situation, c’est triste. On chuchotait aussi autour de ce pianiste, paraît qu’il est célèbre, qu’il venait parfois boire comme un fou, un artiste, bah, on est tous des artistes dans notre genre, regarde un peu, les soucoupes retournées sur le comptoir, soulevées d’un geste vif des doigts réunis, quand ça marche c’est amusant, sinon ça fait de la casse, mais on s’embête, la prochaine fois c’est la bonne, on dit ça…

Il se noue des idylles dans le fond, je vous offre un verre, il se raconte des vies, « Regarde-moi bien, qu’est-ce que t’en penses, regarde-moi bien… mais fallait fallait m'voir, danser le charleston, quand j’avais trente ans, à Cannes au Carlton », ah là, raconte… La patronne, elle est belle, elle est mignonne, c’est une bien jolie personne, elle essuie les verres, tiens ça m’en rappelle une autre, moi j’essuie les verres au fond du café, j’ai bien trop à faire pour pouvoir pleurer. C’est vrai, le soir, la moto est rangée le long du mur, c’est la grande époque de Piaf, et peu plus tard allez pleurer milord, c’est tout à fait ça, le bistrot de la fin des années 1950, la serveuse en jupe noire, un tablier blanc, un rouge à lèvre meurtrier, des talons trop fins qu’elle se prend dans les grilles qui entourent les arbres, quand elle rentre chez elle le soir. Quelqu’un qui amène un truc à garder, deux jours, c’est tout, en confiance, c’est quoi, son colis ? T’occupe. Mais là, c’est un autre folklore, un autre quartier, plus nerveux, dans ce bistrot-là, les habitués ne parlaient qu’en argot, et les étrangers, ceux qui ne faisaient que passer, se sentaient vite peu désirés ; eh oui, la fille de joie est triste, au coin de la rue là-bas, c’était, c’était, attends, fin des années quarante, accordéon, jupes entravées, c’est du passé, on ne va quand même pas pleurer.

C'est bientôt l’heure, allons messieurs, on ferme, sois gentil, Jeannot, tu me règles et tu t’en vas, il faut encore attendre ta paie, d’accord, passe-moi l’ardoise, cette fois c’est vrai, on ferme, allez, on rouvrira demain.

On aurait pu parler des cafés d'Amsterdam, bruns sombres, chauds, tranquilles, ou sur chaque table est jeté un tapis rouge sourdement doré, qui rappelle les colonies, les ports, et un chat dort à côté d’une bière ; on aurait pu parler du Florian qui entre ses miroirs et ses murs peints fait rêver aux douceurs passées, ou traîner du côté des lieux hantés par nos chéris divers, Verlaine, Nerval, Jarry, réinventer l’absinthe, les jeux d’échec sophistiqués, susciter Rémy de Gourmont défiguré recevant le soir, dans la pénombre du Flore, quelques amis au cœur solide. Légendes et délire, café-charbon, café Mozart, laboratoire de langues et scènes de confidences éperdues, vous avez le charme de ces moments volés où enfin on se sent exister, quitte à se perdre avec violence. Les néons sont éteints, dans l’arrière-salle, on danse.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans Révolution le 23 juillet 1982, p. 22.
De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).