Au jour le jour

Clivages

Il ne se passe de jour que les médias de la grande presse audio-visuelle, publique ou privée, ne nous donnent un nouveau témoignage de servilité journalistique. Ainsi a-t-on assisté dernièrement à une offensive en règle des rédactions et de leurs animateurs de « matinales », de vespérales et autres émissions dites d’actualité, qui s’emploient quotidiennement à assurer la communication des pouvoirs établis et la défense du meilleur des mondes capitalistes, contre toute pensée critique.

Ce genre de travail symbolique, indispensable à l’entretien du « consensus républicain », diffère de la propagande partisane pure et simple en ceci qu’il tolère et même organise à l’occasion un semblant de pluralisme (démocratie formelle oblige !) dans l’expression des idées, mais en prenant toutes les précautions nécessaires pour que les dissonances éventuelles se retrouvent noyées et neutralisées. Les journalistes de consensus ne prennent le risque de donner la parole à des opposants que s’ils se sentent en mesure de rendre ces derniers à peu près inaudibles. On multiplie les interruptions agressives, les provocations, les questions à côté, les contresens, on focalise sur les querelles de personnes, on pratique le procès d’intention, l’amalgame et la mauvaise foi, on suscite les interventions de compères appelés à la rescousse pour démolir l’invité.e, et finalement on invoque le manque de temps – « Désolé, l’heure tourne, il vous reste une minute pour nous dire si… ». Ces journalistes-là sont grassement payés et c’est justice : animer un débat pour le torpiller, c’est toute une technique, sinon un art. Les médias de marché adorent organiser débats et polémiques, parce que ça fait « vendre », mais à condition que la doxa dominante en sorte indemne.

Le sociologue-démographe Emmanuel Todd vient à son tour d’en faire l’expérience, après tant d’autres, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Qui est Charlie. Sociologie d’une crise religieuse, où il est amené à exposer une vision iconoclaste de la mobilisation du 11 janvier 2015, après l’attentat contre Charlie Hebdo. Celui-ci avait soulevé, on s’en souvient, une émotion d’autant plus forte qu’elle était attisée par un ouragan médiatique, et la presse institutionnelle unanime avait voulu voir dans les « défilés géants » l’expression d’une « union sacrée » nationale pour la défense de la civilisation.

Par l’emploi de méthodes d’investigation et d’analyse statistiques et cartographiques mises au point dans le cadre de ses travaux démographiques antérieurs, qui lui ont valu une notoriété scientifique de bon aloi, Todd a cru déceler dans cette belle unité républicaine, laïque, humaniste, vertueuse, etc., des indices objectifs de la persistance d’une vieille division de la population française, vérifiable en maintes autres circonstances historiques, entre deux France, l’une populaire, plutôt de gauche, gagne-petit, incroyante, progressiste, qui a brillé par sa faible participation, voire par son absence, aux cortèges du 11 janvier ; et l’autre, plutôt conservatrice, petite-bourgeoise, catholique de droite, anti-dreyfusarde, vychiste, à qui l’attentat contre Charlie Hebdo a fourni une raison socialement avouable d’exprimer son hostilité viscérale à l’islam. Le chercheur ne dit pas que tous ceux qui ont défilé le 11 janvier étaient des « réacs » de la même farine. Il dit que tout donne à penser, après examen méthodique, que cette population-là s’est massivement mobilisée à cette occasion, spécialement dans certaines régions électoralement de droite. Bref, un vieux clivage fondamental, et même fondateur, serait encore une fois apparu entre une France qui « a fait la Révolution » et l’autre qui est restée « historiquement anti-républicaine ».

L’affirmation de Todd est étayée d’arguments et de données qui confirment ce que nombre de citoyens de gauche, lucides et avertis, avaient pressenti, de façon beaucoup plus intuitive, raison pour laquelle ils ne sont pas allés défiler : cette mobilisation si « consensuelle » et si sympathique aux médias, ne pouvait être interprétée que comme un rassemblement autour du gouvernement Valls-Hollande et un ralliement à sa politique sécuritaire à sens ethnique, porteuse des pires dérives.

On a bien évidemment le droit de ne pas être d’accord avec l’analyse de Todd. Mais dans ce cas, les règles fondamentales de la discussion scientifique, dont la déontologie journalistique elle-même (si elle existait tant soit peu) ne pourrait s’affranchir, commanderaient de permettre au chercheur d’expliquer clairement et librement à quels résultats il est parvenu et par quelles voies, afin de contester, le cas échéant, le degré de validité des méthodes employées et la pertinence des conclusions formulées, au lieu de l’empêcher systématiquement de développer ses vues et de le traiter hargneusement comme un hérétique ennemi de la vraie foi et voué au pilori.

Mais pour être capables d’adopter une démarche aussi dialectique, encore faudrait-il que les journalistes des grands médias soient pourvus d’un viatique scientifique un peu plus consistant que celui qu’ils acquièrent en passant à Science Po et qui, dans le meilleur des cas, leur permet de poser une question du genre : « Ne confondriez-vous pas, Emmanuel Todd, corrélation et causalité ? » Question qui, au demeurant, est épistémologiquement recevable mais qui est ici de pure rhétorique, vu que les journalistes qui la posent seraient incapables, pour la plupart, d’en écouter la réponse, et qu’en tout état de cause ils ne sont pas là pour permettre au chercheur d’y répondre de façon précise mais pour imposer une vision officielle. Allez donc faire entrer dans un entendement journalistique que les événements s’expliquent, non par la conscience et l’appréhension phénoménologique qu’en ont les « acteurs », mais par des paramètres objectifs, structurellement déterminés, dont les intéressés ne peuvent généralement pas avoir une perception empirique directe. Si on veut convaincre quelqu’un que le géocentrisme est une illusion des sens, il vaut mieux attendre qu’il ne soit pas en train de s’émouvoir devant un coucher de soleil !

Dans ces conditions, le monde scientifique devrait se poser une bonne fois la question : « Puisque les médias d’information n’ont pas pour mission de faire avancer la science dans les esprits (spécialement la science sociale) mais de contribuer au maintien de l’ordre symbolique, que vont faire les vrais savants dans cette galère ? » Quand on sait, d’expérience certaine, que les dés sont irrémédiablement pipés, n’y a-t-il pas quelque inconséquence, pour le moins, à aller s’asseoir à la table des tricheurs et des faussaires et à accréditer par sa présence leur réputation usurpée de sérieux et de compétence ? Ne serait-ce pas là, encore une fois, un effet de l’insuffisance politique de beaucoup trop de scientifiques ou alors un symptôme de la calamiteuse emprise du champ médiatique sur le champ intellectuel ?

Sauf à proposer un travail aussi percutant et brillant que celui de Todd, auquel la fureur même du tir de barrage médiatique qu’il a déclenché apporte un surcroît de reconnaissance.

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de juin 2015.

Du même auteur, dernier livre paru, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).