Au jour le jour

Les Charlies et les charlots

Qu’on veuille bien me pardonner de faire entendre une voix discordante dans l’harmonieux concert des louanges que l’on a entendu s’élever depuis l’attentat contre Charlie Hebdo

Ces louanges sont à vrai dire de différentes sortes : les premières – et les seules que je consente à approuver – sont celles qui concernent le talent hors du commun dont faisaient preuve les victimes dans leur domaine et qui, pour certaines d’entre elles, touchait au génie. Sur ce point, je rejoins sans réticence leurs admirateurs.

Je n’évoquerai que pour mémoire la deuxième sorte de louange, parce que c’est la moins digne d’attention. Sous couvert de témoignage vécu ou d’hommage ému, elle sert à la glorification du louangeur lui-même, d’une façon qui associe plus ou moins subtilement le dithyrambe à l’auto-célébration narcissique – « C’était un être merveilleux. Un soir que nous étions ensemble. Etc. » Passons.

La troisième sorte de louange, qui pourrait servir d’illustration au paralogisme de « La partie pour le tout », consiste à s’autoriser de ce que Charlie Hebdo est un organe de presse faisant preuve d’une grande liberté de ton pour en conclure, d’une part, que c’est toute la presse qui est attaquée et, d’autre part et implicitement, que toute cette presse fait preuve de la même liberté de ton envers et contre tous les pouvoirs établis. Ce que traduit éloquemment le slogan incroyablement prétentieux « Nous sommes Charlie ».

Non, Mesdames et Messieurs les journalistes de cour, vous n’êtes pas Charlie. Loin s’en faut. Seule une toute petite partie de votre corporation, que d’ailleurs vous détestez cordialement et que vous ostracisez, peut se réclamer de cette « liberté de la presse » dont vous vous gargarisez. Dans votre très grande majorité, loin d’être des héros de la liberté, vous êtes de simples commis au service des employeurs capitalistes qui vous tiennent en laisse. Alors de grâce, trêve de tartuferie.

Cela me conduit à mentionner la quatrième sorte de louange entonnée par la chorale « républicaine ». Celle qui célèbre l’excellence du système social dans lequel nous vivons, et dont la presse des grands prédateurs de la finance et de l’industrie est évidemment le plus beau fleuron.

De fait, si la gent journalistique était moins domestiquée intellectuellement et moralement, elle pourrait s’ériger légitimement en force de critique sociale capable de prendre en toutes circonstances des risques pour la défense des valeurs démocratiques. Mais le combat démocratique tel qu’elle l’entend, c’est celui de la défense prioritaire de l’ordre établi et des médiocres intérêts des « élites » auxquelles elle se pique d’appartenir.

Ce combat à courte vue aveugle la plupart des journalistes et les empêche de comprendre ce qu'une poignée de bons esprits parmi eux a compris depuis longtemps : que ce qui vient de se passer à Charlie Hebdo n’est qu’un épisode dans une longue série d’horreurs et de crimes dont la racine principale doit être cherchée, à travers de nombreuses médiations, dans l’inextinguible soif de profits et la frénésie de domination qui ont animé pendant des siècles les politiques des puissances capitalistes occidentales envers le reste du monde… y compris envers leurs propres concitoyens.

La même logique meurtrière, celle de la rentabilisation à outrance du Capital, qui a conduit à exterminer des peuples entiers dans des colonies lointaines, conduit aujourd’hui encore à laisser crever à petit feu, dans le chaudron des ghettos urbains de nos métropoles, des populations déshéritées dont l’immense majorité fait ce que les prolétaires de nos Républiques successives n’ont cessé de faire depuis des générations : saliver devant la vitrine clinquante que nos médias exposent en permanence à leur convoitise, et se demander pourquoi, dans une République soi-disant Une et Indivisible, ladite vitrine divise si radicalement, si inflexiblement, si injustement, le monde en maîtres et en serviteurs, et de combien de souffrances et d’humiliations encore ils devront expier la faute d’être nés pauvres et différents, du mauvais côté de la vitrine, de la rocade, de l’histoire, de la vie.

Comment l’oppression sociale, la violence sourde et broyeuse des rapports sociaux, qui laminent jour après jour des vies entières, n’auraient-elles pas aussi des effets pervers chez les plus désespérés en en faisant les instruments du fanatisme que toutes les doctrines, spécialement les religieuses, ont alimenté à un moment ou à un autre ? On devrait être davantage attentif à ce mécanisme psychosociologique qui fait que la même dynamique sociale peut se structurer selon les circonstances, dans le meilleur des cas en combat politique libérateur et dans le pire en violence criminelle délirante.

Voilà, me semble-t-il, ce que les gens de Charlie Hebdo exprimaient à leur façon, mais voilà aussi ce que sont incapables de comprendre les charlots qui se sont mis à larmoyer d’un œil en cherchant la caméra de l’autre. Les épisodes de la lutte des classes que nous livre l’actualité quotidienne, partout et à tout moment, ne se présentent presque jamais à l’état « pur », sous des formes immédiatement reconnaissables et univoques, mais sous des formes altérées et ultra-compliquées du fait de la surdétermination généralisée de tous les facteurs les uns par les autres.

Cette causalité multiple, embrouillée, équivoque, qui est celle de tous les faits sociaux, ne peut qu’échapper à la lecture rapide, superficielle, paresseusement simplificatrice et idéologiquement orientée, pompeusement baptisée « décryptage » par les médias.

Il est plus facile et plus rentable, à tous égards, pour eux et leurs commanditaires, d’orchestrer de grandes émotions collectives qui expriment tout et le contraire, qui drainent le meilleur et le pire et où la pensée rationnelle et critique sombre dans la propagande, et la vérité avec elle. En attendant la prochaine flambée de haine aveugle et d’œcuménisme larmoyant.

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de février 2015.

Du même auteur, dernier livre paru, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).