Au jour le jour

Transhumanisme-transhumance

Monsieur Bergeret, mon vieil ami, avait la mine sombre : « Je me sens comme tous les ans à la même époque, m’a-t-il expliqué, accablé quand, cédant à la tyrannie du commerce, on commence à célébrer Noël en novembre, et même avant, à grand renfort de trompettes publicitaires…

» Mais cette année, l’appel à la ripaille et au gaspillage m’indispose encore plus que d’habitude parce qu’à la tartuferie et à l’indécence de la célébration traditionnelle, du moins en occident, vient s’ajouter désormais, dans l’air du temps, une nouvelle illustration de l’hybris où notre civilisation a sombré : le transhumanisme.

» Depuis des siècles, Noël n’avait jamais fait, à l’initiative des églises chrétiennes, que réactiver l’espérance, fondée ou non, d’un possible renouveau du genre humain, d’un possible accomplissement de sa soi-disant vocation spirituelle, même travesti sous sa forme sécularisée et mercantile. Mais voilà qu’on entreprend de balayer cette mythologie archaïque pour nous annoncer un autre évangile : celui de l’avènement en cours de la transhumanité. Un nouvel enfant nous est né.

» Je ne sais pas si j’ai bien compris la prédication de ses apôtres, mais il s’agirait, non plus d’une version améliorée du modèle existant, mais de tout autre chose, une espèce de mutant n’ayant rien de l’humain actuel, un pur produit de la post-modernité que toutes ses propriétés caractéristiques auraient, par la grâce des progrès illimités de la Science et de la Technique, définitivement propulsé au-delà des barrières, des impossibilités et des nécessités que notre constitution psychosomatique nous a imposées jusqu’ici tant physiquement qu’intellectuellement.

» À coups de prothèses en 3D, de cellules-souches, d’intelligence artificielle, de neurochirurgie, de nano-technologies et autres merveilles déjà en usage ou annoncées, un être hybride, qui tiendrait à la fois de l’humain et du robot, sans être ni l’un ni l’autre, serait en train de voir le jour, d’ores et déjà capable de s’affranchir de toutes les limitations liées à nos propriétés naturelles, pas seulement le dimorphisme sexuel et la reproduction sexuée, mais la dégénérescence cellulaire causée par l’âge. J’ai entendu les bons apôtres parler d’une longévité pluriséculaire, et l’un d’eux a même lâché, je suis sûr d’avoir bien entendu, le mot “immortalité”.

» Diable !… Voilà qui pose des problèmes aussi nombreux qu’inextricables ! Tellement qu’il serait vain de chercher seulement à les énumérer. Mettons donc entre parenthèses cette problématique vertigineuse et bornons-nous à une ou deux réflexions qui viennent immédiatement à l’esprit.

» Tout d’abord, en supposant que le passage au transhumain soit techniquement possible – ce qui est encore à démontrer –, on aimerait savoir si les promoteurs de la transhumanité envisagent d’en permettre l’accès aux sept milliards (et sans doute plus encore à mesure que le temps passe) d’habitants actuels de la planète ou bien si, là encore, seule une petite “élite” dûment sélectionnée (par l’argent bien sûr, sinon par quoi d’autre ?) sera concernée, compte tenu que le coût économique d’une telle mutation devrait être proprement exorbitant.

» Ensuite et surtout, je dois souligner que, dans le discours des transhumanistes, je n’ai pas vu percer la moindre préoccupation quant à ce qui me paraît être la question fondamentale : s’il était vraiment possible de conférer au genre transhumain, je ne dis pas même l’immortalité, mais seulement une longévité moyenne quatre ou cinq fois supérieure à l’actuelle (c’est-à-dire une durée de trois ou quatre siècles), à quoi cela servirait-il, tant du point de vue individuel que collectif ?

» En l’absence de toute espèce d’interrogation sur la question capitale de l’emploi du temps supplémentaire, il est permis de penser que, pour ses partisans, cette question ne se pose pas parce que sa réponse va de soi et qu’ils imaginent l’existence du futur transhumain comme la poursuite imperturbable de la médiocre existence que mènent, à l’enseigne d’une modernité libérale-libertaire invertébrée et décérébrée, les classes moyennes dont ils font partie.

» Ah, quel indicible bonheur d’avoir devant soi quelques siècles de plus à consacrer à toutes les vanités et toutes les aliénations produites par le marché mondial ! Et qu’on n’essaie pas d’éluder la question que je pose avec des proclamations du style “Les gens feront de ce temps ce qu’ils auront librement décidé eux-mêmes”. Pur flatus vocis. Si on est toujours en système capitaliste, c’est tout vu, c’est le Capital qui décide, demain comme aujourd’hui. Et il disposera de davantage de temps pour crétiniser durablement les transhumains comme il a fait pour les humains. Il convient seulement de faire passer le troupeau d’un pacage à un autre et de “bouger dans un monde qui bouge”, en confondant l’émancipation avec toujours plus de licence et d’impudeur.

» Le transhumanisme me paraît être un bon exemple de “raisonnement qui bannit la raison”, comme disait Molière. Il est évident que tous ces hardis raisonneurs se bornent à spéculer et extrapoler sur le plan des moyens sans s’interroger sur les fins. On a l’eschatologie qu’on peut. Il était logique que, dans un système où l’alpha et l’oméga de toute activité, c’est l’accroissement de l’avoir, on en arrive à vouloir consacrer encore plus de temps à l’accroissement (de la productivité, du profit, des consommations, des plaisirs, des honneurs, du pouvoir, etc.) de tous les biens et de toutes les jouissances.

» Du coup la véritable signification du mot “transhumanisme” s’éclaire : il s’agit d’un simple avatar de la culture des classes moyennes actuelles qui consisterait à étendre sans mesure, au-delà de toute limite dans le temps comme dans l’espace, et dans l’espace social aussi bien que dans l’espace géographique, la vacuité et la veulerie du mode de vie petit-bourgeois. Le transhumain, c’est Babbitt relooké en Superman.

» D’où, derechef, ma question de tout à l’heure : quid des milliards d’habitants résiduels ? Doit-on les aider à débarrasser le plancher, avec quelques guerres, génocides, famines et épidémies, ou leur proposer, à eux aussi, de vivre trois ou quatre siècles de plus ? Pensez-y, cher ami, quand vous échangerez des vœux, dans quelques semaines. »

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de dévembre 2014.

Du même auteur, dernier livre paru, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).