Au jour le jour

Trompe-l’œil

La pensée politique de notre temps s’est enfermée dans l’illusion démocratique comme la cosmologie précopernicienne s’était enfermée dans l’illusion géocentrique. Une fois encore des articles de foi, ne reposant que sur des apparences, sont érigés en vérités de fait…

On sait pertinemment aujourd’hui que le concept de « démocratie », tel qu’il se définit en toute rigueur (pouvoir exercé par et pour tout le peuple dans tous les domaines), n’a jamais trouvé nulle part, et pour cause, sa véritable réalisation. Pas plus en Grèce il y a vingt-cinq siècles que de nos jours dans les pays qui se flattent d’être des démocraties alors qu’ils n’en sont que des approximations plus ou moins caricaturales. La démocratie est au mieux, un fuyant mirage ; au pire, un leurre sans vergogne. « C’est exact », rétorquent les inconditionnels du démocratisme, « la démocratie a révélé partout ses insuffisances, mais elle reste néanmoins le meilleur type d’organisation sociale concevable, et de plus indéfiniment perfectible ». À cette affirmation gratuite, les plus fins de ses avocats ajoutent volontiers le mot célèbre de Churchill : « C’est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres. » Bon mot encore plus significatif que son auteur ne l’entendait. Il implique en effet qu’en matière d’organisation sociale, les peuples ne pourront jamais espérer que le moindre mal. Il y aurait là comme une fatalité implacable, une sorte de donnée anthropologique inhérente à la condition humaine. En conséquence, on ne pourrait qu’essayer d’atténuer les effets les plus catastrophiques de cette malédiction originelle, la démocratie apparaissant à cet égard comme la meilleure forme d’organisation par comparaison avec toutes celles qui sont encore plus imparfaites qu’elle. La sagesse serait donc de s’en accommoder dans le principe, avec des aménagements de circonstance.

Encore fallut-il attendre le XVIIIe siècle pour voir resurgir en Europe, plus de 2000 ans après le précédent athénien, le modèle politique démocratique présenté comme la solution révolutionnaire à tous les problèmes d’organisation de la Cité terrestre. On se retrouvait en fait dans une situation analogue à celle de l’astronomie d’avant Copernic, quand des siècles de bricolage intellectuel sous l’égide de l’Église catholique avaient perfectionné le système géocentrique ptoléméen légué par l’Antiquité. Grâce à des combinaisons de figures aussi ingénieuses que compliquées, on prêtait au soleil et aux planètes des trajectoires fantaisistes (épicycles, déférents, excentriques, etc.) destinées à rendre compte des divers accidents de parcours (stations, rétrogradations) que révélait l’observation de leurs orbites théoriquement circulaires, concentriques et uniformes autour de la Terre immobile. Moyennant ces expédients conceptuels-empiriques aberrants, on conservait un modèle géocentrique, donc fondamentalement faux mais de nature à « sauver les apparences ''sodzeïn ta phainomena'' », c’est-à-dire à coller avec toutes les observations et prévisions positionnelles effectuées. D’où la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité d’imaginer un système différent. Ce fut le génie de Copernic d’opérer cette révolution et de mettre le soleil au centre du système planétaire, à la grande indignation des Églises (luthérienne et catholique).

En matière d’astronomie sociale, mutatis mutandis, nous sommes dans une situation comparable. Le nouveau Copernic, celui de la gravitation sociale, qui s’appelait Marx, est apparu au milieu du XIXe siècle pour expliquer cette chose inouïe mais que les peuples connaissaient d’expérience depuis toujours : que le moteur essentiel du mouvement social ce sont les luttes de toute nature par lesquelles une partie de la société (les classes possédantes) oblige l’autre partie (les classes laborieuses) à travailler à son profit, moyennant des miettes pour subsister. L’exploitation et l’oppression sans fin des travailleurs suscitant résistances et rébellions contraires à l’accumulation des profits, les classes dominantes ont dû apprendre l’art de gouverner, c’est-à-dire de faire collaborer des foules de travailleurs à l’intérêt des possédants. Ainsi fut inventée « la politique », au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Dans le cadre du système capitaliste, sous la pression grandissante de populations de plus en plus nombreuses, il fallut aux théologiens du régime raffiner de plus en plus sur les mécanismes de dévolution et de légitimation du pouvoir pour convaincre les masses que la société ne peut pas s’ordonner autrement qu’en tournant autour de son centre éternel, le Capital (et ses privilégiés). Le produit de ce long travail d’organisation politique de l’État, c’est cet édifice incroyablement sophistiqué qu’on a osé appeler « démocratie », alors même qu’il n’a d’autre but, en dépit des concessions gagnées de haute lutte par les travailleurs, que de les exproprier avec leur propre consentement, au bénéfice d’oligarchies toujours plus puissantes, tout en « sauvant les apparences ». Bien entendu, en vertu de sa relative autonomie, l’idéologie démocratique, comme toutes les autres, s’est développée en un discours universaliste, une sorte de religion laïque qui a ses saints et ses martyrs mais dont le dogme n’est pas plus vrai pour autant, et n’a encore jamais été mis en œuvre. Au lieu de fétichiser ce dogme, comme le font à peu près tous les acteurs institutionnels, il faudrait expliquer aux classes dominées qu’elles peuvent et doivent tirer, dans le cadre des luttes qu’elles mènent pour leur émancipation, tout le parti possible des quelques libertés démocratiques déjà arrachées au pouvoir du Capital. Mais qu’elles ne doivent pas pour autant transformer l’arme de la démocratie en fin ultime du combat pour la liberté et la justice, à la façon des petits-bourgeois des classes moyennes. La démocratie libérale est un astucieux agencement d’épicycles, d’excentriques et autres trompe-l’œil (suffrage universel, séparation des pouvoirs, libertés formelles, parlementarisme, obligation scolaire, droit du travail, droit de grève, etc.) permettant à un système inique de se maintenir sans sombrer dans la guerre civile. La classe possédante et dirigeante peut momentanément, en fonction d’un rapport des forces plus favorable aux travailleurs, faire un peu plus de place à leurs intérêts, en attendant de pouvoir revenir sur les concessions imposées. Mais elle ne peut pas décréter son auto-suppression. Les politiques « démocratiques » proposent des traitements symptomatologiques, pas étiologiques. Le capitalisme peut s’accommoder en effet de toutes sortes de masques, admettre toute espèce de « révolution » et s’en faire un drapeau. Il lui est même arrivé de se transformer en capitalisme d’État baptisé « socialisme ». Mais il n’y a qu’une seule révolution copernicienne possible. Non pas comme d’aucuns le croient encore, celle qui consisterait à mettre les roturiers à la place des aristocrates, comme en 1789, ou une nomenklatura d’appareil à la place de la bourgeoisie traditionnelle. Ces révolutions-là avortent inévitablement parce qu’à trop se focaliser sur la problématique étroitement politique de la nature et du contrôle de l’État, elles oublient tout le reste. En particulier que, comme l’avait fort bien compris le néo-copernicien Karl Marx, mettre le soleil à la place de la Terre, ce n’est pas seulement changer le centre du système, mais c’est changer toute sa structure et ce qui fait sa logique de fonctionnement, sa cohésion, sa substance, son sens. L’Église ne se trompait pas en pressentant dans l’affirmation de l’héliocentrisme le principe d’une mutation anthropologique, les prémisses d’un nouvel humanisme, abominable à ses yeux, parce que rationaliste et laïque.

De même, une véritable révolution de la société existante ne peut pas se limiter à mettre le Travail à la place du Capital, le Travail en majesté « au centre » et le Capital relégué à la périphérie. Cette amorce de renversement serait, bien évidemment, un bon début, mais assurément pas une révolution de nature copernicienne, à moins qu’elle ne s’accompagne de la désintégration radicale et définitive de tout ce qui fait du mode de production capitaliste une matrice sociale enfantant continûment un homo oeconomicus encore primitif et barbare. Nos Églises libérales et social-démocrates ne s’y trompent pas non plus.

Prendre au sérieux le dogme démocratique libéral, c’est croire qu’il suffit de donner au droit du plus fort la force du droit, et à la violence du bourreau l’acquiescement de sa victime, pour éviter d’avoir à remettre en question la suprématie du Capital, la légitimité de la propriété privée, de la Finance, de l’État de classe (dit républicain), du Patronat et de l’Entreprise, du Marché, du Salaire et de la Consommation, du Productivisme et de la Croissance, etc. C’est espérer qu’on va pouvoir indéfiniment, à coups de consultations truquées, de débats tronqués, d’élections pièges-à-cons, de simagrées réformistes et autres stratagèmes politiciens de la commedia dell’arte democratica, berner la masse des « citoyens » et obliger les hérétiques à s’agenouiller devant la Commission de Bruxelles, tel Galilée devant le Saint-Office. Supprimez donc le travail salarié, l’échange marchand, les hiérarchies fondées sur la propriété privée, la concurrence, l’enrichissement, bref, le système du capitalisme et vous verrez que la démocratie n’est plus qu’une affaire de décence personnelle et de respect mutuel, c’est-à-dire un autre rapport spontané à soi-même, aux autres et à l’environnement sans lequel la civilisation est condamnée à régresser toujours davantage, comme c’est le cas présentement.

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de juillet 2014.

Du même auteur, dernier livre paru, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).