Au jour le jour

Les briseurs de tabous

À en croire la représentation que les médias donnent des sphères dirigeantes, celles-ci semblent peuplées d’une foule de croyants convaincus qu’en dehors de l’Église « Modernité » il n’est point de salut pour le genre humain et que, pour avancer sur le chemin conduisant au meilleur des mondes, il est indispensable de « briser les tabous » archaïques qui verrouillent encore l’ancien…

À y regarder de plus près, on peut toutefois constater que, le plus souvent, ce que nos modernistes baptisent « tabous », ce n’est rien d’autre que les derniers vestiges d’une forme ou une autre de régulation qui servait précédemment à ordonner un peu le chaos et à contenir la barbarie originels.

Il aura fallu des siècles d’histoire, voire des millénaires, et des lignées d’Hammourabis et de Solons, pour introduire dans les rapports de forces entre groupes humains et entre individus, généralement au prix de luttes sévères, un peu plus d’« humanité », un soupçon d’équité et de justice, de décence et de pudeur, de compassion et d’égard pour son prochain, sous forme d’usages, de civilités et de règles de droit (coutumier ou écrit) qui, si timides ou minimalistes fussent-ils, empêchaient la violence des plus forts de régner sans partage et permettaient de tempérer le Fait du Prince.

Le Droit du Travail, entre autres formes de régulation, est né de ces lents efforts pour humaniser la jungle capitaliste. Au milieu du XIXe siècle encore, les parlementaires représentant les intérêts de la bourgeoisie industrielle triomphante refusaient farouchement, à l’instar du député Victor Grandin, de supprimer le travail des enfants de moins de huit ans dans les filatures et d’atténuer l’exploitation de la misère ouvrière. Si à l’époque le mot « tabou » (emprunté plus tard à l’ethno-anthropologie) avait été déjà à la mode, on aurait certainement entendu à la tribune de l’Assemblée, ou lu dans la presse, de fracassantes proclamations du genre : « Il faut avoir le courage d’en finir avec le tabou du travail des enfants ! » Exactement comme aujourd’hui nous avons des libéraux dynamiteurs de « tabous » qui vitupèrent la couverture du chômage et qui, en toute occasion, s’en prennent à ce qui subsiste de l’État-providence, singulièrement en matière de protection sociale et de droits des travailleurs. C’est à qui dénoncera avec le plus de « courage », du haut des tribunes médiatiques, les formes résiduelles de respect du droit des pauvres à vivre décemment, dans lesquelles la rationalité managériale de nos gouvernants de tout acabit a de plus en plus tendance à voir la survivance d’une superstition comparable à ces interdits (tapu) que les navigateurs du XVIIIe siècle découvraient chez les peuplades de Polynésie.

Appeler « tabou » toute espèce de règle tant soit peu contraignante – spécialement si elle est destinée à protéger les petites gens du bon plaisir de ceux qui écrasent le marché (du travail ou tout autre) – présente le double avantage d’ôter à la règle considérée la caution de la Raison (un tabou est généralement lié à une croyance mythico-religieuse) et de faire passer ceux qui lui restent attachés pour des « primitifs » accroupis dans leur pirogue à balancier. La vogue actuelle de la dé-tabouisation est à cet égard une traduction lexicale du besoin de dérégulation à outrance inhérent à la mondialisation capitaliste.

Non pas qu’il n’y ait pas eu des interdits pénibles liés à des croyances absurdes qu’il ait fallu faire sauter pour progresser dans l’émancipation des peuples. L’Histoire d’hier comme celle d’aujourd’hui en atteste abondamment, chez nous peut-être plus qu’ailleurs. Pour autant, on ne saurait faire de l’abolition de toute règle et de toute interdiction une fin en soi et moins encore un modèle de civilisation, pour cette raison qu’une civilisation, c’est justement une palette de choix, plus ou moins contraints et contraignants, structurant l’ensemble des rapports d’un groupe humain à lui-même, aux autres humains et à la nature. Nos exterminateurs actuels de « tabous » devraient se demander pourquoi aucun d’entre eux n’a encore entrepris de militer pour la levée du « tabou de l’inceste », par exemple ; et pourquoi, curieusement, ce qu’ils qualifient de « tabou », ce n’est jamais que ce qu’ils perçoivent comme un obstacle à la satisfaction de leurs appétits de classe et de leurs médiocres pulsions hédonistes-narcissiques, à la façon des libertins bavards et captieux de La Philosophie dans le boudoir.

Nous attendons avec impatience que se déclenche dans les médias la grande offensive contre les « tabous » caractéristiques du système capitaliste, envers lesquels nos élites entretiennent une tolérance révérencieuse, comme par exemple ceux qui protègent la propriété privée des grands moyens de production et d’échange (le tabou par excellence), la transmission héréditaire des patrimoines, le pouvoir patronal, l’asservissement du travail salarié et l’extorsion de la plus-value, le secret bancaire, la rémunération notariale, l’opacité des marchés…. et plus généralement tous les « tabous » qui empêchent de remettre en question le règne de l’Argent-roi. Imagine-t-on sérieusement un Pujadas et ses invités en train de lire à chaque JT un passage du Manifeste communiste de 1847 ? On n’a pourtant pas fait beaucoup mieux que celui-ci en matière de démolition des « tabous » qui protègent la société de classes.

C’est que probablement, pour nos éditorialistes et nos provocateurs de studio, s’il est un tabou qu’il convient de respecter, envers et contre toute modernité, c’est bien celui qui interdit de toucher au séculaire régime ploutocratique établi sur la planète. C’est pourtant avec ce tabou-là qu’il faudrait « avoir le courage » d’en finir.

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de février 2014.

Du même auteur, vient de paraître, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).