Au jour le jour

Homo numericus

L’un des thèmes les plus à la mode de la vulgate idéologique actuelle, c’est celui de la mutation psychique que l’irruption massive des techniques informatiques et numériques dans la vie quotidienne aurait d’ores et déjà entraînée sur le plan des structures de l’entendement et de la sensibilité…

La « culture de l’écran » en détrônant la « culture du livre » aurait enfin affranchi les puissances créatrices du moi individuel de toutes les limitations et les contraintes que lui imposait jusqu’ici le carcan de la pensée logico-rationnelle, hypothético-déductive et analytique, pensée « linéaire » corsetée par la nécessité d’enchaîner « un avant, un pendant et un après », bridée par le principe d’identité et celui du tiers-exclu, comme quand on lit un roman chapitre après chapitre, en restant prisonnier de la cohérence d’une seule histoire et de ses personnages, au lieu de butiner d’écran en écran et d’inventer des scénarios à sa guise. Voici ce que déclare, très significativement, un thuriféraire de la culture d’Internet, « culture du clivage » et de la mobilité par excellence : « On pourrait dire que la culture du livre, qui est la culture du “un”, est une culture finalement taillée sur mesure pour des religions monothéistes : un Dieu, un livre ... La culture Internet, la culture numérique, est taillée à l’inverse sur mesure pour le polythéisme ».

En écoutant nos nouveaux discoureurs de la méthode, qui ne prétendent à rien de moins qu’à « enterrer définitivement le bon vieux “cogito ergo sum” de Descartes », on se demande s’ils croient sincèrement faire preuve d’originalité tellement tout leur argumentaire rappelle, dans son principe sinon dans sa lettre, celui de la sophistique dont Platon pointait déjà les outrances, le ridicule et aussi l’immoralité, il y a 26 siècles à Athènes. Nos sophistes à nous ne s’appellent plus Protagoras, Gorgias, Prodicos, Hippias, etc., mais ils continuent à gagner leur vie auprès d’ados privilégiés soucieux de faire carrière, en leur vendant, aujourd’hui sous couvert de psychologie, de psychiatrie, de sociologie et de quelques autres « sciences humaines », une apparence de science, à base d’analogies aventurées et de métaphores douteuses, dont la virtuosité rhétorique seule peut masquer l’inconsistance.

Derrière la façade de radicale nouveauté qu’entretient la référence inévitable aux technologies modernes de la communication, avec leurs écrans, leurs connexions buissonnantes et leur transmission instantanée, il est facile de retrouver l’arsenal que les anciens sophistes avaient déjà fourbi avec habileté. Toute la panoplie est là, encore en service. À vrai dire, elle n’a jamais cessé d’être utilisée, depuis plus de deux millénaires que la pensée occidentale s’efforce à grand labeur de construire une connaissance rationnelle vraie de la réalité et qu’il y a des semi-savants pour mettre leur point d’honneur à essayer de la discréditer. Leur postulat fondamental, racine commune de tous les subjectivismes, relativismes et pragmatismes au fil des siècles, est resté aussi opérationnel que lors de sa formulation, concise et mémorable, par Protagoras : « L’homme c'est-à-dire l’individu est la mesure de toutes choses. » Telle est la bonne nouvelle que l’évangile sophistique de tous les âges n’a cessé de proclamer et le discours de célébration actuel de la rédemption du genre humain par le saut dans le numérique et le virtuel, à travers les fenêtres de Windows, n’en est que la version la plus up-to-date.

Rendons grâces à Internet qui a enfin tiré l’esprit du cachot des croyances primitives et absurdes, telles que la croyance à l’existence d’une réalité objective. Il n’y a pas de réalité objective. Rien n’existe que ce que Moi, Ego, le Sujet, je ressens, ce qui m’intéresse et ce qui m’arrange, ici et maintenant. Je vis dans un univers d’images et il n’y a pas d’image unique des choses. Ni de moi-même. Il n’y a pas d’identité unique de mon être. Je ne suis jamais que ce que je consens à être hic et nunc. Pourquoi limiterais-je mon être alors qu’avec Internet et ses réseaux je peux me doter d’« une multitude d’identités », créer de multiples avatars de moi-même, sans même avoir besoin de me poser la question de savoir lequel est vrai et lequel est faux, car il n’y a plus de « preuves' » du vrai et il n’y a plus de sens commun ; il n’y a qu’une mosaïque chatoyante de « points de vue'' » interchangeables. Pourquoi serais-je un, quand je peux être innombrable, pourquoi resterais-je coincé en un lieu, en une classe, en un camp, en un serment, puisque grâce au virtuel je peux être partout, vivre et penser une chose et puis son contraire, ici et ailleurs, sans me soucier de logique, sans me préoccuper de synthèse, de constance ni de fidélité ? Vive la volatilité de toutes les sensations, vive la labilité de tous les sentiments, vive le changement en un clic : amis, si m’en croyez, n’attendez à demain, cueillez dès aujourd’hui les roses d’Internet, c’est la seule vérité qui vaille.

Cette doctrine autodestructrice dont l’ancienneté n’excuse en rien l’indignité ni l’indigence, les Sophistes la prêchaient autrefois aux jeunes aristocrates ambitieux d’Athènes. Les sophistes d’aujourd’hui la prêchent aux petits-bourgeois parvenus du monde capitaliste qui n’ont pas encore compris (à moins qu’ils n’aient trop bien compris) que leur aimable « polythéisme » culturel n’est que la contrepartie du monothéisme unissant désormais tout le genre humain dans le culte d’un seul et même dieu implacable : l’Argent. Le « Je pense donc je suis » du rationalisme cartésien a enfin été balayé par le « Je dépense donc je vis » des zélotes du marché, des compulsifs de la consommation et des accros du crédit.

Et nos anthropologues de service, de s’extasier et d’applaudir à l’accouchement de l’Homme Nouveau. Misère…!

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de décembre 2013.

Du même auteur, vient de paraître, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).